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Logique Totalitaire Chapitre 6 Apocalypse
GÜNTHER ANDERS ET LE TOTALITARISME TECHNO-LOGIQUE
Article mis en ligne le 16 février 2023
dernière modification le 29 octobre 2023

VI – APOCALYPSE. GÜNTHER ANDERS ET LE TOTALITARISME TECHNO-LOGIQUE

Le totalitarisme* se différencie de la Dictature* et de la Tyrannie* par sa complexité. Il ne s’appuie pas uniquement sur la force brute d’un pouvoir tout puissant, ni une personnalisation d’un Despote* même « éclairé ». Jean Vioulac a parfaitement décortiqué ses sources historiques profondes, enfouies dans notre pathos occidental. De nos jours, le totalitarisme repose sur des techniques spécifiques du pouvoir et de mobilisation générale proche de celle d’une guerre totale qui arrache les hommes à leurs terroirs et à leurs territoires (gouvernement, élections (nous le vivons depuis plusieurs décennies), logement, bureau, associations…). « La Machinerie comme système automatique de machines » (p.452). L’Homme-machine n’est plus une rêverie cartésienne. La Machination* est devenue système*, donnant ainsi raison à Hegel. (Cela mérite une longue investigation [1]. La Machine s’est retournée contre ses inventeurs, ses promoteurs et ses producteurs. Marx a parfaitement esquissé les premières critiques de cette logique au stade industriel : « La Machinerie constitue un processus de totalisation  », étape indispensable vers le totalitarisme.

⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀Le point critique.
⠀ ⠀ ⠀Capitalisme et technique : Heidegger.
Vioulac remarque à juste titre qu’« il n’y a pas chez Marx de critique de la technique en tant que telle » (p.453), mais un centrage permanent sur le travail comme centre de gravité de sa pensée. [2]S’il dénonce la machinerie, c’est juste à titre provisoire avant la libération par l’appropriation collective de la machinerie par le Prolétariat. Si bien que Lénine imposa dans le sang la mécanisation forcée et le fordisme (taylorisme appliqué) comme méthode. Le pivot de sa réflexion reste le travail* . La machinerie est l’autre phase de la faille marxienne.

Il faut attendre le XXème siècle pour que la Machinerie devienne un sujet d’études qui mettra plusieurs décennies à sortir de sa gangue « histoire des techniques » pour entrer dans le champ philosophique. Heidegger ne fait que reprendre les platitudes héritées de ses prédécesseurs, il ajoute la touche caractéristique de sa pensée, le jargon germanique comme pensée même. Par la domination du Dispositif « commence l’époque de l’objectivation inconditionnée et totale de tout ce qui est… » (p.454). « L’humanité, devenue matériel humain se voit assimilée aux matières premières et à l’outillage ». Cet état de fait est le « Fonds », le pluriel renvoie à l’idée de stock disponible, terme utilisé dans l’édition et en notariat. Dans « le Fonds tout vaut pareillement  ». Toute la réflexion d’Heidegger sur le travail et le machinisme plagie en plus abscons l’apport marxien sans le nommer véritablement. (Cf. Vioulac p. 453-457). Quel plaisir de découvrir que l’étant est machinable ! L’âne Martin a-t-il coupé du bois dans sa retraite forestière ? Si oui, les ampoules le traumatisèrent au fond de son être-comme-bûcheron ! (Pour parodier l’âne Martin, on peut dire que le fond de poubelle fait « fonds ».
L’analyse heideggérienne de la technique offre des délices lexicaux au lecteur : « le déploiement de la technique est en cela essencification de l’étantité ». La technique à les pleins pouvoirs sur le système de l’étant. La machine prive l’étant (lire tout-à-chacun, le travailleur) de tout accès à l’Être. La machine, comme Appareillement, est bien une Machination, une castration de l’étant devenu, de ce fait, incapable de jouir de la plénitude de l’Être. La technique est le déchaînement inconditionné de la puissance de l’étantité. Nous développerons ce thème dans une rubrique sur la Technique. Si pour Marx « le rapport du capitalisme à la technique est conjoncturel, pour Heidegger il est structurel » (p.459). Marx pense donc que la technique n’est pas une fatalité indépassable, il suffit d’en prendre le contrôle, chez Heidegger, elle est une fatalité indépassable, en cela, il renie la modernité et confirme son désir effréné de retour à l’Être pré-hellénique. Réécrire tout simplement à la fois la grécitude et la tradition judéo-chrétienne. Sa modestie ne lui permit pas de voir le drame historial qui se déroulait sous ses yeux « mythés ». La massification est le destin de l’homme après la Chute, donc il faut un Noé-Führer comme guide dans les eaux troubles du déluge d’acier et de sang. La kénose* fonctionne à plein régime : détruire pour reconstruire, la technique est le passage obligé vers la nouvelle Totalisation en vue d’une purification eschatologique des étants : l’Être véritable débarrassé des scories historiques. Bref, une épuration dont la Shoah n’était que le prélude.

