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Jean Michel Kay
Un éditeur pour le socialisme libertaire (2)
Article mis en ligne le 15 novembre 2009
dernière modification le 12 octobre 2009

Le piège de l’antisoviétisme

Quand il revient en France en juin 1945, le paysage politique et social a naturellement changé. Le PSOP a disparu dans la guerre sans laisser de traces. Depuis un an, le parti communiste participe au gouvernement, et il y restera jusqu’en 1947. Les organisations de la résistance qui invoquaient à divers titres la nécessité d’une « révolution », c’est-à-dire la construction d’une société rompant nettement avec la IIIe république, sur la base de l’alliance populaire réalisée dans la résistance, doivent céder la place aux partis politiques. Ceux-ci n’ont qu’un objectif : renforcer au plus vite l’appareil d’État. Ainsi, par exemple, aucun appui ne sera apporté aux travailleurs qui ont de fait pris en charge leurs entreprises [1].

Grâce à un ami, René trouve une place au secrétariat de rédaction du Populaire, le quotidien de la SFIO, puis aux Éditions de la Liberté. Dès janvier 1946, il relance ses propres publications : une revue, Masses, et les Cahiers Spartacus. Il a pu récupérer un stock des brochures publiées avant la guerre. En quatre ans, vont s’y ajouter une quarantaine de titres, de la brochure au livre de fort volume. Son objectif est clair : ne pas laisser au parti communiste et à ses satellites le monopole de l’expression de la pensée marxiste ; fournir des éléments de critique révolutionnaire de la Révolution russe, du régime soviétique et de la politique du parti communiste. Parmi les titres notables de cette période, on trouve des textes de Rosa Luxemburg (Questions d’organisation de la social-démocratie russe, publiées avec d’autres textes sous le titre Marxisme contre dictature, Réforme sociale ou révolution ?, Grève générale, parti et syndicats), Lénine et la révolution d’Anton Ciliga (extraits de son Dix ans au pays du mensonge déconcertant, qui paraîtra deux ans plus tard), L’Algérie dans l’impasse, de Sylvain Wisner, qui veut attirer l’attention sur la crise à venir dans cette colonie, La Commune de Cronstadt, d’Ida Mett [2], L’URSS concentrationnaire de Guy Vinatrel et des études historiques de Maurice Dommanget, dont, en 1950, un Sylvain Maréchal, fort de 500 pages, coûta si cher pour des ventes si faibles qu’il entraîna pratiquement à lui seul l’arrêt des éditions.

Masses se veut mensuelle, mais onze numéros seulement paraîtront jusqu’à son arrêt en mai 1948. Parmi ses rédacteurs, on trouve des anciens du premier Masses, de Spartacus, du PSOP, des syndicalistes révolutionnaires et des membres de la gauche du parti socialiste, dont Marceau Pivert ; elle reçoit des textes de l’étranger, et des contributions de Victor Serge, jusqu’à sa mort en 1947.

Sous le titre Socialisme et liberté (qui est aussi le sous-titre de la revue), l’éditorial du premier numéro rappelle qu’étatisme et nationalisme sont les ennemis du socialisme. Au troisième numéro, Masses devient l’organe du Mouvement international socialisme et liberté fondé par Marceau Pivert, dont la déclaration d’intention se réclame du socialisme libertaire et de l’internationalisme révolutionnaire. Mais ce mouvement n’a pas d’implantation sociale et disparaîtra rapidement.

