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Au cœur de la résistance palestinienne
Article mis en ligne le 13 décembre 2023
dernière modification le 16 décembre 2023

Quelques jours après le massacre du 7 octobre 2023, dans le sud d’Israël, et dans le début de l’offensive de l’armée israélienne et des bombardements sur Gaza, avec l’horreur et la sidération, nous avons ressenti l’urgence de se poser, de dialoguer et de confronter deux approches différentes, parfois contradictoires et parfois complémentaires. Ce dialogue est construit en deux parties, la première sur l’Histoire telle que l’a vue Martine, avec les questionnements de Caillou, et la seconde sur la période actuelle et sur nos appréciations différentes.

Sur un banc, au bord d’un fleuve. Dans le sud de Toulouse, le 19 octobre 2023.

Tu me disais que tu parles l’arabe, l’arabe de rue, l’arabe courant, mais tu ne comprends pas ou tu ne maîtrises pas très bien l’arabe quand il s’agit de notions politiques.

D’abord je comprends mieux que je ne parle. Je l’apprends en immersion Dans la vie courante, je suis tout à fait à l’aise. Les conversations médicales, je les maîtrisais parfaitement parce que les termes médicaux sont les mêmes, mais dès que les conversations étaient politiques ou de philosophie politique, je devinais à travers les postures, les gestes, les accords, les désaccords… je n’avais pas accès aux subtilités, et de fait, je ne pouvais pas aller loin dans les conversations. 

Je suis restée peu de temps. Sur une période très particulière qui s’arrête en 1978 avec l’invasion du Sud-Liban [1] par Israël. Quand je pars, les avions israéliens bombardent. Je ne connais pas 1982, date très importante. 

Et troisièmement je vis dans un camp. En période de guerre. Un camp qui est le plus souvent en état de siège.

Donc les informations sont filtrées par l’isolement, c’est-à-dire que je vis dans une sorte de bulle. Arafat va dire ça, c’est vraiment un parfum de paradis et c’est vrai, c’est-à-dire qu’il y a une chaleur, une solidarité extraordinaire. Ce sont des moments merveilleux. C’est bizarre de le dire, mais c’est vrai, on est dans le camp, très souvent sans électricité, souvent sans eau, avec très peu de nourriture, quasiment toujours avec des boites de conserve, lentilles et corned-beef, enterrées par la Résistance par précaution, coupés du monde et on se construit une vie dans une bulle. Et ça, je sais que c’est limitant, car quand des informations extérieures arrivent de l’extérieur je ne les crois pas toujours. Je me protégeais moralement en me disant que c’étaient des rumeurs et des manipulations déstabilisatrices. En particulier sur la barbarie des Kataebs. J’évacuais. Donc j’étais bien dans une bulle…

L’avantage, en revanche, c’est que j’étais à une croisée du chemin. C’est-à-dire que quand j’arrive, larguée dans un pays que je ne connais pas, sans argent, je vais faire un peu d’enseignement, au carmel Saint-Joseph (dans Beyrouth Ouest), pour pouvoir me payer un frigo. Donc je sors un peu, au début, du camp, et après, cela s’aggravera, je ne le pourrais plus. Je suis à la croisée du chemin entre plusieurs organisations politiques palestiniennes. Le FDLP [2].
puisque F, le père de mes enfants, est un des premiers membres du Front Démocratique. La résistance lui confie vite des responsabilités. Et je suis employée par le Croissant Rouge Palestinien, d’abord comme volontaire, et le Croissant Rouge Palestinien c’est globalement le Fatah. Je suis donc dans un milieu divers au point de vue politique, avec des discussions, des divergences subtiles aussi bien au niveau politique stratégique que tactique.

Je travaillais dans un laboratoire et dans la Banque centrale du sang. Pour l’anecdote, avec l’accord du président du croissant rouge palestinien nous échangerons des flacons de sang avec Beyrouth Est, avec et grâce au docteur Ghada Lyafi qui avait fait ses études d’hématologie à l’Hôtel Dieu à Paris en même temps que moi.

J’étais enceinte et travaillais comme une dingue. J’ai gagné la confiance des collègues et je ne gênais personne. J’ai participé à de grosses discussions, fondamentalement politiques dans le domaine médical, et j’ai grimpé vite dans la hiérarchie. Car ils ne risquaient rien avec moi. Je ne risquais pas de devenir un leader, organiser une faction… Et j’en avais conscience même à ce moment-là. Mon ascension était due à des conjonctures… Par exemple mon mari, F, était ralenti dans le développement de ses responsabilités puisqu’il était membre du Front Démocratique.

Tu ne représentais un danger pour personne ?

Bien sûr. J’étais très aimée… À peine quelques petites jalousies et étonnement de la part d’universitaires palestiniens qui visaient la succession du Dr Hohanssian, chef de service quand j’arrive, mais dont le projet est de rejoindre les États-Unis, elle et sa famille arménienne viennent de s’échapper d’Union soviétique. Dans le laboratoire et la banque de sang où je travaillais, sont arrivés fin 1975 deux techniciens de labo qui travaillaient avec nous, ils sont membres de la Saïka, la branche militaire des Avant-Gardes de la guerre populaire de libération, d’obédience baasiste syrienne. Ils étaient formés et même très bien formés en biologie, mais étaient clairement des militaires, loin de leur famille. Membres de l’armée palestinienne financée par la Syrie. La Saïka est une organisation qui, grâce à l’aide syrienne, se développe sans à-coups, régulièrement. Ses relations avec les autres mouvements de résistance palestiniens sont bonnes. Ses forces militaires sont conséquentes.
À un certain moment, on savait qu’Hafez El Assad allait attaquer le camp, on a dit à nos camarades de la Saïka de filer très rapidement parce qu’après on les aurait massacrés.

Donc c’était une richesse d’être à cette croisée des chemins. Dans les camarades du Fatah, il y avait des gens qui étaient de la tendance du Baas irakien, de toutes sortes de tendances… Et c’est exceptionnel d’avoir eu la confiance de tous ces gens. 

Tu es arrivée là-bas comment et pourquoi ?

Je rentre en amour palestinien fin 1967 ! Je suis à Paris, en classe préparatoire, et 2 choses m’arrivent.