⠀ ⠀ ⠀ Totalitarisme et métaphysique.
Ancien élève d’Heidegger (comme Hannah Arendt dont il fut le premier mari), Günther Anders a rapidement compris la dérive du Maître auquel il consacra une courte étude au vitriol (Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, Sens&Tonka, 2003, 137 p.). Pour lui, le totalitarisme (To/) politique est indissociable du To/ technique, et ce à chaque étape historique. Anders reproche à Heidegger de faire comme si les usines n’existaient pas et de méconnaître l’industrialisation. Pendant la guerre Anders travailla dans l’industrie automobile et refusa d’enseigner. Heidegger est le prototype du filousophe hors-sol manipulateur de concepts purs, une sorte de Kant contemporain sans main ni pied, un tétraplégique de la pensée titulaire d’un revenu académique.

L’approche de la technique d’Anders se développe en parallèle de celle de Simondon*. L’en-soi et le pour-soi de la technique (Tc) est la totalisation. Rien ne résiste à l’expansionnisme de la Tc, dès le début de la Préhistoire (Leroi-Gourhan) les rails guident l’externalisation de la main vers son destin de conquête du monde à travers de nombreux aiguillages et diverticules. La Totalité () est Machination (Mac=). « Il n’y a pas d’instruments aujourd’hui qui n’aille pas en rêve à la rencontre de cet état final totalitaire dans lequel il n’existerait plus et ne fonctionnerait plus que comme pièce » (p.461). L’œuvre principale d’Anders annonce parfaitement la couleur « l’Obsolescence de l’homme » (2 volumes) . « La tendance au totalitarisme appartient à l’essence de la technique et à l’origine elle vient du domaine de la technique ». Le diagnostique est sans appel, d’ailleurs : « l’idéal n’est plus le meilleur État, mais la meilleur machine ». Tous les machinistes ou machinos s’empressent d’améliorer la Chose. D’ailleurs, la machine devient de moins en moins bruyante, miniaturisée, nanofacturée, libératrice… Le consommateur tète l’élixir avec délectation. L’État techno-totalitaire comme destin fatal. La mondialisation subsume l’Appareillement universel, la prothèse machinique prend la main sur le cerveau humain. La démocratie, le cache-misère, est disqualifiée. Le populisme se réduit à un toujours plus de consommation. Le point critique de la crise se dépasse en permanence.

⠀ ⠀ ⠀Prolétarisation totale et obsolescence de la lutte des classes
Anders considère, à juste titre, que la Première Guerre mondiale signe le double échec du mouvement ouvrier :
⠀– 1) L’Internationale se noie dans la mobilisation, la fleur au fusil, de part et d’autre de la ligne bleue des Vosges.
⠀– 2) Le putsch et non la Révolution de 1917 (1905 est plus significatif) renie les fondamentaux de la pensée marxienne et laisse un soupçon de manipulation teutonne afin de soulager le front de l’est. C’est aussi l’introduction de la militarisation dans la prise de pouvoir que suivit très vite le pire du K : le mythe de l’industrie lourde et du taylorisme.

A cette occasion, le prolétariat renonce à sa vocation de sujet pour se fondre dans le processus machinique. Anders conclut aussi à l’obsolescence de la lutte des classes : blasphème impardonnable pour la vulgate, face à la primauté de la technique. La Machination a phagocyté la lutte de classes devenue « insignifiante ». Anders introduit la notion de médialité* pour qualifier : l’essence de l’existant aujourd’hui, c’est-à-dire l’instrumentalité. L’homme n’est plus qu’instrument, un « objet technique » (Cf. Simondon) parmi les autres. Cela signifie la dispari-tion de la liberté au profit d’un totalitarisme des instruments. La mondialisation et la mondanéité heureuses sombrent dans la Machination édénique (p.465). Universalité tant attendue cède devant la médialisation*.

  • Ce concept andersien précise ce que nous appelons la médiation*, il ne faut surtout pas négliger son importance pour comprendre les développements de la sécularisation permanente de la métaphysique.