René et ses camarades ressentent la nécessité de transmettre l’enseignement tiré des 30 dernières années, si chèrement payé. Mais à qui ? En 1946, à en juger par le nombre des adhérents des partis et des syndicats, la mobilisation est forte, même si les espoirs nés de la Libération se dissipent dans les terribles difficultés de la vie quotidienne, la pénurie, la hausse effroyable des prix, le début des guerres coloniales. Jamais les effectifs du parti communiste et du parti socialiste (ceux du second étant moitié moindres que ceux du premier) n’ont été aussi importants, et jamais plus ils ne le seront autant. Autre mesure de l’intérêt pour les questions sociales, Le Libertaire, l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste, tire à l’époque à 100 000 exemplaires. Mais la SFIO fait partie de la coalition gouvernementale, elle la dirigera même plusieurs fois en 1946 et 1947 ; il n’existe pas en son sein de tendance comparable à ce qu’a été la Gauche révolutionnaire ; ses adhérents ne sont pas pour la plupart réceptifs à un courant qui revendique une toute autre orientation que celle du Parti, même s’il les conforte dans leur hostilité au parti communiste. La SFIO est bientôt prise en tenaille entre celui-ci, alors électoralement et socialement le plus puissant de France, et un parti gaulliste, le RPF, vu comme une menace pour la république parlementaire. L’opposition entre l’Union soviétique et l’alliance anglo-américaine va être au centre du débat politique, et avec elle le parti communiste, dont l’objectif premier est d’ « éviter une coalition occidentale qui romprait l’équilibre des forces au détriment de l’URSS [3] » ; c’est lui qui va en fixer les termes pour les années à venir : d’un côté, le sien, le camp du socialisme et du progrès, la classe ouvrière, la paix ; de l’autre, celui de tous les autres, dont bien sûr la SFIO, l’impérialisme, la bourgeoisie, la guerre.

Ceux qui, entre ces deux pôles, cherchent à faire progresser une troisième voie, peinent d’autant plus à se faire entendre que « troisième voie » rappelle « troisième force », la coalition centriste à laquelle participe la SFIO. L’expérience est pourtant tentée.

En novembre 1947, des intellectuels connus, dont Jean-Paul Sartre, Albert Camus, David Rousset ont signé avec Marceau Pivert et quelques députés socialistes un Appel pour une Europe socialiste et neutre. David Rousset poursuivit la réflexion dans ce sens et, fin février 1948, avec Sartre, des journalistes, quelques députés socialistes de gauche et des militants syndicaux, il lança un appel pour un Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR). Il s’agissait de dépasser l’affrontement entre la SFIO, dévouée gestionnaire du capitalisme, et le parti communiste, émanation de la politique soviétique. Le RDR n’est pas un parti ; Rousset en donne les raisons : « C’est seulement dans l’existence et la pratique d’une lutte commune que les solutions théoriques nécessaires se trouveront… Le rassemblement… exprime un accord sur des objectifs plus limités, plus immédiats, correspondant plus directement à la situation présente, dans ce qu’elle a d’urgent et de limité. [4] n°36, Paris, 1948.]] » ; il est également conscient que le RDR n’est pas ancré dans le mouvement ouvrier : « Un parti, c’est aussi l’expression d’une classe sociale…Nous voulons rassembler, aux côtés de la classe ouvrière, les éléments des classes moyennes que la situation économique et sociale d’aujourd’hui amène à se mobiliser dans la lutte. [5] »

Dans le premier numéro de La Gauche, le bimensuel du RDR, Sartre lance un appel « au rassemblement des hommes de ce pays, comme consommateurs et comme producteurs, au sein de comités de quartiers, de comités de villages, de comités d’usines…où ils prendront conscience ensemble de leur humanisme démocratique et révolutionnaire…Le premier but du Rassemblement démocratique révolutionnaire, c’est de lier les revendications révolutionnaires à l’idée de liberté. » Cet objectif de constitution de « soviets » « à froid » dans les entreprises, sur les lieux de consommation et dans les campagnes est repris dans le programme du RDR, ainsi que ceux d’une fédération démocratique révolutionnaire des peuples et d’une lutte constructive contre le Plan Marshall.

Le RDR attire des socialistes de gauche, comme Jean Rous, Léon Boutbien, qui ont collaboré à Masses. Ceux-ci sont qualifiés d’ « agents staliniens » par Jules Moch, ministre socialiste de l’Intérieur, vieil adversaire de la gauche du parti, qui, à la même époque, organise la répression effroyable de la grève des mineurs du Nord. Pour le parti communiste, le RDR est « le RPF camouflé en parti de gauche », « une annexe de la SFIO ». Pour La Vérité, l’organe du Parti communiste internationaliste (trotskyste), il est « une entreprise de confusion ».