– Le début de la mobilisation politique chez les étudiants à partir d’octobre-novembre 1967 et

– Je me confronte à un sacré défi. Je n’ai jamais bossé de ma vie, j’étais arrivée là, les mains dans les poches. Et là j’en prends plein la gueule et je tire la langue, c’est sacrément difficile. Mes difficultés scolaires ont été masquées immédiatement par mon engagement politique.

Donc en 67 je milite au comité Vietnam de base (si je suis tombée chez les maos, c’est tout à fait un hasard, cela aurait pu être les trotskistes, pas le PC par réaction contre ma famille). En distribuant un tract de soutien au Vietnam, je trouve au milieu de la pile, une feuille sur la question palestinienne. Et le sujet m’interpelle. Donc à 17 ans, en décembre 67, je prends connaissance très théoriquement de l’histoire de la Palestine depuis 1948.

J’ai à peu près le même chemin concernant les échecs scolaires et l’engagement politique !

Juin 1968, je suis rapatriée par mes parents, inquiets, à Toulouse, sur des prétextes familiaux et scolaires. Là, je rejoins le comité CPAP, le premier comité permanent pour la Palestine, essentiellement constitué de jeunes maos cons comme moi, naïfs, et dogmatiques, mais qui réunit un nombre incalculable de militants issus du tiers monde, d’Afrique, d’Océanie, du Maghreb, beaucoup de Tunisiens, de Malgaches et cela m’enrichit énormément. On ne parle pas que de Palestine.

Et c’est là que je rencontre F. qui était alors membre du MNA, mouvement national arabe. Il arrive d’Algérie, est passé par Paris, mais n’arrivait pas à y trouver du travail et y crevait la dalle. Budget = zéro ; il devait se débrouiller. Bien sûr, il est sans papier. Un copain lui a dit qu’à Toulouse il pourrait trouver du travail. Effectivement il va en trouver dans une usine où il va soulever et transporter des barres de fer qui lui briseront le dos pour la vie. Il est sans papier et doit accepter ce qu’on lui offre. Puis, il va devenir technicien de laboratoire.

En 1969 je me retrouve en fac de Pharmacie.

C’est en 1968, que nombre de militants du MNA ont rejoint le FPLP et, en 1969 F. deviendra un des premiers membres du Front Démocratique. Ensuite le FD le nomme à Paris. F. travaille à mi-temps dans un labo. Je remonte à Paris pour poursuivre mes études. Celles-ci terminées, il était décidé que nous irions dans son pays (mais lequel, les camps sont si dispersés ? On ne sait pas où, mais c’est sûr qu’on va « rentrer »). C’était prévu dès le départ de notre relation.

1975 il est nommé représentant du Front Démocratique à Aden, au Sud-Yémen. Donc on part à Aden faire des repérages. Au mois d’aout 75, alors qu’on est là-bas, le Front Démocratique lui envoie l’information : la guerre va éclater au Liban. En fait elle a démarré en avril 1975 par l’attaque d’un bus palestinien par les phalangistes libanais, à Ain’Remmaneh et « comme vous êtes tous les deux médicaux, vous partez au Liban ».

 Il part à Beyrouth et j’arrive 2 mois après avec ma petite fille, enceinte d’un petit frère à venir. On est logés dans un appartement confortable situé à la frontière entre Sabra et Chatila. L’immeuble est mitoyen avec une mosquée. C’est l’endroit où il y a un très joli petit marché. C’est de là que partent les petits chariots pleins d’oranges, de nèfles et de bananes, vers la ville. Je trouve des choses bizarres qui me font penser que je ne suis vraiment ni à Paris ou à Toulouse (les mouches, le chant du muezzin, la poussière). Mais j’ai un accueil très sympathique. On restera dans cet appart jusqu’en 76.

Quelques glands sur notre chemin… Photo de Martine

Rappel du contexte : La gauche libanaise et la résistance palestinienne avancent ; une partie de l’armée libanaise vient de rejoindre « nos » forces et défile avec de vrais chars chenillés, avec un bruit épouvantable dans le chaos de nos rues. Je dirais que le monde « occidental » est inquiet ; et dans ce début d’année, Hafez El Assad et les troupes syriennes passent la frontière et arrivent. Jusque-là nous ne nous heurtions qu’aux Kataebs.

Il faut bien comprendre, dans ces années-là, il s’agit de conflits, de guerres politiques, jamais confessionnelles, jamais religieuses. Cela n’apparaît pas. Je ne sais pas qui est sunnite, qui est chiite, je ne sais même pas qui est chrétien, car il y a beaucoup de chrétiens qui travaillent avec nous… je ne sais pas. Les tirs de mortiers de Kataebs sur le camp ne tapent pas vraiment très fort. C’est une petite guerre d’Opérette, c’est ce que je dirais plus tard. Bien sûr, tous les jours il y a des morts, enfants, civils, fédayins. Il y a des règles de vie. Quand tu marches, tu longes les murs… Tu mets l’enfant contre le mur. Mais quand même c’est une période relativement calme. L’arrivée des forces syriennes va changer la donne.

C’est en 76 quand les Syriens attaquent que là c’est beaucoup plus dur. La chambre de ma fille L. est détruite. Un gros trou dans le mur. Nous n’y sommes pas. On rentre et là on trouve un énorme trou dans la chambre de L., parce que nous habitions juste au-dessus de la maternité du Front Démocratique ! Et c’était la maternité qui était visée ! 

Les Kataebs libanais ? Ce sont les militants chrétiens ?

C’est ceux qui portent une grande croix du Christ autour du cou et des croix gammées agrafées sur leurs vêtements, Svastika… en français on disait phalangistes. Pour la petite histoire, j’en croiserai lors d’une mission spéciale. (Cf plus tard)

Mais soyons clairs : le conflit est politique, avec les palestino-progressistes (gauche libanaise + résistance palestinienne) contre la droite libanaise. Bien sûr, les chefs de la droite sont Camille Chamoun, Soleiman Frangié et Pierre Gemayel. Tous chrétiens. Mais de « notre côté » — séparation géographique par la ligne de front, il y a nombre de chrétiens qui travaillent avec nous — tant libanais que palestiniens.

C’est l’extrême droite nationaliste chrétienne… qui veut virer les Palestiniens et aussi les chiites… ?

