Plutôt l’émeute que les meutes !
Pour l’universalisme

Plutôt l’émeute que les meutes !

Je rencontre une amie dans l’avenue, vers le centre. Elle sortait du métro, moi je marche très vite. Il fait froid et elle s’est emmitouflé la tête dans un foulard épais, comme un chèche coloré. Elle a le nez tout rouge et veut rentrer chez elle pour se mettre au chaud. Au plus vite. Mais, tout de même, avec cette irrépressible envie de discuter qui nous fait, dès fois, narguer les éléments, risquer notre confort, elle me raconte qu’elle revient d’une conférence et brusquement m’annonce qu’il n’y a plus de valeurs universelles !

Couverture de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert

La connaissant chrétienne, je m’interroge. Comment peut-on si rapidement être inquiétée dans ses convictions les plus profondes par un conférencier, aussi talentueux soit-il ? Peut-être est-ce le froid qui lui a ramolli la cervelle, ou l’âge ? Ayant moi-même beaucoup d’heures de vol au compteur, et me découvrant de plus en plus frileux sur ce large trottoir, je m’inquiète, et pour elle et pour moi. Mais qui t’a annoncé cette mauvaise nouvelle ? Oh ! C’est Edouard Glissant !

Derrière elle, sur l’avenue, au milieu des voitures apparaissent des hommes enturbannés, barbus. Plusieurs dizaines arrivent et de toutes les rues. Sans banderoles, mais avec le doigt (c’est bien l’index !) montrant le ciel couvert. Ils exigent que les filles n’aillent plus à l’école ! Ils se frappent la poitrine, ils ont l’air en colère. La femme est un danger pour notre religion ! Elles doivent être enfermées dans le sein des maisons !

Je demande à l’amie si elle en est d’accord ?

Bien sûr que non dit-elle, mais cette éducation des filles, cette libération des femmes, ce respect d’une totale égalité des droits entre les êtres humains est une invention occidentale. Et l’Occident n’a pas de leçons à donner.

Un gouffre s’est ouvert. Toutes les automobiles au milieu de l’avenue tout à coup arrêtées. Les gaz d’échappement s’élèvent doucement. Le silence est total. Puis j’entends arriver le grondement qui monte du fond des entrailles de la terre sous nos pieds. (C’est peut-être un métro ?) Et nous voyons sortir du trou noir de l’abîme des centaines de soldats qui marchent en cadence. Ils sont de noir vêtus. Dans un ordre impeccable, ils se rangent en quartiers puis, à un commandement venu de quelque part, ils se mettent à crier. Tous ensemble, un seul cri, que je comprends très bien : « Mort aux juifs, mort aux nègres, peuple réveilles-toi ! »

Je demande à l’amie si elle en est d’accord.

Ce cri c’est l’Occident qui le criait pourtant ? Oui, c’est vrai, me dit-elle, mais c’était dans le temps. Aujourd’hui on nous impose à tous d’être frères ! Et c’est bien une valeur de l’Occident qu’il exporte dans le monde entier ? Et si cette valeur était toute relative ? Les peuples dominés ont aussi des valeurs. Pourquoi ne seraient-elles pas aussi valables que celles qu’impose notre télévision ?

Où as-tu vu que l’on nous imposait la fraternité ? Dans les délocalisations qui mettent chaque jour des centaines d’ouvriers au chômage ? Dans les hurlements des Américains qui refusent une (petite) sécurité sociale pour permettre aux indigents de se soigner ? Dans la bouche de Mme Parisot qui s’étonne que la précarité de la vie ne s’entende pas comme la précarité du contrat de travail ? Dans l’expulsion inhumaine des migrants, l’éclatement des familles ? Non, le capitalisme ne change pas. Ce qu’il impose au reste du monde c’est l’extorsion la plus rapide du profit, le marché. Il ne se sert des valeurs universelles que pour avancer son modèle de société inégal, injuste, gaspilleur, destructeur et parfois absurde. Mais ce n’est pas une raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain, jeter les valeurs universelles avec le capitalisme !

Dans l’avenue, ils sont maintenant des milliers à se taper sur la gueule. Antisémites contre « peuple élu », révisionnistes, afrocentristes, nationalistes russes aux crânes rasés, curés en soutanes, commandos anti-avortement, intégristes de toutes obédiences, pédotouristes en Thaïlande, chinois occupants du Tibet, bandes armées de la loi du plus fort, racailles tribales de nos banlieues, tortionnaires, terroristes, à chacun sa vérité, à chacun ses valeurs privées, à chacun sa vision du monde…

Je demande à l’amie si elle en est d’accord.

Mais elle ne me répond pas et me raconte, les larmes aux yeux, les corps nus, suppliciés, dans les décombres d’Haïti. Je les ai vus moi aussi dans nos interminables journaux télévisés. Alors je pleure avec elle. Et oui, décidément, et nos larmes en témoignent, il y a des valeurs universelles !

Contre le pouvoir de l’argent, contre l’injustice, contre l’exploitation, plutôt l’émeute que les meutes !

Caillou, le 18 janvier 2010