Au bout d’un an d’existence, le RDR a constitué des groupes actifs à travers la France, rassemblant un peu moins de deux mille adhérents ; l’un de ces groupes, dans la Manche, édite un organe appelé Combat prolétarien. Le RDR a en effet attiré des syndicalistes qui militent pour la réunification syndicale « sur une base démocratique ». Mais ses principales manifestations sont de grandes réunions pour promouvoir cette Europe indépendante des deux impérialismes pour laquelle il a été créé. Le 30 avril 1949, il organise une Journée internationale de résistance à la guerre et à la dictature, qui apparaît comme une réponse au Congrès mondial des partisans de la paix qui vient de se tenir à Paris. Les soutiens que le RDR a reçus de la SFIO et de la CGT-FO sont trop apparents, le contenu des interventions trop discutables pour qu’il y trouve un nouvel élan. La géopolitique permet rarement à elle seule à un mouvement de s’enraciner dans les classes exploitées. Sartre, de son côté, s’est désolidarisé du RDR, le jugeant anti-communiste.

La dénonciation des réalités du régime soviétique, même lorsqu’elle reçoit une large publicité comme ce sera le cas en 1949 et en 1950 à l’occasion des procès Kravchenko et Rousset, ne semble pas avoir une grande influence sur l’évolution politique des militants en milieu ouvrier, quand ceux-ci n’ont pas subi eux-mêmes les conséquences de la politique du parti communiste. C’est le cas de cette génération dont la guerre et la Résistance ont affaibli les liens avec les forces conservatrices.

L’histoire du Mouvement de libération du peuple en est une illustration.

La Ligue ouvrière chrétienne est un mouvement d’entraide familiale parrainé par l’église catholique. Elle devient en 1941 le Mouvement populaire des familles (MPF) [6]. En 1946, il compte environ 150 000 adhérents ; son hebdomadaire, Monde ouvrier, tire jusqu’à 200 000 exemplaires. L’institutionnalisation de l’aide sociale va modifier son rôle, en faire un gestionnaire de services collectifs. Bon nombre de ses militants veulent contribuer de façon plus décisive à l’amélioration radicale de la vie ouvrière. La référence à la foi s’estompe. En 1948, ils s’engagent activement dans les actions de solidarité en faveur des mineurs en grève ; ils sont aux côtés du parti communiste dans la campagne contre le plan Marshall.

En 1949, le MPF engage une réflexion sur l’action proprement politique et, en conséquence, s’ouvre à des techniciens et des ingénieurs qui ont du mal à trouver leur place dans les syndicats. Percevant cette évolution, la hiérarchie catholique lui retire le statut d’ « action catholique ouvrière ».
En 1950, le MPF, pour officialiser ses nouvelles orientations, prend le nom de Mouvement de libération du peuple (MLP). Dès l’année suivante, le Mouvement se scinde à peu près en deux, une partie de ses membres considérant leur rôle comme celui d’un mouvement d’éducation populaire (elle forme le Mouvement de libération ouvrière), tandis que la majorité du MLP veut constituer une « force politique organisée », sur les bases suivantes :

« 1. Le but final du Mouvement est l’épanouissement total de l’Homme par une promotion collective de l’Homme basée sur le sens de l’Histoire.

2. Pour arriver à ce but, deux moyens : chute du régime capitaliste, création d’une société sans classes.

3. Nous contribuerons à la chute du régime capitaliste par la lutte des classes.

4. Pour arriver à cette société sans classes, il y aura une révolution ouvrière, et le Mouvement doit l’animer.

5. Dans la période actuelle de résistance ouvrière, le mouvement, tout en restant lui-même, doit travailler avec toutes les forces ouvrières qui veulent faire une révolution authentique, y compris les organisations communistes, même si elles sont seules. »