Les chiites, globalement, vivent dans le Sud. Il y a également un quartier Chiyah. C’est là qu’habite ma gynéco qui surveille ma grossesse. Chiyah est un quartier du district de Baabda situé dans la banlieue sud.-

Dans le Sud, je vais y faire des missions assez souvent. J’ai même eu des missions en Syrie… missions de représentation médicale — quand les Palestiniens ne pouvaient pas y aller… pour le Croissant rouge, après juin 1976. J’irai également de l’autre côté du front par deux fois.

Petite anecdote : je vais faire une mission pour les Palestiniens en territoire ennemi. Des petites choses intéressantes comme tenter de racheter du matériel médical aux voyous d’en face ; récupérer du matériel de labo que l’ennemi a volé à l’hôpital El Kuds qui était sur la ligne de front et qu’on n’a pas pu ni défendre ni reprendre. De fait je ne suis vraiment pas douée pour ça. Je fais des conneries de sécurité. Un miracle fait que je rentre saine et sauve. Mais tout le monde a compris. Ce n’est pas mon truc.

Quand je vais dans le Sud-Liban, en 1975 pour la première fois, je découvre que les enseignants ne sont pas payés depuis 2 ans ! Aucun fonctionnaire d’ailleurs ; le Sud-Liban est complètement abandonné par le pouvoir. C’est un fait de notoriété publique, on n’en parle même pas, on se débrouille. Intéressant quand on pense comme il a été facile après 1982, pour le Hezbollah d’y fructifier, tant la misère et la colère étaient intenses.

Beyrouth est une drôle de ville, c’est la Suisse du Moyen-Orient pleine de banques, nourrie par les pétrodollars, touristique pour les gens du Golfe. Elle me fait penser à une « prostituée avec le charme de la décadence ». J’y mettrai peu les pieds. Une seule séance de ciné à Hamra « vol au-dessus d’un nid de coucous. »

Je te laisse reprendre ton souffle… Je te raconte un peu mon propre parcours.

Moi j’habitais à Sarcelles en banlieue nord. Après avoir été abonné à Vaillant j’ai été abonné à « Nous les garçons et les filles », le journal de la jeunesse communiste. Un journal d’un niais pas possible. Et j’ai logiquement adhéré au J.C, jeunesses communiste — et j’y ai été 3 ans, de 65 à 68. Là, j’ai connu ma première amoureuse et rencontré ses parents. Ils étaient journalistes et écrivains et se disaient plutôt procubains, procastristes. Après j’ai adhéré au PCF et j’y suis resté trop longtemps, jusqu’à la mort d’Overney. J’y ai avalé des couleuvres comme l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, et l’écrasement du socialisme à visage humain auquel je croyais profondément. J’étais dans des milieux totalement anti-stalinien. Je refusais de prendre sur moi la culpabilité des camps, du goulag. Mon père avait été déporté à Mauthausen…

Il a été déporté pour quoi ?

Résistance. Dans le réseau Péricles. Dans les maquis du Haut-Jura.

Et il m’a très vite fait lire Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenytsine ou le livre Le Camp sur les camps en Algérie. Il me fait lire la littérature des camps, l’Espèce humaine d’Antelme. Et cela très jeune.

Quant à ma mère, elle était née à Alger, « pied-noir » quoiqu’elle n’aimait pas du tout cette expression, et elle était pour l’Algérie algérienne. Mais vivant en France après 1946, elle reçoit toutes les lettres de sa famille restée en Algérie, pendant la guerre et elle tremble pour les siens. On est très proches de Camus dans cette histoire. Elle espère une solution qui permettra à tout le monde de vivre ensemble. 

Je suis né en 1948. Donc en 62 j’ai 14 ans. Mes parents ont divorcé très rapidement. Pour ma mère il était évident que nous n’étions pas des Français comme les autres. Le pataouète, les poivrons et l’ail…

Des années après, je me suis beaucoup intéressé à cette correspondance entre ma mère et sa famille et à la mémoire des Français d’Algérie, enfin Français, il faut le dire vite, disons des Européens d’Algérie… Cette mémoire capturée par les revanchards de l’OAS, les nostalgériques… 

Après cette période d’engament militant au PCF, qui était un peu une famille, avec un antigauchisme fort, un anti-maoïsme…

Pas anti trotskisme ? 

Également. Je les trouvais manipulateurs et je les trouve d’ailleurs toujours manipulateurs ! J’ai rencontré et milité au Comité Vietnam National.

Trotskiste donc !

Oui, la LCR. Et je vois les manipulations.

Un exemple de manipulations ? 

Et bien le comité de Vitry du CVN où nous étions (avec Maria, ma première épouse), avait ses réunions préparées ailleurs. Par la ligue. 

Mais ce n’était pas pareil au PCF ? (sous-entendu dans ses rapports avec les organisations satellites ou les syndicats.) 

Bien sûr, mais le Parti n’avait pas besoin de manipuler, il y allait avec ses gros sabots. (Rires) 

Là-dessus, ma mère décède et on quitte la région parisienne pour s’installer à Toulouse et là on milite dans un collectif de chômeurs où on rencontre des militants de « Révolution ! » puis l’OCT= organisation communiste des travailleurs. En 77, l’OCT se divise en 2 courants, les « mouvementistes » qui disaient que nous n’avions pas besoin d’un parti, mais qu’il fallait se fondre dans les mouvements sociaux et d’autre part ceux qui voulaient continuer l’avant-garde éclairée. 

On s’est séparés à Toulouse au cours d’une AG dégueulasse où on s’est traités de tous les noms. 

Et c’est, je crois, cet été-là, en 77, que, en revenant de la manifestation antinucléaire de Malville j’ai rencontré les courants libertaires (l’UTCL) avec lesquels je trouvais les mêmes préoccupations que le courant mouvementiste. J’adhère à l’UTCL, qui devient plus tard Alternative Libertaire, et je passe des années dans le courant communiste-libertaire. Et là je me forme politiquement. Ce que je n’avais jamais fait avant. Je lis des livres, j’étudie un peu l’histoire, les théories politiques, etc. Voilà, c’est un peu mon parcours…

Je suis ravie. Je venais un peu pour ça. Qu’on se connaisse d’abord.

J’ai l’impression que ce que l’on dit sur le 7 octobre 2023 c’est aussi par rapport à ce que l’on est ! D’où on parle. Nos désaccords, si nous en avons, ne sont pas seulement sur ce que nous vivons sur le moment même, mais par rapport à tout ce que nous avons vécu des années avant. 

