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par le groupe du 5 Mai
2 - Fondamentalisme, nationalisme et militarisme en Turquie
Article mis en ligne le 25 décembre 2006
dernière modification le 9 décembre 2006

Le gouvernement et l’armée turcs se préparent à la célébration du 75e anniversaire de la République turque. A l’occasion de ce soi-disant « glorieux » événement, le gouvernement prévoit même de gracier des prisonniers mais évidemment les prisonniers politiques, comme les gauchistes radicaux, les résistants Kurdes, les islamistes, etc., en sont exclus.

Malgré le fait que certains progressistes soient très désireux de se joindre à ces festivités, la République turque fut en fait établie sur le sang et les larmes des opprimés.

Le double jeu du pouvoir laïc

Kemal Ataturk (1881 1938) a fondé la République de Turquie en 1923 sur six principes : républicanisme, laïcisme, réformisme, nationalisme, populisme et étatisme. Sous le régime kémaliste l’Etat était libéré de l’emprise religieuse, et la religion était placée sous le contrôle de l’Etat. Surtout, les idées républicaines, laïques et réformistes furent utilisées par l’élite kémaliste pour opprimer les musulmans. La relation entre l’oppresseur et l’opprimé implique généralement à la fois oppression et résistance. Mais, comme on le verra, la relation entre les kémalistes et les musulmans en Turquie ne se réduit pas à ça : ils tendent à se servir les uns des autres pour arriver à leurs fins.

La réaction islamique en Turquie s’est exprimée de deux façons la rébellion des masses conservatrices musulmanes et la formation d’un mouvement politique islamiste.

Le mécontentement, durant les premières décennies de la république, prit généralement la forme d’explosions de colère spontanées chez des populations conservatrices, majoritairement illettrées et très influencées par des sentiments religieux. La rébellion de Cheikh Saïd en 1925, chez les kurdes sunnites du sud est de la Turquie, en est un bon exemple. L’armée a étouffé de petites et de grandes révoltes, à commencer par celle de Sheikh Saïd. Des centaines de personnes qui s’étaient levées contre l’ordre politique et social établi, en manifestant leur opposition ou en prenant les armes, furent condamnées à mort dans des procès arbitraires et précipités.
De l’autre côté, le mouvement politique islamiste, plutôt que d’entrer en conflit avec l’Etat, a cherché des alliés parmi l’élite dirigeante en adoptant une ligne modérée. Après la deuxième guerre mondiale, le passage d’un système de parti unique à un système multi partite [1] permit au mouvement islamiste de s’allier au Parti Démocrate (DP). En effet, de façon à gagner les votes des populations rurales, le DP décida d’appuyer le mouvement islamiste et finit par remporter les élections de 1950 avec une large avance.

Après le renversement et l’interdiction du DP par un coup d’Etat militaire, le 27 mai 1960, ce fut le Parti de la Justice (AP), reprenant à son compte la stratégie du DP, qui remporta les élections de 1965. Le AP s’est servi à la fois de l’islamisme politique et de l’islamisme populaire pour peser dans la rue contre les mouvements naissants de la jeunesse et des travailleurs. Des marchands de province, enrichis sous les auspices du Parti de la Justice, ont encouragé et financé les actions offensives des franges appauvries par des pressions économiques croissantes artisans, petits commerçants, petits paysans qui ont perdu tout espoir en l’avenir et qui, en dernier ressort, se sont raccrochés à la religion.

En 1969, les leaders du mouvement islamiste qui étaient jusque là organisés sous la couverture du AP, se sentirent assez forts pour constituer leur propre parti, baptisé Parti de l’Ordre National (MNP). Cependant, le 12 mars 1971, les, militaires organisèrent un nouveau coup d’Etat, écrasant le mouvement contestataire d’un côté, dissolvant le MNP de l’autre. Les militaires, qui avant fermaient les yeux, lorsque le mouvement islamiste était utilisé contre les révolutionnaires, se sont sentis menacés par la volonté des islamistes de conquérir la majorité parlementaire.

