Les enfants, faites attention, tenez-vous bien, avait dit ma mère. La recommandation s’adressait à moi, surtout, petite fille de six ans toujours prête à poser des questions incongrues.
La personne attendue sonna, on ouvrit. Mademoiselle Bourdon ? – De Bourdon, rectifia la dame d’un air pincé.
Elle était étrangement vêtue. Des bas et des gants blancs, chemisier blanc également, veste et jupe d’un vert soutenu. Et un chapeau – vert lui aussi. Immédiatement, vint le souvenir du roman « Ces dames aux chapeaux verts » tant chez ma mère que chez nous, les enfants.
Mademoiselle de Bourdon venait rencontrer mon père, qui en dehors de ses heures de bureau était devenu, au fil des ans, un entomologiste amateur assez réputé.
Ma mère avait fait asseoir la dame au salon, devant un thé –qu’elle estimait plus distingué que le café – et tentait d’entretenir la conversation. Heureusement mon père arriva. A certains égards, n’ayant que très peu le souci de son apparence, il avait une allure un peu décalée, mais je n’en pris conscience que tard. « Je vous écoute » dit-il courtoisement. Nous attendions. La dame jeta un regard sur l’ensemble de la famille, je compris qu’on allait me faire sortir de la pièce, mais finalement Mademoiselle de Bourdon déclara que ses soucis pouvaient être instructifs pour les enfants.
L’histoire commençait simplement, dans sa cuisine, alors qu’elle épluchait des légumes. Il lui avait semblé voir courir sur la table un minuscule insecte noir, de la taille d’une pointe d’épingle. Puis, elle avait ressenti un picotement aux yeux et aux oreilles. Elle n’y avait pas prêté d’attention sur le moment, mais le trouble persistant, elle avait fait le lien avec la présence dans ses légumes de la bestiole. « Je crois que ce sont des langastres » précisa-t-elle, l’insecte seul à l’origine s’étant apparemment multiplié. « Vous voulez-dire des langastes ? En fait ce sont des tiques, qui mesurent quelques millimètres, et qui ressemblent un peu à des araignées… ». La dame semblait de plus en plus mal à l’aise. « Des tiques ? Elles boivent le sang, c’est ça ? ». « En effet », répondit placidement l’entomologiste, plus intéressé par l’identification, à distance, de l’insecte que par les conséquences sur la personne de la dame en vert.
« C’est quelqu’un qui m’a dit que c’étaient des langastres, reprit-elle, mais je ne crois pas que c’en était d’après ce que vous dites, la petite bête était minuscule. Je pense que sans que je m’en aperçoive, elle est montée dans une de mes oreilles, et elle s’y est logée. Depuis, j’ai des migraines, je dors mal, j’ai peur. » « Peur de quoi exactement ? » « Peur des ondes, c’est pour ça que je m’habille en blanc et vert. » « Mais quel lien avec la petite bête qui serait entrée dans votre oreille ? » « Elle est entrée pour m’empêcher de me protéger des ondes, voilà ! »
Un grand silence s’installa. Puis, je sentis que le rire commençait à secouer mon ventre, mes frères semblaient difficilement se contenir, ma mère eut un sourire narquois. Mais mon père reprit sans se troubler : « C’est dommage que je n’ai pas pu observer cet insecte, qui n’est du reste sans doute pas un insecte mais une variété d’arachnide. C’est curieux d’en trouver dans les légumes. Si par hasard, vous en trouviez un autre, ce serait intéressant de le capturer pour mieux l’examiner et l’identifier. »
La dame en vert eut un sursaut. Ma mère se montra un peu plus compatissante : « Avez-vous consulté un ORL ? » Suivit alors le récit pénible des tribulations médicales de Mademoiselle de Bourdon. Aucun médecin n’avait compris, affirmant qu’il n’y avait rien d’anormal dans ses oreilles, on l’avait même adressée à un psychiatre, vous vous rendez-compte, c’est pourquoi elle avait pensé qu’un spécialiste des insectes pourrait l’aider. Aider, ce fut le mot qui réveilla mon père et le fit sortir de son univers d’entomologiste. « Quoi qu’il en soit, Madame, ce genre d’insecte ne peut vivre dans un être humain, ni se reproduire. Tôt ou tard, il mourra et sera éliminé. Tout devrait rentrer dans l’ordre. »
Mademoiselle de Bourdon s’en alla, après avoir remercié. Etait-elle rassurée ? Sa crainte des ondes était antérieure à l’incursion supposée du langastre, et sans doute ses peurs s’alimenteraient d’autres incidents.
Tranquillement, un de mes frères conclut : « En fait, cette dame, elle a le bourdon ! ».
Léonore