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Mais qui était Hannah Arendt ?
Article mis en ligne le 17 novembre 2016
dernière modification le 29 octobre 2023
 
Pour accompagner la sortie du film que Margareth von Trotta lui a consacré, il a été nécessaire de présenter Hannah Arendt au grand public. Alors que dans le livret de presse allemand, la formule “die berühmte Philosophin und Schriftstellerin“ (la célèbre philosophe et écrivaine) suffit, dans celui destiné à la presse française en page 4 comme sur la 4ème de couverture, elle est qualifiée plus précisément : “La philosophe juive allemande“. D’évidence en France, Hannah Arendt n’est pas aussi célèbre qu’outre-Rhin… Le livret faisant son office, la plupart des journalistes reprennent la formulation avec parfois quelques variantes : “L’intellectuelle d’origine juive allemande“ pour Pierre Haski, sur rue89, par exemple.

Quant à moi je préfère : Hannah Arendt, une Allemande libre-penseuse et théoricienne politique considérée comme juive par les lois scélérates de Nuremberg. Alors certes, c’est un peu plus long mais l’ordre et la formulation sont d’importance : une (c’est une femme qui adorait la vie et les hommes) Allemande (elle est née en Allemagne et se considérait comme telle), libre-penseuse et théoricienne politique car si elle a étudié la philosophie avec les plus grands, elle a renoncé à se dire philosophe après son départ d’Allemagne et enfin considéré comme juive parce que des racistes ayant promulgué des lois racistes [Leur rédacteur, présent lors de la Conférence de Wannsee, Wilhelm Stuckart, arrêté en mai 1945 fut libéré en avril 1949], elle s’est découverte juive avec l’arrivée des nazis au pouvoir et même a dû fuir l’Allemagne et la France où elle était internée au camp de Gurs, pour éviter la déportation et la mort. Elle a été ensuite sommée de se définir en tant que juive et ses thèses ont été critiquées en utilisant ce filtre.

En fait, toutes ces questions de formulation renvoient aux questions sensibles liées aux identités… Et les dénominations disent autant voire plus sur les formations sociales qui les utilisent que sur les personnes qu’elles tentent de présenter.

Mais comment se serait-elle elle-même définie ? "Je n’appartiens pas à un peuple" lui fait dire Margarethe von Trotta dans son film en réponse à une injonction de son vieil ami et mentor d’aimer le peuple juif. Sans doute, la cinéaste allemande ne tient pas à être accusée de récupération nationaliste (pourtant complètement étrangère à toute sa démarche !) en la qualifiant d’Allemande : la sensibilité du sujet reste toujours grande pour les intellectuels allemands surtout s’ils sont nés à Berlin en 1941 et qu’ils ont bu le lait noir (pour paraphraser Paul Celan, car il n’y a pas que les Juifs qui ont eu à vivre avec le poids de ce passé insupportable et singulièrement les jeunes allemands qui ont dû se construire après la deuxième guerre mondiale)…

Pour autant, Hannah Arendt refusait la notion de citoyen du monde. Elle débute un article publié en 1957 sur "Karl Jaspers : citoyen du monde ?" par une affirmation sans ambigüité qu’elle va démontrer par la suite : "Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays" .

Par ailleurs dans une lettre le 19 février 1953 à son ancien professeur et toujours ami, Karl Jaspers, elle a répondu clairement à la question de son identité :
"Je peux promettre de ne jamais cesser d’être une Allemande au sens où vous l’entendez ; c’est-à-dire que je ne renierai rien, ni votre Allemagne et celle de Heinrich, ni la tradition dans laquelle j’ai grandi, la langue dans laquelle je pense et dans laquelle ont été écrits les poèmes que je préfère. Je ne me raconterai pas d’histoires, je ne m’inventerai ni un passé juif ni un passé américain".

Elle se pense donc Allemande. Pourtant, cette correspondance publiée en 1996 chez Payot est néanmoins présentée en 4ème de couverture par : “Ce livre est un dialogue fascinant entre un homme et une femme, une juive et un Allemand“. La fonction de cette page est d’accrocher le lecteur, de faire vendre ; habituellement, elle est rédigée par le service communication-marketing de l’éditeur qui ne lit pas forcément le livre mais cherche à s’adresser au lectorat le plus large en l’espèce français : le dialogue entre une juive et un Allemand doit être assurément plus vendeur que la correspondance entre une Allemande et un Allemand ou entre deux penseurs allemands. Ce faisant, la terminologie employée continue de faire perdurer des idées nauséabondes…

Mato-Topé