Nos chemins sont quasi parallèles et qu’ils soient différents nous enrichit. J’ai horreur des clones .

Mais revenons à ton histoire à toi. Donc tu vis au Liban. À Beyrouth…

Notre maison est au centre entre Sabra et Chatila.

Chatila en 2003

Sabra Sabra et Chatila c’est deux camps différents ?

Oui. Ce sont des camps de 1948. Ce ne sont pas des tentes, mais des constructions en parpaings. Plus tu vas vers Chatila, le sud, plus c’est pauvre. Sabra a encore un peu de tenue. Il n’y a pas de trottoirs, mais des routes goudronnées. Alors qu’à Chatila, à l’époque, il n’y a que de la terre, de la poussière, ou de la boue dès qu’il pleut. Et là tout au bout, vers le sud, l’hôpital des enfants, entouré de sable. Une ambulance un jour qui me transporte s’y immobilisera avec moi dedans. Être immobilisée, comme ça sous les bombes, ça ne le fait pas vraiment. Donc j’habite là. C’est toujours le Front Démocratique qui nous a logés. Quand on a habité entre Sabra et Chatila c’étaient des bâtiments qui avaient été construits par les Palestiniens, par la résistance, le FD.

C’était plus que sombre, gris triste, mais c’était très propre.

Quand l’appart est en parti détruit par les bombardements (syriens), le FD nous reloge immédiatement.

Quand on nous déplace, on nous envoie tout à fait au nord-ouest du camp, à la limite extérieure de Sabra, qui va déboucher sur les quartiers libanais et là, c’est un assez joli bâtiment, assez coquet, on pourrait comparer à Rangueil, à Toulouse, avenue maréchal Foch, quartier populaire. Il est propre. Il y a même de la peinture sur le mur. Il y a 8 étages. En face du camp ça fait riche. Et sur le roof, un autre appartement qui ne sera jamais occupé. Vu que cela bombarde. On nous donne un appartement au 8e étage.

Quand plus tard la Résistance palestinienne a reconnu avoir commis des erreurs au Liban, je n’en sais rien, mais je pense qu’il s’agissait d’un appartement libanais squatté. Et que d’une certaine façon, nombre de libanais devaient trouver cela insupportable ? En quelque sorte, un État dans l’État. Ce sentiment m’est venu très tard après mon retour. J’étais prise dans l’urgence, de la survie, des soins, de mon boulot, des collectes de sang, des enfants, leur nourriture, leur sécurité ; qui pour les garder ? Le plus souvent les écoles étaient fermées.

Au huitième étage, on prend en fait la place de Y, membre du FD qui va devenir le porte-parole de l’OLP plus tard. La résistance le fait partir lui parce que c’est un haut cadre et que c’est vraiment trop dangereux. Probablement aussi, que les hauts cadres et leur famille doivent déménager souvent pour leur protection. Je ne pose pas de question, bien heureuse d’avoir un toit pour ma petite famille. Pour la sécurité vis-à-vis des bombardements, nous c’est moins grave (rires). Mais on assume, on est en guerre, on ne va pas faire la fine bouche. On est de fidèles petits soldats. Pour l’anecdote, la formation militaire est obligatoire pour chaque travailleur du croissant rouge palestinien ; miracle, je vais y échapper, car je suis enceinte jusqu’aux yeux !

Et le plus drôle c’est que mon ex-mari F va finir par épouser M. la sœur de Y. (rires). Cela a été assez difficile. Drôle aussi, je la connais, elle est super ! C’est pour la petite histoire, mais on est toujours dans la petite histoire, quand on est vivant. Et aujourd’hui encore je la trouve super et c’est réciproque. C’est une histoire de guerre, d’état de siège, de camps de réfugiés. Tout s’y passe comme ailleurs, mais avec une fulgurance inouïe ; la mort rôde et on ne veut rien rater.

Vous vous êtes séparés là-bas ?

C’est moi qui prends la décision en 1978. Comme partout, ce sont les femmes qui prennent leurs responsabilités. Et tout à coup j’ai eu du courage. Et j’ai organisé mon retour en France, avec les enfants.

Tu l’as quitté parce que c’est lui qui t’avait quittée.

Pas tout à fait, il ne savait choisir ; mais peu importe j’ai pris la bonne décision ? Je n’ai jamais eu de regret. Quand on part, moi et les deux enfants, en mars 1978, opération Litani, les avions israéliens bombardent, bien plus au nord du Litani d’ailleurs, ils arrivent sur le sud de Beyrouth.

Quitter Beyrouth et les camps alors que tu vois les avions israéliens raser les camps et les bombes tomber ! Là ce n’est plus du tout de l’opérette. Tu vois des bâtiments entiers s’effondrer. Je pense à Gaza en ce moment. Et les gens courir comme des fourmis partout. C’est horrible. Partir à ce moment-là c’est si difficile. Quel poids, quelle culpabilité !

Partir

L’atterrissage en France fut très douloureux, se réadapter à cette drôle de nouvelle vie, aux feux rouges…

Mais il y avait de l’eau (régal des enfants) et de l’électricité !! Donc c’est la fin de mon expérience… Je pars et peut-être sauve mes deux enfants ?

Au fond, qu’est-ce que tu quittes ?

On habitait donc à Fakaneh qui est le quartier général politique et militaire de la résistance. Un quartier général fait de bureaux. Ce ne sont que des bureaux, sac de sable, des sous-sols, des caves. Il y a des prisons dessous.

Donc ce n’est plus le camp, mais c’est très bombardé. On voit de vieux messieurs, distributeurs de mazout dans les rues avec des carrioles tirées par des chevaux courir entre les bombes. Chaque matin, un trou supplémentaire dans un mur et les fenêtres portent toutes un X de sparadraps. Mais c’est très vivant.

Nous, on est en haut, on domine le camp et on a tout le spectacle qu’on veut. Bombes éclairantes, jaunes ou vertes (phosphore) le trait rouge des balles sifflantes, les jets plus lents, blancs des mortiers soulevant la poussière. L. ,7 ans, reconnaît parfaitement les tirs de 150 et elle veut nous rassurer quand elle nous informe « n’ayez pas peur là c’est nous avec la DCA ».

Par les Israéliens ?

