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Les femmes au cœur d’un miracle économique virtuel
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 13 juillet 2008
dernière modification le 14 juillet 2008

Que représente un voyage en Inde aujourd’hui ? Voyager, faire du tourisme, mener une enquête, tout est facile à l’ère de la globalisation. Un billet d’avion, quelques heures de vol, et l’on passe d’un monde à l’autre. Mais, finalement, pas vraiment. Car pour la plupart des voyageurs, des touristes, tout est mis en œuvre, grâce à l’argent, pour « harmoniser » le passage — tour organisé, bus climatisés, hôtels luxueux, nourriture adaptée — dans un environnement factice, genre Disneyland.

Mon premier voyage en Inde, il y a presque quatre décennies, s’est déroulé par voie terrestre et a duré des mois. Il fallait traverser et découvrir les autres pays. Ce voyage correspondait à une volonté, non dénuée sans doute d’une recherche d’exotisme, de comprendre d’autres cultures. Le rythme et les conditions du voyage favorisaient aussi la prise de conscience sociale. Ce voyage en Inde à la fin des années 1960 m’a fait voir ce qu’est l’extrême pauvreté. Une pauvreté qui n’avait rien à voir avec celle du Maghreb ou du Moyen-Orient, par exemple.

Lors de ce récent voyage en Inde, j’ai peut-être espéré inconsciemment des changements concernant les conditions de vie pour la population indienne pauvre. Le « miracle » économique indien faisant partie des antiennes médiatiques, on pouvait imaginer quelques améliorations, même modestes, ne serait-ce que pour apaiser les tensions. Ma première impression a été l’accablement. Dans l’Inde de mon premier voyage, la solidarité, dans certains cas, semblait adoucir cette misère ou du moins quelques-uns de ses aspects les plus violents. Par ailleurs, la richesse ne s’étalait pas de manière aussi indécente et décalée qu’aujourd’hui.

Le « bond économique » de l’Inde — avec un taux de croissance avoisinant les 6 %, la « Silicon Valley » de Bangalore, [1] une classe moyenne en expansion et Bollywood qui produit quatre fois plus de films que les États-Unis — est en effet un leurre pour appâter les investisseurs et masquer une réalité sociale effrayante. Certes l’industrie automobile — dont Tata qui domine le marché — est florissante, le cinéma est au premier rang mondial pour sa production cinématographique, mais de cette manne économique citée et encensée par les experts, que reste-t-il pour la majorité de la population ?

Le vernis de la croissance annoncée craque dès l’arrivée à Delhi avec la pléthore de porteurs dans l’aéroport, dans les hôtels modestes et les commerces. L’Inde est la nation la plus peuplée de la planète après la Chine. C’est aussi l’une des plus pauvres.

La croissance économique, l’émergence d’une classe moyenne, le luxe qu’étale une minorité favorisée dans les grandes villes surpeuplées illustrent ce « bond en avant » louangé notamment par les médias occidentaux. La misère des exclu-e-s du système libéral en est encore plus insupportable. Ceux et celles qui n’ont pas accès au logement, à la santé, à l’éducation, ceux et celles qui travaillent à mains nues sur les routes et les chantiers, les enfants qui ramassent les restes laissés dans les rues ou les jardins [2] vivent des conditions de misère insupportable dans la rue, sous les affiches publicitaires vantant le dernier modèle de téléphone portable, la voiture de luxe, les vêtements ou la boisson à la mode… La débauche publicitaire est outrageusement agressive dans ce contexte de manque vital des besoins les plus élémentaires.

La déification de la marchandise est à l’image de cette immense statue du Dieu Hanuman en plein Delhi : surprenante de laideur et pitoyable dans le symbole. Le coût des produits affichés est totalement abstrait pour la grande majorité de la population et souligne encore les très grandes inégalités dans un pays qui compte 365 millions de personnes vivant sous le seuil de très grande pauvreté. [3]

Le conducteur de rickshaw, de cyclo-pousse, les ouvriers travaillant dans le bâtiment, en équilibre sur des échafaudages de bambou, jusque dans la nuit, le vendeur de rue qui s’installe dès l’aube pour conserver sa place, la marchande de fleurs devant les temples, le cireur, les porteurs, les femmes qui ramassent les ordures, très tôt le matin, et les enfants qui les trient, que connaissent-ils/elles du « miracle économique » ?