Devenu prolétaire « malgré lui », l’individu n’agit plus, car l’action est abolie, l’agitation remplace l’action. L’Agitation = Bougisme*, sorte de happening dérisoire et toujours monétarisé (Rien n’est gratuit). La réduction du temps de travail génère du bougisme dans la mégasphère du consumérisme. La servitude elle-même s’achète, car devenue marchandise : RTT = travail consumérisé.

Anders pousse au bout son raisonnement : la question de la propriété devient aussi obsolescente. Remise en cause fondamentale d’un autre paradigme de notre pathos révolutionnaire, thème qu’il conviendra d’approfondir. Le pessimisme d’Anders s’appuie sur quatre noms tragiques et symboliques : Verdun, Auschwitz, Hiroshima et Tchernobyl. La Machination conduit à un nihilisme total, la lutte finale devenue « question finale » à les moyens de sa réalisation civile et militaire. A la lumière de l’actualité, difficile de lui donner tort. Le prolétariat a perdu sa vocation messianique, les Techniciens, les « Pros » détiennent maintenant le sens de l’histoire, les bolchéviks ont rejoint les autres avatars dans la Grande Poubelle (sans fond ) de l’Histoire

⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀ La pensée comme apocalyptique.

En guise de conclusion Jean Vioulac, nous offre une analyse irréfutable de notre contemporanéité.

⠀ ⠀ ⠀Principes d’une tératologie phénoménologique.

Irreprésentabilité et imperceptibilité.
Dès que les sciences ne se préoccupent que du factuel (effectivité, certes de plus en plus complexe), elles rendent possible l’avènement de notre temps : « la possibilité de l’annihilation totale » (p.468). Maintenant, le nihilisme prend l’allure d’une potentialité de destruction totale, il devient un « annihilisme » selon Anders. Pour lui, notre statut ontologique change de paradigme : de celui de « genre des mortels  » à celui de « genre mortel ». De notre position de finitude personnelle (corporelle si on laisse l’âme au grand bazar universel des chimères), nous entrons dans l’ère de la finitude de l’humanité comme potentialité permanente. Le Moi devient victime du Nous en perdition. Le Dispositif mis en place dans le temps est celui de l’accomplissement de la métaphysique devenue nihilisme et accomplissement de la Machinerie totale. Beaucoup (à l’image de son ex. Arendt) accusèrent Anders de sombrer dans le pessimiste intégral. A lire /relire impérativement, car sa pensée garde une actualité saisissante. Métaphysique = Machinerie totale.

  • L’âne Martin eut parfois des instants de lucidité : « la métaphysique en tant que métaphysique est l’authentique nihilisme » Nietzsche II p.275. D’où l’idée pharaonique de la déconstruire, de la purifier de ses tares originelles (gréco-juives) avant de rebâtir une pensée enfin purifier. Bref, de démolir la pyramide et jouer au LEGO grandeur nature. Modeste le Papy !

Anders focalise son attention sur le nucléaire et ses produits dérivés dont le pire danger est son invisibilité, tel le Dieu des monothéistes. De plus, les possibilités techniques offrent une croissance illimitée dont l’utilité immédiate ravie les consommateurs. L’énergie, le Saint-Esprit de la trinité du K s’incarne dans le confort de plus en plus sophistiqué. Sans elle, le monde contemporain s’écroule en quelques jours (beau thème de S-F). Le Danger devient « irreprésentable », il exclut même toutes possibilités de représentation. Ni la littérature ni l’art filmique ne peuvent y parvenir. Le Danger n’est détectable que par des instruments spécifiques, Anders remarque avec cynisme, lors d’une visite à Auschwitz, que le conditionnement du Zyklon B ressemble à un pot de confiture (p.471). Le Danger exige la médiation instrumentale, elle-même Dispositif de la Machination  : les radiations sans fumée. La technologie atomique s’appuie sur des agents fonctionnarisés et déresponsabilisés. Combien d’objecteurs et de désobéisseurs dans les rangs des manipulateurs et des consommateurs de l’Esprit atomique incarné dans le luxe et la luxure civilisationnelles ?
La Machinerie produit sa propre invisibilité, en réduisant l’homme au stade de l’« atome » incapable de percevoir la Totalité qui le détruit de l’intérieur. La réflexion d’Anders sur la technique illustre la situation du « sujet qui n’est plus une instance constituante ; en tant qu’assujetti, il est lui-même constitué » (p.473). L’« homme multidimensionnel » des doux rêveurs du K fait place à l’homme prothétique stade final de la déchéance, inutile de lister les prothèses sous peine de démontrer notre propre aliénation à la Machinerie. Anders montre aussi que vendre son âme, c’est d’abord déchoir de son intellect. Les écrans sont l’exemple le plus démonstratif. Le divertissement a bouleversé la conscience de soi et rejeté la révolte dans les lymbes de la parousie immédiate. La distanciation prend l’allure d’une génésie douloureuse qui passe par l’amputation des prothèses individuelles et collectives. En termes philosophards : l’obsolescence de l’homme (Anders) nous plonge dans le Fonds (stock-substance) sans fond du matériau humain disponible à la Machination. Sortir ou seulement envisager de regarder hors de la Machinerie provoque une terrible angoisse que Kierkegaard perçût dans son « Concept d’angoisse ». La dépression comme fuite vers le confort est le carburant (le terme essence serait trop ambigu), le lubrifiant / lubricité permanent de la pièce humaine prise dans la Machination. La consommation est le signe d’une profonde « terreur », d’un « manque » de toxicomane : « Nous vivons dans un monde où tout nous est présenté, où tout est présent pour nous, dans un monde sans manque ». (p.476) « Goûter à la pomme » fut la première erreur, Eve osa par un acte de volonté, Adam, le couillu, s’inclina et sua sous le harnais. Les vieux textes recèlent de nombreuses surprises.