Non, pas du tout. À ce moment-là, toujours par les Kataebs. Puis ce sera par les Syriens en 1976.

Les bombardements par l’aviation israélienne, je ne la vis que quelques jours en mars 1978 à mon départ.

Donc on habite près du QG, mais à un certain moment, nous n’avons plus d’eau et d’électricité et c’est vraiment trop dangereux, ce roof.

La Résistance nous dit qu’on ne peut plus rester là et on nous donne, à garder, une très belle maison à Raouché du côté du centre-ville, à la limite de la ligne de front, mais presque du côté des chrétiens, une maison délicieuse, il y avait donc des riches dans ce pays, une merveilleuse villa à garder. C’est-à-dire des Libanais, sunnites, de gauche, partis à l’étranger, qui parlaient un français extraordinaire, qui eux ne voulaient pas rester pour des raisons de sécurité dans cette zone-là, confiant à la résistance et dans ce cas-là, au Front démocratique, le gardiennage de leurs biens. Et j’y ai habité 3 ou 4 mois. De fait j’y étais quasiment seule toutes les nuits et me déplaçais jusqu’au boulot (sous-sol de Faknaneh) en voiture, notre « Peugeot » ou en taxi collectif ; j’étais si heureuse de mon autonomie, à ce moment-là, les enfants étaient en France — six mois. F. faisait sans cesse des allers-retours dans le Sud-Liban et… ? Et là, dans ce quartier chic c’était tranquille, près de la mer, peu bombardé. Mais il y a eu le fameux « samedi noir », où les Kataebs sont arrivés par là et ont massacré de nombreux musulmans. Le samedi noir est le massacre d’environ 300 musulmans et Druzes libanais à Beyrouth par des phalangistes le samedi 6 décembre. Je n’étais pas loin du lieu et ne me suis rendu compte de rien. Donc une incursion. Mais pas de bombardement. 

Je fais une digression. Commençaient à apparaitre des milices, en ville, de voyous, de bandits, de trafics, sans âme politique, qui dévalisaient et vendaient… une insécurité dans un combat qui perdait son âme. La terrible atmosphère de l’échec et les règlements de compte des vaincus. Mes amies restées sur place, me l’ont raconté, par contre, moi, je n’y étais plus, j’étais en France.

Au-delà des Kataebs, des chrétiens, c’était sur quoi le conflit avec les Syriens ? 

Je corrige à nouveau, pas de conflit avec les chrétiens, mais avec la droite libanaise qui pour le coup va trouver un puissant allié. Avec Hafez El Assad ? C’est un conflit comme un coup d’épée dans le dos ! Tall el Zaatar, la colline du thym, c’est un camp qui est encerclé… massacré, rasé..

Je te mélange tout !

Chronologiquement, en 1975 - début 1976, on pense qu’on va gagner. Le monde entier le pense et certains s’en inquiètent. Les puissances occidentales donneront carte blanche à Hafez El Hassad pour « rééquilibrer les forces » = en vérité, attaquer les camps ; ils passent la frontière début juin 1976.

S., notre fils, naitra le 18 juin 76.

Alors les grosses difficultés commencent, l’armée syrienne nous a beaucoup affaiblis, pris entre le double étau coordonné des Kataebs et des Syriens. Le rapport de force change. On pense qu’on va être en difficulté.

Il y a un appel international pour que les Palestiniens rejoignent le Front. Ils arrivent de partout. Cela me marque beaucoup. Beaux, fiers, jeunes, si jeunes, courageux, souriants, tout ce que tu veux. Et à un moment de cette arrivée, on me confie à moi et mon équipe du labo de les accueillir et de leur faire la prise de sang pour qu’ils aient sur eux une carte de groupe sanguin. Ils sont ravis. Ils sont en confiance. Le laboratoire est nickel chrome. Je les accueille gentiment, chaleureusement-moi comme tout le monde — nous leur faisons honneur. Je suis française. Cela les sécurise, cela ne s’explique pas, mais c’est certain, le soutien international ! En trois semaines ils sont tous morts ou à peu près. C’est la bataille de Bechamoun dans la montagne près du Chouff.

Après leurs compagnes-épouses viendront tenter de récupérer les corps ou pour avoir des nouvelles… une Allemande, une jeune Suédoise… Des grandes filles blondes… Il faut que je les accompagne psychologiquement. Pas que moi… Mais c’est terrible. Elles vont grimper dans la montagne, chercher les corps… chercher à savoir où ? Quand ? Comment ?

C’est terrible, mais on est encore dans une phase de confiance parce que c’est à ce moment-là qu’une partie de l’Armée libanaise rejoint la gauche libanaise et défile dans nos camps avec leurs engins à chenilles. Quand j’ai entendu cet énorme bruit, j’ai eu peur, mais on m’a rassurée, je suis allée sur le balcon. Il était interdit d’aller sur le balcon-balles perdues, mortiers…

C’est formidable. Je suis tout simplement heureuse. Là encore on est en train de gagner. Je crois.

Tu peux revenir sur l’attaque syrienne ?

C’est mon analyse et elle n’est pas partagée par certains de mes amis en France. À ce moment-là, sur le plan mondial, ils craignent que la gauche libanaise et les Palestiniens gagnent. 

Je vis un moment douloureux quand les palestino-progressistes ont « dégagé » un couloir de passage vers le sud en détruisant le village, de Damour, et ce de façon horrible.

Un petit village chrétien qui était dans un goulot d’étranglement. La résistance et la gauche libanaise, à ma connaissance, ont tout massacré. Il fallait pouvoir joindre Beyrouth au Sud et inversement : ce village était un obstacle militaire majeur.

On reprend du terrain. Une partie de l’armée nous a rejoints. 

Et je crois que les États-Unis : La France… le monde occidental… ont donné carte blanche à Hafez El Assad pour nettoyer et défaire la gauche et les Palestiniens. Parce que lui, Hafez El Assad, en a très envie. Tu te rappelles que les accords Sykes-Picot ont découpé la grande Syrie. Historiquement le Liban est syrien. Donc le Baas syrien et surtout Hafez el Assad veulent récupérer le Liban et on le laisse faire.