Compte tenu de l’âpreté des conflits sociaux, les membres du MLP sont alors convaincus qu’une situation révolutionnaire peut survenir de façon imminente ; la manifestation de l’anticommunisme (de l’hostilité au parti communiste et à l’Union soviétique) est, pour lui, anti-ouvrière. L’amélioration de la situation économique au début des années 1950 va éloigner cette perspective et, en 1953, certains de ses militants le quittent pour retourner à l’action familiale, syndicale, culturelle et sociale qui était celle du MPF ; d’autres, considérant qu’il n’y a qu’un parti de la classe ouvrière, le parti communiste, quitteront le MLP parce qu’il voudra affirmer une ligne politique propre, sans toutefois prétendre être un parti.
Le MLP s’ouvre alors aux jeunes et aux étudiants, il s’engage dans la lutte anticoloniale. Comme pour nombre d’autres organisations se réclamant de la révolution socialiste, la guerre d’Algérie va être l’occasion d’un engagement militant fort : le MLP, comme la Fédération communiste libertaire, comme les groupes trotskystes, comme les socialistes anticolonialistes, va s’engager concrètement aux côtés des nationalistes algériens. Cet engagement, puis la dénonciation de l’intervention soviétique en Hongrie en 1956, l’éloigneront du parti communiste. En 1957, le MLP fusionne avec une partie de l’Union progressiste, regroupement du parti socialiste unitaire et de mouvements chrétiens progressistes, jusqu’alors très proche du parti communiste, ainsi qu’avec la Tendance socialiste révolutionnaire, issue du trotskysme, pour former l’Union de la gauche socialiste (UGS). En 1960, l’UGS sera avec le PSA, scission anticolonialiste de la SFIO, l’un des constituants essentiels du Parti socialiste unifié (PSU).

Le dernier âge d’or ?

Après 1950, René Lefeuvre ne va plus publier jusqu’à la fin des années 1960. Il a quitté la SFIO, qui s’achemine vers sa disparition. Il a conservé les stocks des revues et livres invendus. En 1968, René, désormais retraité, épaulé par le petit groupe qui tient la librairie de la Vieille taupe et qui diffuse les textes des courants révolutionnaires marxistes non léninistes, va relancer ses éditions. Le premier Cahier de cette nouvelle période, Le paysan dans la révolution russe, d’Ida Mett, est publié en 1969. Dans les dix ans qui suivent, il va ajouter une cinquantaine de titres au catalogue des Cahiers Spartacus, sans compter les rééditions des titres déjà existants. De 1975 à 1979, il publiera également quinze numéros d’une revue, Spartacus, sous-titrée « Socialisme et liberté » : la continuité du projet éditorial est claire.

La période qui suit mai 1968 est extrêmement riche en éditions du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Les idées, les courants des révolutions passées suscitent un intérêt important dans de nombreuses couches de la population. Tous les éditeurs commerciaux créent des collections pour répondre à cette demande nouvelle. On voit aussi apparaître des éditeurs militants, non lucratifs, parfois éphémères, préoccupés uniquement de mettre à disposition, le plus rapidement possible, des textes qu’ils jugent essentiels pour contribuer au débat : en 1969, par exemple, Bélibaste publie, entre autres, La makhnovchtchina d’Archinov, les Lettres de prison de Rosa Luxemburg, un recueil de documents de la Commune de Cronstadt ; Champ libre publie le rapport de Khrouchtchev au XXe congrès du parti communiste d’Union soviétique, suivi du Testament de Lénine. Aux Cahiers Spartacus, on trouve les principaux textes politiques de Rosa Luxemburg, à l’exception de La crise de la social-démocratie. Cette année-là, les Cahiers Spartacus diffusent à nouveau la Réponse à Lénine d’Herman Gorter et publient, entre autres, les Souvenirs sur Rosa Luxemburg de Louise Kautsky. Ils rééditent Les trois sources du marxisme de Karl Kautsky, accompagnées d’une critique par les camarades de la librairie de la théorie léninienne de la conscience de classe. Cette floraison de publications au sujet de la révolution et des révolutionnaires va s’amplifier dans les années qui suivent.