La réalité sociale en Inde ? Des inégalités croissantes directement liées à la libéralisation économique et aux disparités entre les États : 40 % des habitants n’ont toujours pas accès à l’eau potable, le taux de la mortalité infantile est 61 %, 840 millions de personnes vivent sous le seuil de la pauvreté, des milliers de fermiers se suicident ne pouvant faire face à la concurrence de l’industrie agricole et à l’intégration dans le marché mondial… Le libéralisme règne et il faut survivre. [4]
Quels sont alors les moyens de cette majorité de laissé-e-s pour compte pour s’opposer à la logique libérale ? Quelles formes de résistance se développent dans ce contexte de misère sociale ?

Pendant ces quelques semaines de rencontres et d’observation, c’est par hasard que nous avons connu Bobby. Elle tient une boutique à Jaisalmer, ville historique du désert de Thar, à l’intérieur du vieux fort, un peu en dehors des axes situés autour du temple jaïn. En parcourant les ruelles, à la recherche d’images à l’écart du parcours touristique traditionnel, nous avons croisé son sourire. Cette jeune femme propose à la vente des travaux de broderies, tissage et de patchwork à prix fixes. [5] Elle a beaucoup insisté sur cet aspect et sur la spécificité de son commerce.

Au fil des mots et des questions, Bobby raconte le projet qu’elle a mis en place, une coopérative de femmes. Toutes les pièces proviennent des villages des alentours de Jaisalmer, de la région désertique du sud-ouest du Rajasthan.

Tout a commencé par des rencontres avec les femmes, dans les villages. Au fur et à mesure, des liens se sont tissés et elle a pris connaissance des conditions de la vie quotidienne dans les villages, du travail des femmes, de leur manque d’autonomie et des moyens réduits dont elles disposaient pour leur famille. C’est alors qu’elle a pensé créer une coopérative en rassemblant les travaux et les créations de ces femmes de la région. Le Rajasthan est une des parties les plus pauvres de l’inde avec le Bihar, mais c’est aussi une des plus renommées pour la beauté de son artisanat et pour la créativité des femmes, notamment dans la décoration des maisons de village et tous les travaux de broderies, tissage et patchwork.

À nos questions sur sa motivation et la réalisation de ce projet mis en place depuis presque trois ans, Bobby a répondu avec enthousiasme.

Bobby : Je suis née ici, à Jaisalmer, et j’ai envie d’aider les femmes de cette région. J’ai créé cette coopérative de femmes à Jaisalmer pour initier une dynamique et favoriser un peu leur autonomie. Je veux aider les femmes parce que, dans les villages, leur vie est encore plus difficile que dans les villes. Elles travaillent dans les champs et ont très peu de moyens. Elles sont souvent analphabètes et les hommes ne les autorisent pas à travailler en dehors des tâches ménagères ou des travaux qu’ils dirigent.

Elles aimeraient bien faire des études, mais les parents ne peuvent pas payer les études des filles. [6] L’éducation est très chère et les parents ont en priorité besoin d’argent pour se nourrir. Les filles sont mariées très jeunes, dès 14 ans. Les mariages arrangés par les parents nécessitent une dot et les jeunes filles qui n’ont pas de dot sont mariées à des vieillards. [7] Immédiatement après le mariage, il faut avoir des enfants. La pression des grands-parents, de la famille est très forte sur la maternité obligée. Après la naissance des enfants, il est impossible aux femmes de poursuivre des études. De plus, c’est l’homme qui détient le pouvoir financier de la famille. Les femmes n’ont aucune autonomie financière.

Larry Portis : Votre situation est différente. Vous avez fait des études supérieures d’histoire à l’université.