Pendant les années 1970, l’Etat continua à utiliser les franges musulmanes fanatiques de la société contre le mouvement révolutionnaire. Particulièrement, dans les villes rurales, l’Etat a incité les conservateurs sunnites à organiser des pogroms, sous la direction des « loups gris » [2], contre une branche hérétique de l’Islam, les Alévi [3].
Le mouvement islamiste, dit « non moderniste » , a été au plus fort de son influence dans les années 1980, après que les militaires kémalistes, soi disant « anti fondamentalistes », aient à nouveau pris le pouvoir, le 12 septembre 1980. L’armée a appuyé le mouvement islamiste, malgré tout son discours « moderniste », bénéficiant en retour de l’influence idéologique de ce mouvement pour contrôler et démobiliser le peuple. Le mouvement islamiste,
4 5.d’un autre côté, n’a jamais rejeté aucune des opportunités que l’Etat lui a offertes pour grimper les marches du pouvoir.

La gauche en porte à faux

Malheureusement, même parmi les intellectuels marxistes et parmi les gauchistes de Turquie, on ne comprend pas en profondeur la nature réelle de ce conflit qui oppose laïcité contre islamisme un enjeu important qui domine aujourd’hui les débats politiques et idéologiques du pays et on persiste à prendre le parti de l’armée dans ce conflit. Le fait est qu’il s’agit essentiellement d’une lutte entre deux prétendants au pouvoir, qui ne sont pas si différents l’un de l’autre, plutôt que d’une lutte entre deux systèmes. L’armée moderniste est aussi conservatrice que le mouvement islamiste et les cadres politiques du mouvement islamiste sont aussi modernistes que l’armée.

Pour cette raison, on peut affirmer que le mouvement islamiste en Turquie est fondamentalement différent de ceux d’Algérie ou d’Iran. Un nombre considérable de personnalités du mouvement islamiste sont des hommes d’affaires. Certains travaillent encore dans les institutions étatiques. Les éléments fondamentalistes sont marginalisés dans le mouvement. Contrairement aux leaders fondamentalistes d’Algérie, les leaders islamistes de Turquie ne sont pas dans une position de combat à mort, car leurs rôles politiques et sociaux ne leur permettent pas d’affronter l’Etat. De plus, ils ont des liens étroits avec l’Arabie Saoudite, pays musulman le plus fortement intégré au système capitaliste. C’est un autre facteur qui réduit la radicalité du mouvement [4]].

Une des caractéristiques les plus importantes des islamistes turcs, dont l’objectif à long terme est de constituer un Etat religieux comme l’iranien, est de ne pas entrer en conflit ouvert avec les institutions et de diffuser l’idéologie et le style de vie islamiste dans tous les domaines de la société, depuis l’éducation jusqu’à l’habillement, depuis la vie intellectuelle jusqu’au sport, depuis les media jusqu’à la vie sexuelle, en essayant d’ajuster les valeurs islamiques au processus de modernisation. Ces efforts tendent à établir leur hégémonie idéologique dans la société de façon à faciliter leur conquête de l’Etat, contrairement aux jacobins kémalistes qui cherchent à établir leur influence idéologique depuis l’Etat. En ce sens, la lutte longue et amère entre kémalistes et islamistes est aussi bien une lutte pour l’hégémonie idéologique qu’une lutte pour le pouvoir politique, entre deux forces aussi monolithiques et oppressives l’une que l’autre.
Les kémalistes semblent, pour l’instant, avoir le dessus idéologiquement grâce aux média, à l’armée et au système éducatif. Par exemple, les média essayent de créer une vague d’hystérie patriotique dans la société, à la façon de l’hystérie anticommuniste dans les Etats Unis de Mac Carthy, dans les années 1950.

Dans les années 1980, le courant islamiste a réussi à grossir ses rangs parmi les musulmans, en dénonçant la dictature kémaliste, d’un côté, et en profitant de la protection et des opportunités que cette même dictature lui offraient, de l’autre côté. A partir de la moitié des années 1990, le mouvement islamiste, organisé dans le Parti de la Providence (RP) [5], obtient plus de 30% des votes et devient le principal parti de droite (ce qui signifie avoir la majorité au parlement). Il abandonne alors la ligne qu’il a maintenu durant quarante ans, qui en faisait un instrument aux mains de l’élite dirigeante, et réclame une participation directe au pouvoir.