Mais, dans le même temps, ce sont les groupes se réclamant du léninisme qui paraissent recueillir le plus d’adhésions nouvelles, à commencer par le parti communiste ; les différents groupes trotskystes, d’autres se référant au maoïsme, gagnent en visibilité et en influence, en particulier chez les jeunes. Pour René Lefeuvre, comme vingt ans plus tôt, il s’agit de faire connaître non seulement la pensée, diverse, des courants non-léninistes historiques du socialisme, mais aussi d’apporter des points de vue sur les évènements contemporains s’inscrivant dans la continuité de ces courants. Sa force, ce sera de réunir autour de ce projet des petits groupes, des individus de toutes les générations qui acceptent la pluralité des points de vue, des expériences, qui ont compris que le sectarisme est souvent le produit d’une pensée qui ne se confronte plus à la pratique. Les évènements de Pologne, le développement du capitalisme en Chine, la révolution portugaise de 1974, des réflexions de collectifs sur la pratique syndicale ou les voies de l’abolition du salariat alimenteront le catalogue au même titre que des études historiques ou des textes de Karl Marx, de Max Stirner, ou d’Anton Pannekoek.

Une fois encore, à qui s’adressent ces publications ? L’intérêt suscité par le renouveau de l’idée de révolution explique qu’on achète ces textes en bien plus grand nombre, sans que leurs lecteurs ne soient tous, à un titre ou à un autre, des militants. Par leur orientation singulière, les Cahiers Spartacus sont d’ailleurs confrontés à un phénomène particulier : pour les anarchistes, il n’est en général pas question de s’intéresser à des textes « marxistes » et peu d’entre eux reconnaissent à l’époque les Cahiers comme « libertaires ». Pour les courants trotskystes, les Cahiers sont source de « confusionnisme ». Leurs militants avertis savent que le
« Vieux » a qualifié autrefois le PSOP de parti « centriste » et que René Lefeuvre a appartenu après-guerre à la SFIO.

Mais les militants qui viennent proposer leur aide ou leurs textes à René dans cette période sentent bien que le courant qu’il exprime à travers ses éditions ne peut pas être limité à un éventuel mouvement « conseilliste » qui n’a jamais eu d’influence sur le mouvement social en France. Il serait inconcevable que la mobilisation en 1968 de vastes secteurs de la population française, en particulier de couches sociales nouvelles, sous des formes originales, ne débouche pas sur de nouveaux projets politiques ; c’est aux militants qui vont y contribuer, quels qu’ils soient, qu’il faut fournir tous les outils possibles pour éviter les pièges que leur tendent ceux qui aspirent avant tout à l’exercice du pouvoir.

C’est ce qu’exprime Alain Guillerm [7] en 1974 dans sa préface à la brochure Marxisme contre dictature de Rosa Luxemburg : « …le grand parti ouvrier qui pourrait naître de la fusion du PS, du PSU, du CLAS [8] et des militants de la CFDT ne peut se constituer – disons le clairement – qu’en étant "luxembourgiste". Sans théorie autonome il ne pourra être soit qu’un parti réformiste et conservateur…soit encore qu’un appendice idéologique et pratique du PCF…Les camarades qui œuvrent à cette fusion…sont bien conscients du danger. Ils croient pouvoir y remédier en mettant en avant le mot d’ordre enthousiasmant d’autogestion…l’expression est devenue si vaste qu’elle en devient confuse… Certains entendent en effet par autogestion la gestion de la société à tous les niveaux par les hommes, le dépérissement de l’État et du salariat, alors que d’autres n’y voient qu’une simple gestion économique…ne touchant ni au Capital, ni à l’État. »

Sans doute, Alain Guillerm se méprenait sur le caractère de classe du parti socialiste. Mais il mettait l’accent sur le phénomène politique spécifique surgi de mai 1968 : l’apparition, en dehors des milieux anarchistes, d’une perspective politique qualifiée d’autogestionnaire. Au moment où il écrit, un appel à été lancé par des militants syndicaux connus pour des Assises du socialisme, qui pourraient aboutir à la constitution d’un mouvement socialiste autogestionnaire unifié.