Bobby : J’ai effectivement eu plus de chance que la plupart d’entre elles. Mon père était juriste et m’a poussé à faire des études. Très jeune, je ne voulais pas, mais il a vraiment insisté en disant qu’il était important pour une fille d’étudier. Ma mère n’a pas fait d’études. J’ai compris ensuite ce qu’il voulait dire par l’importance de l’éducation pour les femmes. C’est ce qui fait que je suis à présent respectée, notamment dans les villages. Je parle anglais et les femmes me demandent conseil. Elles ne parlent ni anglais, ni hindi, seulement le maharawali qui est leur langue maternelle. [8]

En revanche, les commerçants ici ne m’apprécient pas car ils pensent qu’une femme ne doit pas gérer un commerce et certainement pas une coopérative. Ils aimeraient bien me voir partir. Les boutiques marchent ici à la commission. Les guides touristiques amènent les touristes et ont des commissions sur les ventes. J’ai toujours refusé ce type de marché. Je vends à des prix fixes, raisonnables, de manière à ce que les femmes soient rétribuées correctement pour leur travail.

Lorsque les femmes m’ont demandé de les aider, « Je me suis dit pourquoi pas ? ». Mon père et mon plus jeune frère m’ont soutenue dans ce projet, de même que toute ma famille. Mon frère, Dipak, m’a accompagnée dans les villages et a pris des contacts pour moi.

LP : Vous avez la chance d’être soutenue par votre famille.
Bobby : Ma famille est un véritable soutien. Mon père m’aide beaucoup car ce n’est pas toujours simple ici. Les gens étaient hostiles à mon projet, mais mon père m’a dit : « Fais ce que tu veux, sincèrement, de tout ton cœur. » Il parle avec les gens et m’épaule tout le temps. Il croit dans ce projet et dans le travail que je fais avec les femmes.

LP : Votre père est progressiste.

Bobby : Oui, mais il a bientôt 70 ans et est à la retraite à présent.

Christiane Passevant : Quand a démarré le projet de coopérative ?

Bobby : Il y a presque trois ans. J’étais assez timide au début pour me lancer dans cette aventure. Ici, être femme et faire des affaires n’est pas très bien considéré. Je ne suis encore guère appréciée et certains des marchands ont même tenté de me mettre des bâtons dans les roues pour faire avorter le projet. J’ai failli interrompre cette expérience, mais les femmes, ma famille, mes proches ont insisté pour que je la poursuive. Les femmes m’ont particulièrement encouragé en m’assurant que ce que je faisais était important pour elles.

CP : Les femmes travaillent ensemble, en coopérative ?

Bobby : Cela dépend. Elles vivent dans différents villages et me confient leur travail. Mon aide consiste à rassembler leurs créations et à les promouvoir ici, à Jaisalmer. Nous avons commencé ce projet avec vingt-cinq femmes et, depuis, d’autres femmes se joignent à nous et me confient leurs créations. Pour elles, cela signifie un peu d’autonomie.

Certaines de leurs créations sont entièrement faites à la main, d’autres sont cousues en partie à la machine. Ces panneaux — pour des jetés de lit — sont des pièces uniques, réalisées à la main en patchwork et avec des broderies. Le tour, en soie, est cousu à la machine. Les patchworks de la région de Jaisalmer sont parmi les plus belles réalisations du genre et entièrement faits à la main. Celui-ci vient d’un village qui se trouve à 60 kms de Jaisalmer. Il a nécessité pas loin d’une année de travail.

LP : Comment réagissent les époux de ces artisanes par rapport à cette volonté d’autonomie des femmes ? Acceptent-ils le principe de la coopérative ?

Bobby : Cela dépend. Certains, oui. D’autres moins facilement. Jusqu’à maintenant les femmes n’avaient pas réellement d’autonomie financière. En ce qui concerne les hommes, le problème de l’alcoolisme est grave. Nombreux sont ceux dont la préoccupation se borne à discuter avec leurs amis et à s’enivrer. Or les femmes ont besoin d’argent pour nourrir la famille, habiller les enfants, les envoyer à l’école. La vie est très dure pour elles et tout apport supplémentaire d’argent est souvent une question de survie.

CP : Cette autonomie pour les femmes qui gèrent l’argent de leur travail entraîne des changements dans les comportements ?

Bobby : Oui, en général. L’argent est un pouvoir. Elles ont les moyens de se procurer ce dont elles ont besoin. La culture ici ne laisse guère de place et de liberté aux femmes. L’égalité entre les hommes et les femmes n’existe pas. En outre, la pression familiale est forte et les couples vivent généralement avec la famille.