Les phalangistes pendant le siège de Tall el Zaatar

Il y a alors un massacre, celui de Tall el Zaatar, qui est un camp palestinien isolé, au milieu d’un quartier contrôlé par la droite. Et, c’est ça l’histoire. Ce camp est assiégé par les Kataebs depuis des mois . La Syrie, main dans la main avec les forces phalangistes, entourent le camp et assurent un blocus strict — nourriture & médicament — et quand le camp tombe, à l’été 76, ils vont massacrer tous les hommes de plus de 15 ans. On les fait sortir et on les tue. Et c’est un camp énorme. 

Précision : On les exécute tous sauf 2 hommes. Et là, je pense aujourd’hui que mes camarades, ou leurs chefs, m’ont vendu un mensonge. La résistance m’a dit que les docteurs Y et M, que je connaissais très bien puisque je travaillais avec eux au Croissant Rouge, n’ont pas été assassinés au prétexte qu’ils avaient soigné des soldats syriens blessés. Et qu’en récompense ils avaient été libérés. Moi, je pense aujourd’hui, qu’ils ont été échangés contre des prisonniers. Ces deux médecins étaient très compétents et courageux : le Croissant Rouge palestinien, ne voulait pas les perdre. On était dans le marchandage tout le temps.

Le petit frère de Y. était un de mes élèves techniciens. Nous avions créé une école de laborantin. Une expérience fabuleuse parce que j’avais de très jeunes gens de 17-25 ans à former, et c’était une grande chance pour eux de rentrer dans cette école. Et le jeune frère de Y. était terrifié. Il savait son grand frère à Tell Al Zaatar et avait la certitude qu’il allait le perdre. 

Il fallait mater cette gauche libanaise et ces Palestiniens. Et c’est pourquoi les Syriens et les Kataebs ont travaillé ensemble. Comment vivais-tu cette période de repli ?

Je me protégeais psychologiquement en niant, refoulant certaines informations. Par exemple on racontait que des Palestiniens ou des Communistes capturés par les Kataebs avaient été émasculés et leurs sexes fourrés dans la bouche. Et je me disais que c’étaient des rumeurs pour faire peur, mais que c’était faux. Et j’ai su après que c’était vrai. Pendant les 4 ans et demi que j’ai passés là-bas, je me disais que c’étaient des rumeurs, pour me rassurer, survivre sans doute. Il y avait des choses que je ne voulais, ne pouvais pas entendre. 

Quel a été le plus dur pour toi ?

1978. Israël n’est intervenu pendant ma présence qu’en mars 1978 en franchissant la barrière du Litani et en arrivant jusqu’à Beyrouth. Je revois sans cesse les immeubles basculer, s’effondrer comme châteaux de cartes.

Mais le plus dur pour « eux-nous » ? C’est le massacre de Sabra et Chatila c’est septembre 1982 et je n’y suis plus là-bas ; mais je sais exactement où j’étais et ce que je faisais quand je l’apprends… Et là ce sont les Kataebs qui font le massacre. 

Pour Israël ?

Pour Israël, je n’en sais rien, mais pour eux-mêmes aussi. Avec la bienveillance d’Israël. Sous les projecteurs de l’armée israélienne qui a envahi Beyrouth. Il te faut lire le texte de Jean Genet, Quatre heures à Chatila.

On n’entend pas parler des chiites à ce moment-là ?

Si, mais pas comme mouvement politique. Il y a un groupe qui s’appelle Amal. Et un camp, Chaiah, pas très loin de Sabra et Chatila, un camp libanais, de misère, de gens venus du Sud, qui a été bombardé massivement, et c’est d’ailleurs là que j’avais ma gynéco. J’étais enceinte ! Et pour y aller il y avait des passages où il fallait courir pour échapper aux snippers, tireurs d’élite, souvent mercenaires des Kataebs.

Et Amal c’était un mouvement politique de gauche ? 

Ah complètement, et à priori, pas du tout confessionnel. C’est toi et moi. C’est tardivement que j’ai appris qu’ils avaient une appartenance confessionnelle. Là encore, mon métier me mettait en contact avec toutes sortes de milieux. Parce qu’après on a dû organiser un peu partout, des collectes de sang grâce à des groupes libanais, dans la montagne, dans le Chouf, partout, j’y allais et j’ai ainsi connu des gens divers. On allait manger dans les familles. On ne pouvait pas organiser des collectes dans des mairies. On regroupait des familles et pas trop de monde en même temps en un même lieu, pour ne pas prendre de risques de renseignements et de bombardements ciblés.

Même dans le camp, il fallait se méfier. Il y avait des indicateurs partout. On l’a su bien plus tard.

Pour qui ?

Pour tout le monde, pour les Kataebs, les Syriens, les Israéliens, pour tous ceux qui payaient.

Dans le camp vous viviez et les gens vivaient de quoi ?

De fait, pendant le conflit, je crois que tu avais vraiment intérêt à faire partie de la résistance. C’est un peu cru, mais je crois que c’était vrai. La résistance t’occupait, te protégeait et sans doute te nourrissait. Du secrétariat, des choses comme ça. À servir les thés. Les petits jeunes… Je passais dans les bureaux des politiques… Les petits qui te proposaient du thé, des sandwichs… Ils étaient payés. Par exemple, au laboratoire, il y avait des techniciens, des secrétaires, des infirmières, des femmes de ménage, des biologistes… et il y avait de l’argent pour payer les réactifs. Les compagnies américaines ont toujours trouvé le chemin jusqu’au laboratoire. Ils n’ont jamais arrêté de faire du fric. 

Une anecdote. Un de mes adjoints, A, un très beau gosse, d’une famille palestinienne un peu riche, — les deux autres cadres du labo n’étaient pas médicaux, mais scientifiques —, un jour, ce jeune homme sympathique nous a fait un sacré coup ! Un matin, plus rien dans le labo. Tout était parti. Plus de microscope, plus de centrifugeuses. On X comprend qu’A proche de la tendance du Fatha sympathisant du parti Baas irakien avait en secret — certainement avec quelques copains — mais lui seul sera jugé —, il avait décidé qu’on était des bureaucrates, des défaitistes, etc., et a tout volé dans la nuit pour monter un laboratoire pour son groupuscule. Les soldats arrivent et bien sûr la Résistance récupère tout.