Les généraux ont été habitués à partager le pouvoir, pendant cinquante ans, avec des partis dans la lignée du DP ou du AP, dont les dirigeants n’étaient pas eux mêmes islamistes mais passaient des arrangements avec ces derniers [6]. Mais ce changement des années 90 les fit paniquer, car ils ont senti que leurs positions dans l’appareil de pouvoir étaient menacées.

La clique militariste, dans ce contexte, a essayé de renforcer la dictature, cherchant le soutien tacite des Alévis, principale cible des attaques des fondamentalistes, d’une partie de la gauche et des classes moyennes. De plus, en sortant les tanks dans les rues et se servant du Conseil National de Sécurité, un organisme légitimant les interventions de l’armée dans les affaires gouvernementales, la clique militariste a réalisé un coup d’Etat « post moderne » en février 1997, dissolvant le Parti de la Providence et déployant une propagande anti fondamentaliste qui rappelle celle de la dictature kémaliste des années 1920 30.

Mais le RP, dont la tactique a toujours été d’obéir aux généraux, a calmé ses sympathisants et attend le moment où la dictature séculaire se relâchera et fera éventuellement appel à nouveau aux islamistes.

La guerre au Kurdistan

Nationalisme, populisme et étatisme, les trois autres principes sur lesquels a été établie la république turque, sont simplement les expressions de la répression exercée contre divers groupes ethniques, en particulier les Kurdes, vivant au sud est du pays, et les Chypriotes turcs, établis au nord de l’île, occupé par l’armée turque depuis 1974. Ce fut le Comité de l’Union et du Progrès, au pouvoir [7], qui, le premier, mis en pratique une politique raciste d’Etat nation durant la première guerre mondiale en exterminant les Arméniens en 1915, dans les régions de l’est et du nord est. On estime que le nombre d’Arméniens tués dans les déportations et les massacres de 1915 16 se situe entre plusieurs centaines de milliers et 1,5 millions. Lorsque la République fut fondée, l’élite kémaliste hérita de la même politique raciste, et plusieurs rebellions et soulèvements eurent lieu au Kurdistan, dont les plus importantes sont celles de Sheikh Saïd en 1925 et celle de la province de Dersim en 1938.

Contrairement au mouvement islamiste, le mouvement politique kurde, à l’initiative d’intellectuels Kurdes, ne trouva pas d’alliés parmi les couches dirigeantes et du subir la répression pendant de longues années. Ce fut seulement dans les années 1960, avec l’émergence de la gauche turque, qu’il fut capable de s’ouvrir et de s’exprimer un minimum. Dans les années 1970, divers groupes nationalistes kurdes, de tendances différentes, ne trouvant pas dans le mouvement de la gauche et de l’extrême gauche turque une plateforme qui intègre leurs revendications nationales et culturelles, se séparèrent des courants de gauche pour s’organiser à part et affirmer leurs droits à l’autonomie et à l’indépendance. Cependant, un de ces groupes, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), au lieu de s’attaquer à l’Etat turc, s’est mis à éliminer les organisations rivales de la gauche turque et kurde, de façon à établir son pouvoir sur la région par la force. Il est important de souligner que l’Etat a ignoré les actions du PKK et a développé une politique de non intervention. Les luttes intestines des opposants kurdes et des gauchistes ne gênaient pas le moins du monde l’ Etat central.

Avec le coup d’Etat militaire de septembre 1980, les généraux ont essayé de militariser la société entière. L’objectif de ce putsch de style latino américain, qui d’ailleurs intervenait à un moment où les militaires latino américains commençaient à laisser le pouvoir et à rentrer dans leurs casernes, était de bailloner les gens. Ont ils réussi ? Non. Au contraire, l’atmosphère d’oppression a provoqué parmi la population un désir fébrile de liberté et de démocratie. Par conséquent, l’effondrement, à partir des années 1980, d’une gauche turque dominée par le stalinisme doit être attribué à ce désir de liberté plutôt qu’aux attaques de la dictature. Il était inévitable que les organisations d’extrême gauche perdent leur attrait, puisqu’elles ignoraient et méprisaient les idées de liberté, d’initiative individuelle, de démocratie organisationnelle, et qu’elles prônaient la « dictature du prolétariat » et le « parti d’avant garde ». Les aspirations à plus de liberté ont favorisé l’émergence de l’anarchisme, du féminisme ou du socialisme libertaire. Le nombre de gens qui sympathisaient avec ces courants a augmenté dans les années 80, en particulier dans les grands centres culturels comme Istambul, Ankara ou Izmir.

