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Nestor Potkine
Anges partout, humains nulle part.
Article mis en ligne le 27 février 2007
dernière modification le 28 février 2007

OH,WHAT A BLOW THAT PHANTOM GAVE ME
Edmund Carpenter
Paladin

Anges partout, humains nulle part, pourrait être le titre du livre d’Edmund Carpenter « Oh, what a blow that phantom gave me » (Paladin) « Oh, le coup que m’a donné ce fantôme ! ».Il s’agit de la première phrase du livre, qui observe que l’électricité a fait de nous des anges, pas des perruques blondes ailées, mais des esprits sans corps, capables de se transporter partout à volonté. Le téléphone, en particulier portable, la radio, la télévision, l’Internet, en nous connectant à qui est loin, ailleurs, nous arrachent à nos propres corps, à nos propres lieux, à notre histoire, au collectif vivant, réel, pour nous plonger dans un présent désincarné, dans un collectif rêvé, toxique et soumis.

Carpenter a écrit ce livre après avoir été nommé par le gouvernement australien, avant l’indépendance de la Papouasie Nouvelle-Guinée, « conseil en communications pour le Territoire de Papouasie et Nouvelle-Guinée ». Carpenter est anthropologue ; pour lui, travailler à la meilleure façon de développer la radio et la télévision dans un pays principalement préhistorique, « équivaut pour un écologiste à être nommé conseiller au développement du DDT ». Il accepta pourtant le poste dans l’espoir, sans doute vain, de limiter les dégâts.

Si on s’intéresse à l’effet de la nature des médias sur les structures de la société et de la pensée, mais que l’on a reculé devant les bizarreries d’écriture d’un McLuhan ou d’un Virilio, on appréciera la grande clarté du livre de Carpenter et sa manière d’habiller des idées abstraites dans des récits concrets :

 « En Nouvelle-Guinée, quand les villageois Papous négligent les ordres de leur chef, celui-ci peut demander au gouvernement de les enregistrer au magnétophone. Le lendemain, la communauté assemblée entend la voix du chef à la radio. Et alors ils obéissent. »
 « Deux amies, l’une montrant à l’autre son bébé endormi : « comme il est beau ! » dit la seconde. « Ce n’est rien, attends de voir sa photo ! »
 « Lorsque des téléspectateurs souhaitent que la réalité et la télé se ressemblent, ils veulent en fait que la réalité ressemble à la télé. Deux petites villes américaines mal placées ont demandé à changer de fuseaux horaires, lassées que l’heure des horloges ne soit pas l’heure des émissions. »
 « Il fut un temps où l’on considérait les élèves comme des seaux vides, à remplir. A présent les élèves sont des seaux débordant d’information, obtenue hors de l’école, qui est devenue un lieu de détention, et non plus d’attention. »

La page la plus triste du livre décrit comment Carpenter et son équipe arrivent dans un village plutôt négligé par les Blancs, et qui n’avait été jamais exposé aux caméras, appareils photos, etc. Carpenter filme, enregistre, prend en photo Polaroïd, montrant immédiatement les résultats aux Papous. Et filme les réactions mêmes au fait d’être filmé. A la terreur initiale (la machine a-t-elle volé mon âme ?), succède une fascination sans limites. Lorsque Carpenter revient plusieurs mois après, « j’ai d’abord cru que j’avais pris le mauvais affluent dans le réseau fluvial. Je n’ai pas reconnu le village. Plusieurs maisons avaient été reconstruites, dans un style différent.

Des hommes s’habillaient à l’européenne. Ils se tenaient différemment. Ils agissaient différemment.(...) En un seul mouvement brutal, ils avaient été arrachés à leur existence tribale et transformés en individus séparés, solitaires, frustrés, qui ne se sentaient plus chez eux, nulle part. Je crains que notre visite n’ait précipité la crise. Pas notre présence, mais la présence de nouveaux médias. Une tribu plus isolée aurait peut-être été moins influencée, peut-être même pas du tout. Mais les habitants de Sio étaient vulnérables. Depuis dix ans, ils glissaient imperceptiblement vers la culture occidentale.

La démonstration de nos médias a fait pencher la balance. Les changements cachés sont soudainement devenus explicites. La conséquence a été une aliénation instantanée. Leur esprit, leur sensibilité, libérés des contraintes tribales, ont créé une nouvelle identité : l’individu privé. Pour la première fois chaque personne s’est vue , elle et son environnement, avec clarté, et elle s’est vue séparable. (...) On peut se demander qui donc a le droit de faire ça à autrui, quelle qu’en soit la raison. Si cette question fait mal, à une échelle aussi limitée, comment y répondra-t-on, en termes d’émetteurs touchant des centaines de milliers de personnes quotidiennement, en un processus déclenché aveuglément, sans le moindre examen ? »

Le pourcentage de foyers français sans télévision est : 2%.

Nestor Potkine