Fathi Arafat

Qu’est-ce qu’on fait d’A ? C’est mon chef — le frère de Yasser, Fathi Arafat, président du PRCS qui me convoque et qui me demande de lui trouver une punition. Je suis KO. Il lui manquait beaucoup de connaissances médicales et l’Hôpital américain de Beyrouth, dont les médecins étaient pour beaucoup palestiniens va me venir en aide. Car comme les Juifs, dans la diaspora, les réfugiés palestiniens se réfugient dans l’intellect ou l’artistique et sont hyper diplômés.

Et donc je leur ai demandé de prendre A pendant 6 mois de formation. Ce très bel homme, séducteur et sûr de lui est fou de rage. Se retrouver comme un étudiant sous mes ordres à moi, petite française venue de nulle part ! L’humiliation. Nous redeviendrons camarades et amis. C’est la guerre ! Y’a pas de choix, faut travailler ensemble ; il réintégrera le labo quelques mois plus tard et ne terminera pas les six mois.

C’était cela aussi la vie.

De quoi vivent les Palestiniens ? 

Ils ont des petites boutiques, ils trafiquent. Pas d’état, pas de douane, interdiction d’avoir un vrai boulot chez les Libanais, vendent des cigarettes au bord du trottoir, des stylos, des culottes de femmes… des choses obtenues par du marché noir (seul le marché noir est possible). Il n’y a plus d’État. Et dans les camps, les réfugiés sont abandonnés, L’UNWRA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) va assurer le minimum. Et puis il y a quand même des menuisiers, des boulangers, et avant l’état de siège quelques-uns et quelques-unes allaient faire du travail au noir chez les Libanais. Le niveau de vie est très bas. On vit avec presque rien. Moi quand je fais mes courses j’ai du mal à payer. Les gens ne veulent pas que je paie. Ils me chouchoutent.

Et la résistance ? L’Armée palestinienne ?

On ne parle pas d’armée palestinienne jamais, on parle de la Résistance, chaque organisation ayant ses propres forces qui travaillent le plus souvent ensemble. Il y a une toute petite solde et cela fait vivre des familles entières. Moi, j’ai d’abord été volontaire puis j’ai reçu une solde de soldat. Mais je n’ai pas pu m’acheter le Frigidaire que je jugeais indispensable pour mes enfants, car tout ce qu’il y a sur le camp tu peux l’avoir facilement. Mais un Frigidaire, il n’y en avait pas. Une voiture, tu ne peux pas en avoir une dans le camp… Il faut la faire venir. Tout est obligatoirement trafic, marché noir . Ensuite j’ai été augmenté sérieusement — plus que doublement de la solde de soldat — quand on m’a confié des responsabilités.

Et la résistance ? D’où vient l’argent ?

Moi je sais que j’étais payée, de fait, par l’Arabie Saoudite. Je n’avais pas d’illusion. Les pays du golfe, tous les pays arabes, après 1948, en tant que pays non directement frontaliers avec Israël, devaient en compensation, soutenir les Palestiniens : je ne sais pas comment cela se faisait… Pour les réfugiés, il y a quand même eu 850 000 personnes qui partent d’un coup, sur les routes, dans des camps de toiles. Et pour réparer ça, les pays arabes donnent une quote-part pour la population, et bien sûr pour le Croissant Rouge palestinien et, pour les écoles, sans doute aussi pour l’armement. Après, de l’argent qui viendrait peut-être de la diaspora. On est payé par ça, bien sûr. Il n’y a pas d’État palestinien, ni d’impôt, ni d’industrie… Un peuple dispersé aux quatre vents, sans revenu, sans terre à labourer, il est à la merci du bon vouloir des pétromonarchies et de l’UNWRA. Il a été abandonné, oublié, nié. Il est invisible, invisibilisé. Qui avant 67 avait entendu parler de lui ? De 48 à 67 c’est long, très long, désespérément long. Il est ignoré. Incroyable Non ?

La formation politique ?

Sur le tas, beaucoup de mes amis sont issus du M.N.A. ; ils ont la culture de l’époque, les mouvements antiimpérialistes Nasser, Mao, Hô Chi Minh, Giap sans doute aussi la lutte du peuple algérien. Mais aujourd’hui les noms des penseurs libanais, marocains et palestiniens, égyptiens, pourtant bien présents dans nos discussions d’alors, m’échappent. Il me reste, Samir Amine, Ali Saleh, Mohsen Ibrahim. Quand on est là-bas, il y a des tas de jeunes qui viennent se réfugier de bien des endroits.

Là, tout n’est que hasard, conjecture, je suis noyée dans mon boulot médical et de transfusion sanguine. Sans doute aussi mes limites linguistiques font que je passe à côté de beaucoup d’informations.

Formation militaire ?

Le plus souvent l’Union soviétique. Cuba… puis peut-être la Chine, le Sud — Yémen. Sans doute également l’Europe de l’Est. Ce n’était pas du tout mon monde. J’en sais peu de choses.

Peut-être dire tout de même qu’il m’a fallu à quelques reprises, préciser aux hommes en arme — et il y en avait de nombreux — qu’au sein du laboratoire, c’était moi le chef, et qu’ils devaient déposer leurs armes avant d’entrer. Ce fut quelques fois rock‘n’roll.

Tu as dit que cette résistance était non confessionnelle. Mais, même si c’est après ton départ est ce que tu sais comment sont apparus le Hamas, le Hezbollah… ? 

Là je suis dans des conjectures. Quand je pars, il n’y a rien de confessionnel. On peut faire des différences extrêmement subtiles entre des tendances dans le FPLP. Le Front démocratique était un peu trop marxiste-léniniste pour qu’il y ait des tendances où alors elles sont si subtiles qu’elles m’échappaient. Dans le Fatah cela explose en tendances. Elles sont souvent liées à la sensibilité à l’un des divers courants baasistes, le plus souvent irakien, mais peut-être quelquefois syrien, je ne sais. Dans la Saïka, je n’y crois pas un instant… Pas de tendance dans cette formation monolithique. Chez les Libanais, je rencontre surtout des communistes, des Marxistes-Léninistes, il y a même des Libanais de tendance égyptienne pronassérienne.