Evidemment, il y a des différences entre les zones urbaines de l’ouest de la Turquie et les zones rurales du Kurdistan, en termes de vie quotidienne et en termes de ce que les gens pouvaient entendre et ressentir. L’atmosphère générale de terreur et de répression, ajoutée aux pratiques racistes de l’Etat turc, rendaient la vie insupportable aux Kurdes. Dans ces circonstances, sans autre alternative que le soutien au PKK, le désir de liberté des Kurdes était canalisé par cette organisation, où précisément on ne pouvait trouver aucune trace de liberté.

Le PKK s’est lancé dans la guérilla dans le milieu des années 1980, lorsque les militaires étaient encore au pouvoir et que le régime semblait aussi puissant qu’immuable. La population Kurde a répondu positivement en apportant un soutien actif au PKK, particulièrement dans les zones rurales, parmi les jeunes sans avenir et sans perspectives d’emploi. La guerre de guérilla et le nombre de victimes dans les deux camps atteignent un pic au début des années 1990, lorsque l’Etat turc décida de mettre un frein à tous les groupes armés et à leurs appuis dans une campagne de contre insurrection. L’Etat a mis dans la bataille ses services secrets et sa gendarmerie, il a organisé ses propres gangs clandestins, ses groupes paramilitaires, couverts par l’armée, pour assassiner des milliers de Kurdes. Entre 1990 et 1996, des milliers de villages du Sud Est (le Kurdistan turc) ont été ou détruits ou brûlés. Les gens ont été obligés à quitter leurs villages, et ceux qui refusaient étaient tués brutalement. Beaucoup ont « disparu » et leurs assassins, les groupes paramilitaires, ont été couverts et protégés par l’Etat lui même. Malgré tout cela, la guérilla ne s’est pas arrêtée, mais, au contraire, elle s’est développée.
La paix, enjeu pour les opposants

Cependant, après le scandale Susurluk, en 1996, la direction du PKK, sous l’influence de Yalç’n Küçük (un écrivain stalinien sympathisant du kémalisme, qui a travaillé comme expert de l’Institut de Planification de l’Etat dans les années 1960), semblait croire à un changement de politique des militaires et à de possibles concessions au mouvement de guérilla kurde. Le PKK cherche dorénavant a atteindre un compromis.

Jusqu’au scandale Susurluk, les généraux avaient collaboré étroitement avec le parti au pouvoir, le DYP, et avec la police, de façon à détruire la guérilla kurde. Mais après l’élection de 1995, cette collaboration s’envenime à cause de l’alliance passée à ce moment là entre le DYP et les islamistes du RP. Les généraux ont alors reproché au DYP l’échec de la guerre sanglante contre les kurdes ainsi que les assassinats commis par les services secrets et par les paramilitaires. Le scandale Susurluk a créé une occasion rêvée pour que les militaires renversent la coalition DYP RP, ce qui se concrétise dans le coup d’Etat « post moderne » de 1997.

Le PKK continue sa politique de .compromis. Cependant, les opérations de l’armée dans les régions kurdes proches de la frontière iraquienne et au delà de cette frontière se, sont multipliées) [8]. La direction du PKK semble déçue mais ne désespère pas, cependant, d’arriver à un compromis. D’un autre côté, l’armée ne semble pas décidée à terminer cette guerre. Il est évident que le maintien d’un certain niveau de conflit sert l’armée, pour payer ses dettes énormes, mais aussi ’et surtout pour déterminer la politique interne du pays. Ce sont les jeunes, les pauvres et les opprimés de Turquie et du Kurdistan qui périssent chaque jour qui payent le prix de cette guerre sanglante. Car dans les faits, l’armée recrute ses soldats parmi les jeunes pauvres. Les enfants des riches arrivent à échapper à l’armée par des moyens « légaux », et ceux qui malgré tout sont incorporés, s’arrangent pour ne pas être envoyés au front (pistons et relations avec les bureaucrates). De nombreux jeunes pauvres refusent de participer à cette injustice et à cette sauvagerie brutale. Il y a plus de 300 000 déserteurs en Turquie, et ce nombre tend à augmenter.