Revenons brièvement sur ce thème : en dehors de certains groupes anarchistes, le terme d’ « autogestion » renvoie à la forme de gestion des entreprises adoptée par la Yougoslavie après sa rupture avec l’Union soviétique en 1948, puis en Algérie, en particulier par une partie du secteur agricole, après son indépendance en 1962. Cette autogestion « réellement existante » dans des pays où l’ensemble des activités sociales sont dominées par l’État n’a pas aidé à la clarification du sujet. La revue Autogestion créée en France en 1966 va en explorer les multiples aspects.

C’est la CFDT qui, dès 1968, met en avant l’autogestion comme projet de société. Si la notion est floue, le sens en est facile à comprendre : si la révolution socialiste s’inscrit à nouveau comme une perspective du mouvement social, la CFDT affirme qu’elle s’opposera à l’instauration d’un socialisme étatique ; elle refuse par avance la mainmise de l’État sur l’économie et la subordination des syndicats à celui-ci. Cette prise de position n’est pas le fruit de la théorie : Mai 68 a mis en évidence dans nombre de secteurs de l’économie et de la société une revendication autogestionnaire, affirmée comme telle. Elle va charpenter cette perspective lors de son congrès de 1970. Elle y déclare vouloir construire un socialisme démocratique fondé sur trois « piliers » : l’autogestion, la propriété sociale des moyens de production et d’échange et la planification démocratique. Elle n’élude pas la question de la prise du pouvoir, mais elle refuse à coup sûr le monopole de l’exercice de celui-ci par une organisation révolutionnaire. Désormais, dans le mouvement ouvrier français, s’introduit un nouveau projet socialiste, le socialisme autogestionnaire, en face du vieux socialisme démocratique et du socialisme d’État. Le parti communiste, comme les révolutionnaires se réclamant du léninisme, sont prompts à rejeter ce qui apparaît comme une nouvelle déviation idéaliste ou opportuniste. Le PSU, lui, adoptera le socialisme autogestionnaire, non sans difficulté, en 1971, et à une très faible majorité. Dans les mois qui suivirent Mai 68, ses effectifs avaient augmenté sensiblement, et il était devenu un lieu d’affrontement de courants, certains inspirés par le trotskysme, et plusieurs autres par le maoïsme. S’y dégagea finalement un courant socialiste autogestionnaire, qu’unissait le rejet des variantes de construction léniniste du parti révolutionnaire que proposaient les autres tendances.

Si le PSU, en 1972, avait reconstruit son projet politique dans la perspective socialiste autogestionnaire, le PS y faisait aussi référence. Plus tard, d’ailleurs, et la Ligue communiste révolutionnaire, et le parti communiste se déclareront également autogestionnaires.
Les Assises du socialisme se concluront par l’adhésion au parti socialiste de près de la moitié des adhérents du PSU. À ceux qui y restent se pose la question de la nature exacte de leur projet politique. Une minorité d’entre eux insistera en vain pour faire reconnaître le socialisme autogestionnaire comme le projet d’une nouvelle classe dominante en formation à l’intérieur même du salariat, classe antagonique d’ une classe exploitée bien plus vaste que la classe ouvrière, et qu’ à cette dernière, il fallait entreprendre de donner une expression politique [9]..

Le PSU ayant par la suite soutenu le gouvernement d’union de la gauche, il sombra dans l’insignifiance et disparut. L’héritage socialiste autogestionnaire n’est plus revendiqué que par les Alternatifs [10], un groupe de quelques centaines d’adhérents, sans projet politique clairement défini en dehors de l’antilibéralisme.

Porteurs de tradition, ou porteurs d’avenir ?