Imagination et exagération.
Après ces considérations atrabilaires, la question du célèbre : « Que faire ? » se pose. Nous sommes confrontés à la complexité des enjeux de pensée et d’actions d’autant que les penseurs et les systèmes philosophiques ont failli depuis la nuit des temps. Anders avoue « Nous deviendrons capable — si tant est que nous puissions le devenir un jour — de saisir adéquatement et de juger les instruments actuels que si nous faisons travailler notre imagination, c’est-à-dire le rapport de notre perception à la vérité – c’est cet effort qui doit aujourd’hui prendre la place de l’effort du concept hegélien » (p.476). Nous affrontons des monstres parfaitement rôdés et devenus notre Fonds (dont beaucoup font commerce). La première étape oblige à rendre visible l’invisibilité des instruments de la Machination. L’Exagération du Danger illimité de la Machinerie sera l’arme de prise de conscience de notre situation. Accepter de voir et de sentir la merde redonnent aux sens leur utilité premières. Déformer pour mieux démontrer le réel, l’exagération déforme la représentation du réel qui lui reste intégral dans sa monstruosité : l’énormité du Dispositif de production totale. Vioulac reprend la méthode : « la déformation est ce qui tente de mener la représentation* (Vorstellung) au niveau d’une puissance de production illimitée  » (p.477).

La masse critique : le nucléaire.
Par sa radicalité même, le nucléaire peut servir de base de réflexion. La puissance défie la taille de l’engin. La bombinette d’Hiroshima (maintenant, bombe tactique dit-on) défie aussi le temps : l’explosion détruit autant que des milliers de bombardements et peut tuer en quelques instants plus que la Shoah. « La bombe excède tout concept d’outils. « La bombe détruit toute fin pour laquelle elle est un moyen. » (p.478). La dissuasion dépasse l’intention. L’« atomicité » est le stade final de la Machination devenue folle, l’expression de la haine de soi et des autres à l’état instrumental absolu. Le nucléaire symbolise la radicalité de l’Instrumentation devenue Machination. Il est la condensation machinique du processus de destruction de l’étant dans l’Être du réacteur entré en fusion. L’implosion est l’explosion de la puissance totale tant rêvée. Hegel y aurait vu l’Absolu réalisé. Anders parle de « totalitarisme atomique » donc la mise en ordre des atomes (les étants, les choses) est leur radicale fusion dans le magma secondaire de type Big-bang. Nous vivons depuis bientôt un siècle dans la phase terminale de l’anthropocène*  : l’atomocène*. Le principe de Raison poussé à son dernier souffle se révèle principe d’annihilation dans lequel le nihilisme* est réalisé. « L’effroyable a déjà eu lieu » disait Martin Heidegger à propos de la bombe. Son advenance est le passage à l’Êstre du genre "déshumain" dans l’"im-monde-déjà-là". (Parodie de l’âne Martin).

  • Évidemment, la Shoah n’est, à côté, qu’un grain de poussière, un toilettage imparfait, un épouillage partiel. Son inachèvement démontre son impuissance technique. Avec la Bombe, les nazis auraient réalisé « la solution fi-nale ». Bref, la Technique prime sur l’Éthique. L’aveuglement n’a pas de limite même chez un cerveau réputé exceptionnel par ses disciples idolâtres.