Les guerres creusent les tombes des révolutions et débouchent sur des régimes encore plus despotiques dans les deux camps. Même si les guerres peuvent déboucher sur des révolutions, en dernière analyse, elles les détruisent. La première guerre mondiale a provoqué la révolution russe, que la guerre civile a ensuite détruit. La guerre au Kurdistan ne fait pas que militariser chaque parcelle de la société, mais elle provoque, à long terme, une paralysie complète de la société en ce qui concerne la violence. Elle ne fait pas . que créer et alimenter les sentiments chauvins parmi les Kurdes et les Turcs, mais elle contribue en plus au développement d’une opinion autoritaire au détriment des aspirations à la liberté. Tout ceci nous oblige à être actifs dans l’opposition à la guerre. L’armée turque doit arrêter toutes ses opérations au Kurdistan. Nous avons toujours été solidaires de la lutte des Kurdes contre l’Etat nation. Cependant, cela ne veut pas dire que nous soutenons les orientations patriotiques et nationalistes des opprimés, ni que nous soutenons le PKK, une organisation qui veut créer son propre Etat.

En tant qu’anarchistes Turcs et Kurdes nous nous opposons aussi à la politique colonialiste de l’Etat turc, ainsi qu’aux mesures d’assimilation, d’immigration forcée et de peuplement prises à l’encontre des Chypriotes Turcs de Chypre du Nord. Nous croyons que les Chypriotes Turcs et Grecs peuvent régler leurs différends entre eux sans intervention extérieure et sans manipulation par rapport à tel ou tel gouvernement chypriote. Le concept de nation est une notion imaginaire souvent employée par les franges dirigeantes pour légitimer leur pouvoir, ou bien par des groupes aspirant au pouvoir pour manipuler des minorités opprimées. Par conséquent nous ne croyons pas à la soi disante « auto détermination » d’une nation imaginaire mais nous soutenons l’auto gouvernement d’individus volontaires, de groupes et de communautés.
Il est vital pour les peuples Turc, Kurde et Grec d’être solidaires les uns des autres contre les politiques expansionnistes des Etats turc et grecs [9]. Il est par conséquent important de resserrer les liens entre les anarchistes Turcs, Kurdes et Grecs.

Une nouvelle opposition ?

Les habitants de la Turquie ont subi la dictature kémaliste durant 75 ans. Le principe central de cette dictature est l’étatisme, c’est à dire la domination volontariste plutôt qu’une forme d’administration économique. L’Etat interfère continuellement avec notre liberté : d’un côté, ils disent que les femmes ne devraient pas porter le voile, et de l’autre, ils essayent de vérifier si les lycéennes sont vierges ou pas. Tout est contrôlé par l’Etat, y compris les média, les syndicats, et même une partie de la gauche. Les média sont un des moyens les plus effectifs et importants du régime actuel pour faire accepter aux gens leurs rôles sociaux traditionnels. La torture est pratiquée systématiquement dans de nombreux commissariats et de nombreuses prisons, même contre
des gens qui ne sont pas politisés. L’Etat patriarcal justifie indirectement la violence domestique contre les femmes et les enfants. Les travailleurs et les paysans sont durement exploités, et les réfugiés qui affluent jour après jour dans les grandes villes, fuyant la guerre au Kurdistan, sont dans une situation désespérée.

Une partie de la gauche, à l’instar du Parti des Travailleurs (IP), est devenue un rouage de l’Etat. Les membres de l’IP portent maintenant des drapeaux turcs dans les manifestations et attaquent les autres organisations de la gauche. L’IP a aussi des relations avec certaines factions des Loups Gris fascistes. Le Parti de la Liberté et de la Solidarité (ODP), autre exemple, qui est une coalition de groupes de gauche, bien qu’il s’oppose à l’Etat actuel pour défendre les droits démocratiques, ne va pas au delà du modèle des démocraties occidentales.

D’une autre côté, l’extrême gauche, ennemie de l’Etat kémaliste, est malheureusement assez étroite d’esprit et ne peut d’aucune façon se sauver elle même de la tradition stalinienne. Chaque organisation de cette extrême gauche prétend que la révolution n’arrivera que lorsque « le parti du prolétariat » sera assez fort. Là dessus, elles sont toutes d’accord. Mais il est ironique de voir tous les soi disant « partis du prolétariat », qui sont ennemis mortels, se battre entre eux pour le pouvoir. Seule une révolution construite sur l’initiative propre des masses, des individus, et débarrassée de ces partis auto satisfaits, est à même de réussir.