CP : Connaissez-vous d’autres jeunes femmes qui ont eu la même démarche que vous et qui tentent ce type d’expérience ?

Bobby : Je l’ignore. Ce que je peux dire, c’est que bien des femmes ici soutiennent ce projet et aiment l’idée d’autonomie. À commencer par ma jeune sœur.

En quittant Jaisalmer vers Jodhpur, nous allions rencontrer sur la route d’autres femmes, dans les villages cette fois, et voir leur travail, dès l’enfance, dans les champs : l’extraction du jus de canne, la fabrication du lassi ou encore les récoltes de blé et de seigle.

C’est à Udaipur, ville construite autour de lacs, naturels et artificiels, que nous avons trouvé cette autre coopérative de femmes pour le tissage et la fabrication de vêtements inspirés des modèles traditionnels. Les broderies et les créations se remarquent immédiatement en descendant du palais d’Udaipur. La boutique est fermée, c’est jour de fête.

Entre le temple jaïn, les éléphants, les chiens et toute une foule bigarrée qui se croise dans le dédale des rues de la vieille ville qui descendent vers la ville marchande, on remarque la boutique avec ses quelques modèles exposés sobrement, différents de ce l’on trouve ailleurs. Deux jours plus tard, nous repassons, la grosse chaleur est passée et le soleil disparaît. La lumière s’estompe rapidement. Deux jeunes femmes nous accueillent et l’une d’elles explique que dans cette coopérative toutes les robes, kurtas, [9] pantalons, châles et accessoires sont fabriqués dans la région par les femmes et que chacune d’entre elles, selon les possibilités, assure à tour de rôle une présence dans la boutique pour discuter avec les personnes intéressées par leurs travaux et expliquer le but de la coopérative. Il y a un partage des tâches, des horaires d’ouverture normaux et des prix fixes. Pas question ici de marchander ni de tarifs touristiques. Le travail de chacune est étudié pour être rétribué correctement.

Dans la boutique, à côté des vêtements, des livres et une charte de la coopérative : Sadhna, une entreprise de femmes.
Créée en 1988, Sadhna avait pour but d’apporter un revenu alternatif supplémentaire aux femmes vivant en milieu rural. Démarré avec un groupe de quinze femmes, le projet en compte à présent trois cents qui travaillent la technique de l’appliqué (tanka et patchwork). Les créations sont diverses : kurtas, duppatas, sacs et accessoires divers allant du jeté de lit aux coussins et aux nappes… Sadhna est enregistré comme entreprise indépendante dirigée par des femmes artisanes. [10]

Selon les ateliers et les villages, les motifs et les formes évoluent. L’inspiration des modèles reflète l’environnement des artisanes, mais répond aussi aux besoins contemporains et aux demandes du marché. C’est un mélange intéressant de moderne et de traditionnel.

Les femmes, grâce à ce programme, apprennent l’art de l’appliqué en même temps qu’elles améliorent le bien être de leur famille. Elles s’impliquent également dans d’autres projets de développement et jouent un rôle essentiel au sein de leur communauté pour les problèmes de l’hygiène, des sanitaires, de l’eau, de l’éducation, etc…

Le principal objectif de Sadhna repose sur la force vive de ses participantes et son dynamisme. Mais s’il existe beaucoup d’associations comme Sadhna en Inde, organisées souvent par des femmes, il faut cependant se poser la question sur les capacités de la population indienne à sortir d’un système qui la condamne à la misère.

Le modèle de capitalisme engendrant l’exploitation à outrance et l’égoïsme qui l’accompagne naturellement est, en Inde, un véritable rouleau compresseur des laissé-e-s pour compte. Les conditions de vie des familles très pauvres sur les chantiers, le travail des ouvriers du bâtiment, des femmes sur les routes, celui des enfants en attestent dans les villes et autour des mégapoles. Le problème en Inde est très semblable à celui qui existe en France et partout dans le monde : la solidarité est nécessaire à la survie dans une société structurée par des forces inhumaines. Mais, pour en finir avec ce modèle dominant, il faut prendre conscience que la pauvreté fait partie d’un système dont l’exploitation et la domination en sont le moteur.