Ayant travaillé de longues année comme correcteur dans la presse, René Lefeuvre en connaissait bien l’organisation. En France, les NMPP, une coopérative d’éditeurs, se charge de distribuer journaux et revues dans tout le pays. Par son intermédiaire, ses éditions pouvaient être présentes dans les kiosques à journaux, bien plus nombreux et bien plus accessibles à un public populaire que les librairies. Mais pour bénéficier de ce réseau, les Cahiers Spartacus ont dû maintenir la fiction qu’ils étaient un périodique [11] et remplir deux conditions : un rythme de parution suffisant (au minimum huit numéros par an), et un tirage permettant de servir une proportion importante des kiosques. Pour atteindre le nombre de parutions souhaité, il fallut régulièrement assembler d’anciennes publications pour en constituer de nouvelles ; les tirages élevés s’accompagnaient de retours importants, dont il fallait payer la manutention.

À la suite d’ennuis de santé et de difficultés financières, René créa en 1979 un collectif pour l’assister davantage et assurer la continuité des éditions. Les années 1980 virent l’arrivée de nouveaux auteurs dans le catalogue, et la publication d’ouvrages importants : la réédition des Conseils ouvriers d’Anton Pannekoek, dont Bélibaste avait publié la traduction réalisée par ICO ; Sous le titre Trotski, le Staline manqué, des textes de Willy Hühn analysant les conceptions politiques de Trotski ; À la recherche d’un communisme libertaire, une sélection de ses textes réalisée avec Daniel Guérin dans la perspective de la réconciliation des « frères jumeaux, frères ennemis » ; IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis de Larry Portis, le seul livre en français dédié à l’histoire des « wobblies » ; en tout une vingtaine de titres nouveaux.

La mort de René en 1988 précéda de peu l’effondrement de l’empire soviétique. Cet effondrement a sans doute rendu moins nécessaire le combat contre les théories et les projets marxistes-léninistes ; Les Cahiers Spartacus continuent cependant, fidèles à la ligne tracée par leur catalogue. Mais ce travail éditorial n’est plus alimenté par le récit de tentatives révolutionnaires en Europe, comme ça a pu être le cas dans les années 1970. L’édition de textes sur la révolution sociale et sur les révolutionnaires reste, en France, vivace. Plusieurs dizaines d’éditeurs maintiennent présents les textes des courants révolutionnaires, et en accroissent la liste.

Mais pour les Cahiers Spartacus, il semble qu’à nouveau le courant socialiste libertaire qui les a fait naître et qui justifie leur existence soit retombé en sommeil. Ce qui amène à formuler plusieurs hypothèses, qui sont autant de thèmes de recherche :

1) À supposer que l’histoire des Cahiers Spartacus puisse concorder avec d’autres éléments moins visibles, par exemple les débats à l’intérieur des organisations politiques et syndicales, pourrait-on admettre :

— d’une part, que les doctrines de la révolution sociale ne précèdent pas les crises révolutionnaires, mais qu’elles en sont le produit ?

— que, de ce fait, même si des enseignements peuvent avoir été tirés des épisodes révolutionnaires précédents par ceux qui sont amenés à en vivre de nouveaux, les doctrines elles-mêmes auront probablement perdu une bonne partie de leur validité en raison des transformations de la structure sociale intervenues entre les deux épisodes ?

— qu’après la retombée de la vague révolutionnaire, les couches sociales qui en étaient porteuses ne vont plus nécessairement continuer à entretenir la doctrine qu’elles y ont forgée, soit que ceux qui l’avaient formulée se soient avec succès intégrés dans le nouvel appareil de pouvoir (on pense aux bolcheviks), soit que la doctrine ne soit d’aucune utilité en dehors du moment révolutionnaire (on pense à l’ « autogestion généralisée ») ?

2) Les courants politiques du mouvement ouvrier se sont, en général, exprimés dans des écrits, et leurs tribulations sont également sujet d’étude pour l’historien. Peut-on chercher à apprécier l’influence qu’ont pu avoir, que peuvent avoir aujourd’hui, des textes comme ceux qu’a publiés René Lefeuvre, que publient aujourd’hui les éditeurs de la révolution sociale, sur les lecteurs à qui ils cherchent à s’adresser ?