L’ère des partis est terminée. Même leurs membres sont d’accord sur le fait qu’ils sont des répliques en miniature des Etats et des bureaucraties tyranniques du futur. En ce sens, ce qui est mort ce n’est pas seulement le marxisme, mais aussi le libéralisme, à l’origine du système des partis. Cela explique aussi l’essor des idées anarchistes en Turquie.

Nous avons dépeint jusqu’ici une image négative de la Turquie. Mais il ne faudrait pas déduire de ce que nous avons affirmé que la société est toute entière sous le contrôle de l’Etat. Malgré tout, les gens résistent au régime actuel de façon variée. Et le parlement, cache sexe de la dictature, est en train de perdre sa crédibilité.
En 1995, par exemple, les Alévis, dans le district de Gazi, à Istambül, se sont spontanément rebellés contre les autorités locales à cause des assassinats commis par les services secrets. Il y a eu des affrontements avec la police pendant trois jours, provoquant 22 morts et de nombreux blessés [10]. Dans ce mouvement, les Alévis ont organisé leurs propres réseaux indépendants.

Un autre exemple d’auto organisation est celui des paysans et des citadins de Bergama, avec des manifestations très créatives et imaginatives dans leur résistance écologique contre les mines d’or de la Eurogold Company. Les habitants de Bergama se sont organisés par eux mêmes sans s’occuper de ce que disaient les soi disant « leaders ».

Personne d’autre que les paysans de Bergama pouvaient imaginer de faire une manifestation illégale sur le pont du Bosphore, où des centaines d’hommes et de femmes ont protesté a moitié nus contre le gouvernement et la Eurogold Company. Un des aspects les plus intéressants de cette mobilisation est la volonté des femmes impliquées qui ne savent ni lire ni écrire.

Un troisième exemple est l’Association des Droits de l’Homme (IHD) qui diffuse les cas de torture et de « disparitions », malgré toutes les attaques de la police et des média [11]. L’importance de cette association réside dans son attitude courageuse et sans compromis contre les discriminations politiques et contre l’hystérie nationaliste. Il y a aussi les « Mères du Samedi », qui se rassemblent chaque samedi dans l’avenue Galatasaray pour réclamer des nouvelles de leurs enfants et parents « disparus ».

La lutte d’Osman Murat Ülke, objecteur de conscience et militant des Résistants à la Guerre d’Izmir (ISK), est aussi importante, car Murat Ülke s’affronte individuellement à l’énorme appareil militaire, démontrant ainsi qu’un individu qui a décidé de résister est plus fort que toute arme.

Lorsque nous préparions cet article, un autre scandale a éclaté en Turquie : un des plus connus des chefs de la mafia turque, Alaadin Çakici, a été arrêté à Paris. En sa possession, il disposait d’un passeport rouge, document réservé en général aux diplomates, qui lui avait été donné par le Service National du Renseignement (MIT). II fut aussi découvert qu’avant son arrestation il avait échangé quelques conversations téléphoniques avec deux ministres du gouvernement actuel, qui est sous le contrôle des militaires.

L’Etat turc est impliqué dans des « sales affaires », incluant le trafic de drogues, qui permettent à l’économie de se maintenir. Chaque jour il devient plus clair que les politiciens, le service de renseignement (MIT), la police et l’armée travaillent avec la mafia ; il devient plus clair que certains membres de la mafia turque sont même membres du MIT. Il est de notoriété publique que Mahmut Yildirim (alias « Green »), un assassin « recherché »
par la police, ne sera jamais arrêté car il a été dès le départ protégé par l’Etat.

La corruption va de pair avec l’expansionnisme. Les « affaires » de l’Etat turc sont liées à la politique expansionniste de l’armée. Les généraux, qui collaborent avec les Etats Unis et Israël, déclarent fièrement que les forces armée turques ont les moyens d’occuper différentes zones du Proche Orient, des Balkans et du Caucase.
Il vaudrait mieux d’enterrer la République vielle de 75 ans là où elle devrait être, c’est à dire juste à côté de la tombe de l’Empire Ottoman. Ainsi soit il.


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