Le sublime et le monstrueux.
Le pouvoir, maintenant, technocratique est devenu le fonc-tionnariat de la Machinerie. Nos pseudo-élites n’ont d’autre légitimité que leur obéissance et leur «  soumission totale et bornée aux règles, mode d’emploi de la Machinerie qui se dissimule derrière la pseudo-objectivité des rites démocratiques. Anders les accuse de « terroristes sans imagination et d’analphabètes du sentiment » fiers de leur toute-puissance quasi divine. Maintenant, la Machinerie devenue son propre ingénieur, car les titulaires du titre n’appliquent que les règles fixées par la Machination. La pensée n’a plus à produire des concepts ou des intuitions, elle est réduite à une fonction esthétique, habillage des instruments en produits consommables. Elle s’est découvert une nouvelle science : la communication devenue la « main gauche de la nuit » (Ursula Leguin) de ce monde.

Les nouveaux monstres ne font plus peur, l’horreur est devenue filmique et les zombies peuplent les écrans dont ils boivent le sang symbolique à satiété. Léviathan, Béhémoth, Moloch agissent en sous-main par médiateurs fonctionnarisés. L’urgence consiste à dévoiler les monstres qui règnent dans les engrenages de la Machination. Il reste au(x) philosophes(s) et aux « honnêtes hommes » la rude tâche de s’atteler au démantèlement de la Machination. Les risques encourus sont aussi monstrueux que les Monstres visés.

⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀Penser l’apocalypse

Jean Vioulac a déroulé sous nos yeux les tares transgénérationnelles de la pensée occidentale. Le nihilisme est son essence et sa provenance, car depuis la nuit des temps affirmer l’être revient à coproduire le non-être . Ce truisme explique la catastrophe de l’Occident comme tragédie, comme la logique du pire inéluctable. Nous sommes la Catastrophe. « Notre époque est celle de cette catastrophe : plus précisément, elle est celle où le nihilisme a conquis le statut de possibilité d’annihilation » (p.486). La « puissance du rationnel » engendre l’impuissance et la démission collective. La Machination a conquis le monde, son universalité ne fait plus aucun doute, les derniers peuples autochtones tâtent à leur tour le fil de l’épée et la sucrerie de la consommation. La démonstration de Jean Vioulac par l’intérieur même de la pensée occidentale est sans appel, c’est le grand mérite de ses ouvrages.

« Notre époque est celle du temps de la fin : non pas la fin des temps, mais un temps qui n’est plus que celui de la fin, et qui l’est pour toujours, c’est-à-dire jusqu’à la fin ». Anders avait déjà formulé cette évidence, même son ex (Hannah Arendt) trouvait cette conclusion pessimiste voir défaitiste. Gunther avait des décennies de lucidité avant Hannah, la penseuse de campus (ghetto) à l’américaine. L’exil n’est pas un certificat de vérisme (réalisme). Le confort d’une Chaire assure la bonne chair, Gunther refusa radicalement cette facilité, sa fulgurance n’en est que plus crédible.

Le temps de la fin devient un délai de livraison aux multiples paramètres. Le temps d’incubation du Principe de Raison fait place au temps de l’Apocalypse* devenue déploiement technologique sans vergogne. La croyance au progrès et à la thérapeutique homéopathique du mal par le mal (toujours plus de technique) ont anesthésié les esprits. L’éducation et les médias sont devenus les saints pères de la bonne parole et de la bien-pensance. « L’Histoire apparaît alors comme simple médiation temporelle entre deux règnes de pure immédiateté sans passé ni avenir que sont l’animalité et la technicité » (p.487). Le transhumanisme qui pointe son nez est le temps de l’instrumentalité pure. Notre époque marque l’éternel retour du machinisme. La technique comme alternative à la naturalité de l’homme a gagné le combat millénaire.

Dans ces noires considérations transpercent les nouveaux rejets de la vieille métaphysique. L’apocalypse annonce une eschatologie, notre position de néo-apocalypticien veut croire que l’on peut encore éviter le nihilisme intégral et le non-retour du Même. Traditionnellement l’apocalypse est au aussi révélation*, dévoilement*.

En conclusion, Vioulac s’interroge, « sur l’essence que l’humanité porte en elle ». L’Occident est étymologiquement le pays du crépuscule (bref être à l’ouest, assurément). Nos mythes fondateurs du Chaos (Grèce) et de la Création (Bible) nous ont mis sur les rails à destination de l’abîme. La philosophie seule ne pourra jamais retrouver le chemin de l’innocence ni assurer un changement radical de direction.

⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ ⠀R-D M