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1 - Ni chauvinisme, ni globalisation
Introduction
Article mis en ligne le 25 décembre 2006
dernière modification le 9 décembre 2006

Depuis la chute du mur de Berlin de nombreux conflits ont cessé d’être interprétés comme de simples expressions de la rivalité des deux blocs et ont acquis leur « autonomie ». Les relations internationales tendent désormais à se structurer autour du problème de l’intégrité des frontières et de la remise en cause des Etats par des mouvements non étatiques, généralement armés (FPR au Rwanda, RUF au Libéria, FARC et EPR en Colombie, UCK au Kosovo, etc.). Ne pouvant accéder au pouvoir à l’échelle d’un pays, ces mouvements exercent leur autorité de fait sur des territoires conquis, dont ils se servent soit pour négocier leur participation au pouvoir, soit pour revendiquer une indépendance.

Parallèlement, la concentration capitaliste s’est accélérée, lancée à la conquête de nouveaux espaces économiques libérés par la dislocation du bloc soviétique et par la détente. Cette expansion économique passe par de nouveaux investissements qui attisent les rivalités locales pour le partage du gâteau. D’autre part, l’inégalité de répartition des investissements et des bénéfices accentue des tensions sociales qui apparaissent souvent en toile de fond des nouveaux conflits.

Globalement, cette situation débouche sur une nouvelle polarisation politique entre, d’un côté, les tenants d’une certaine intégration internationale et de l’ingérence et, de l’autre côté, les partisans du repli communautaire et du souverainisme (et, par là même, les partisans du soi disant « choc des civilisations »). Les forces « progressistes », ou tout simplement les mouvements revendicatifs (des mineurs Kosovars aux ouvriers de HongKong), se voient pris entre deux feux, sommés de choisir entre un communautarisme qui prétend s’opposer aux centres capitalistes et une « globalisation » qui prétend asseoir une société internationale aux valeurs universelles et humanistes.

Il nous semblait important, dans ce contexte, de nous pencher sur la situation en Turquie, dont l’évolution met en évidence les contradictions et les complicités de ces deux pôles, respectivement représentés, sur place, par les militaires (intégrés à l’OTAN) et les islamistes.

Un des premiers pays « musulmans » à avoir adopté le principe de la laïcité, dès 1923, et allié inconditionnel des Etats-Unis dans la zone, l’Etat turc se donne une image moderniste qui contraste avec les autres dictatures soutenues par l’UE et par les USA, comme le régime de Ben Ali en Tunisie, la monarchie de Hassan II au Maroc ou le régime militaire déguisé d’Algérie. Quadrillant son territoire au nom de la lutte contre le terrorisme et les particularismes, et au nom de la stabilité de la région, le régime militaire turc est un élève exemplaire de la communauté internationale. Verrouillant la vie politique intérieure pour empêcher les islamistes d’arriver au pouvoir, les autorités veulent rassurer l’Union Européenne à laquelle elles veulent s’intégrer.

Pourtant, la Turquie mène au Kurdistan, en toute impunité, une campagne « contre insurrectionnelle » digne du « nettoyage ethnique » que les nationalistes serbes, croates et bosniaques ont déployé en Bosnie et au Kossovo. Et l’Etat militaire s’est inséré dans chaque parcelle de la vie publique, ne tenant que par une propagande nationaliste poussée à l’hystérie et courant le risque de s’effondrer sous la pression de la société elle même, fatiguée de la guerre et de ses conséquences économiques (croissance vertigineuse des villes par l’afflux de réfugiés, etc.).

Par ailleurs, le fondamentalisme turc peut se présenter aujourd’hui, à cause de ses rapports subtils avec le pouvoir et se son intégration aux institutions, comme un partenaire politique respectable, aussi bien aux yeux des classes dominantes turques qu’aux yeux des pays riches et des investisseurs étrangers. Ce n’est pas le « danger islamiste » qui a provoqué la dérive militariste de la République turque. Au contraire, le régime et les intégristes se sont toujours réparti les rôles pour écarter tout danger contestataire.

L’islamisme turc est une image en négatif de l’islamisme dans les autres pays musulmans. Par exemple, dans les pays arabes les mouvements islamistes ont été financés et soutenus par l’Angleterre et les USA, dès les années 1950, pour déstabiliser des régimes nationalistes et « non alignés ». Mais aujourd’hui, alors qu’ils prétendent au pouvoir politique comme remplaçants légitimes des anciennes élites nationalistes, ces mouvements intégristes s’avèrent être trop incontrôlables et gênent les intérêts des pays riches. Du coup, de nombreuses sociétés musulmanes sont enfermées dans la fausse alternative entre des dictatures plus ou moins populistes et des mouvements religieux qui ont repris à leur compte le discours « anti impérialiste » et qui incarnent la contestation réelle .

En Turquie, au contraire, les islamistes ont toujours collaboré avec certaines fractions du pouvoir, et le régime militaire a toujours été un allié du bloc occidental. Mais les fondamentalistes turcs n’en sont pas moins des candidats à la succession des actuelles fractions dirigeantes. Et, comme dans d’autres pays musulmans, l’islamisme a joué en Turquie son rôle d’épouvantail vis à vis de la « gauche », quia préféré toujours soutenir le régime autoritaire et le principe étatique au nom de la laïcité et du progrès contre les forces conservatrices de la société, incarnées par les fondamentalistes. Car la « gauche » ne vise qu’à exercer le pouvoir et les islamistes sont des rivaux. Mais une telle position a annulé toute critique de fond du régime militaire, privant la contestation d’une base réelle et laissant du même coup aux intégristes la possibilité de canaliser certains mécontentements.

Mais, si les islamistes peuvent se présenter comme une alternative au pouvoir militaire, c’est dans la mesure où leur politique ne va pas foncièrement s’écarter de celle du régime. C’est là que réside la clef de la situation. C’est ça, entre autres, qui permet l’émergence d’une contestation indépendante de l’Etat et des partis institutionnels (donc y compris de la gauche et des islamistes) et qui permet que se dessine en Turquie une voie alternative au militarisme, au nationalisme et à l’obscurantisme religieux.

Le texte qui suit, rédigé par des anarchistes turcs en exil, en est la preuve et donne des éléments de compréhension utiles à tous ceux et à toutes celles qui aujourd’hui veulent construire un mouvement anti capitaliste international.

Paris, novembre 2001