Curiosité : il existe une géographie particulière dans la ville de Beyrouth Ouest (pour l’Est je ne le saurai pas), tous les quartiers libanais sont tenus par des tendances politiques et militairement séparées. Pas chez les Palestiniens, pas dans les camps, les Palestiniens restent ensemble, géographiquement unis et homogènes. Tu circules dans le camp sans souci, mais dès que tu sors et rentres dans la zone libanaise à l’Ouest… Tu ne circules qu’avec des cartes militaires, il y a des barrages, et tu passes des Mourabitounes à Amal puis à Chahya… Ces dissensions sont toutes politiques (à l’époque), mais bizarrement pour moi, territoriales aussi. Chaque groupe assurait la sécurité de son quartier.

Y a-t-il un lien avec l’effondrement du mur de Berlin ? Avec la révolution iranienne ?

Le basculement confessionnel, je ne le vois pas. Je pars en 1978 et je n’en vois même pas l’amorce. Je l’apprends comme toi par les infos. Oui, sans doute, il y a un lien ; à l’époque je ne voyais rien, je vivais au jour le jour des nouvelles et des informations. Mes hypothèses sont l’échec global de la révolution communiste, l’échec des mouvements de libération nationale, les défaites successives, la destruction-humiliation systématique de l’OLP laïque, le jeu pervers de l’occident qui joue le scénario des dissensions chrétiens/musulmans, chiites/sunnites, musulmans/juifs.

Tu ne penses pas que c’est trop facile ?

Oui, tu as raison, c’est toujours la faute de l’autre. Il y avait sans doute un terrain communautaire profond qui m’échappait, plus enraciné dans la population libanaise que dans la population palestinienne, dispersée, écartelée et de ce fait perméable à une certaine modernité. C’est cette population que je côtoyais quotidiennement, et qui plus est, j’étais entourée d’une certaine façon, d’une élite politique active et engagée, dans ces camps-là. Je ne sais. Dans les camps du sud où je me suis souvent rendue pour mission médicale, je n’ai vraiment fait que passer ; je ne peux rien dire à ce sujet si ce n’est pour moi un accueil chaleureux toujours merveilleux.

Sur la montée de l’islamisme ? Revenons au sujet.

Il faut dire que tout a été fait pour réduire, détruire une résistance laïque, en 1971 en Jordanie, en 82 au Liban !!...

Tu me disais : nous pensions vaincre ? Mais, d’après toi, à quel moment et pourquoi tous tes espoirs se sont effondrés ? 

Oui, même en 1978, quand je pars, j’y crois encore. C’est en 82. Avec le massacre de Sabra et Chatila. La déportation de la direction de la résistance. Septembre 82. Je suis dans un état de sidération. Je n’imaginais pas que c’était possible. J’ai des amis qui sont encore là-bas, même des amies françaises, qui ont des enfants. Et, à partir de là, cela pourrit. La direction de l’OLP est exilée à Tunis. Le chaos s’installe : il y a beaucoup de groupes armés qui sont des voyous et qui dévalisent. On détruit des commerces. 

L’exil de Yasser Arafat de Beyrouth à Tunis en 1982.

Je crois que le désespoir, l’échec, et c’est presque au niveau mondial génère une forme de pourrissement. Le communisme en Union soviétique s’effondre. Ce qui explique le repliement global sur la religion. Sur toute la planète. Et là-bas, comme ailleurs, la politique ayant horreur du vide, cela se remplit. Je ne le vois pas, je l’apprends par des conversations : tout cela se fait lentement, très lentement, insidieusement. Je répète, cela je ne le vois pas, c’est une reconstruction intellectuelle. Après l’échec, la déportation de la direction laïque de l’OLP vers Tunis. Faut le dire c’est une déportation. F en fait partie.

Et puis je crois que j’étais peu sensible et peut-être mal équipée pour discerner les prémices et les subtilités des différences confessionnelles. Quelqu’un qui parle bien l’arabe et qui est né là-bas aurait peut-être pu voir des codes que je ne voyais pas. Faire la différence entre chiite et sunnite par exemple. J’étais sans doute un peu infirme. Mais ces choses existent. Untel sait qu’untel est comme ça et moi je ne le sais pas. Mais eux le savent. Mais ces différences, à l’époque, n’étaient pas fondamentales, ne changeaient pas la vie. Sinon je m’en serais rendu compte. Les différences confessionnelles n’étaient pas opérationnelles au regard des différences politiques.

Parle-moi du Hamas.

Marc, je crois qu’on vient d’en terminer grosso modo avec mon expérience vécue, le Hamas, je ne le connaitrais pas. On va passer aux conjectures, à mes interprétations, on entre là dans un domaine beaucoup plus discutable ; avant de l’ aborder, je veux vraiment préciser ;

Je n’ai cessé de dire, moi, je, mon équipe, enfin un « moi-je » nombriliste et ridicule. On vit avec ses tripes ; dirai-je pour me dédouaner. Mais toi, prend de la distance, n’en crois rien. Je suis epsilon, un électron dans une chorégraphie collective. De fait je suis au milieu, en immersion, de cette chorégraphie dont je ne serais jamais le centre. Je te livre un petit bout de vie, d’une petite vie.

Dialogue. Seconde partie. 

Parle-moi du Hamas.

Pour moi l’apparition du confessionnel dans la résistance palestinienne est post 1982. Le Hamas est une création de l’État d’Israël dans les années 86, 87. Israël va jouer la disparition de l’OLP. C’est pour cela qu’ils étaient à Beyrouth en 1982, pour la détruire définitivement. Tu te rends compte ? Bombarder une ville, la capitale d’un pays avec l’aviation ? Inimaginable ? Non ? Et en toute impunité. Je ne dis pas que c’est Israël qui a créé le confessionnalisme, mais il a joué avec pour diviser.

Pourtant il y a eu la création de l’autorité palestinienne ? 

Aujourd’hui Mahmoud Abbas et son Autorité Palestinienne sont à l’agonie. Marionnette de chiffon, concierge dévoué au gouvernement israélien.

Tu es sévère, et 1993 ?

Moi j’ai cru à Oslo. 

Tu n’es pas la seule !

Clinton, Rabin, Arafat après les accords d’Oslo.
1993 les accords d’Oslo

Après 82 F. part à Tunis, transporté par les bateaux français. Là-bas il vit bien. Ce sont peut-être les années les plus calmes de sa vie. Exil douloureux certes, mais loin des bombes et de la répression. Puis après il est rapatrié à Ramallah. En 1993, construction de l’Autorité Palestinienne sur le mensonge d’une autonomie. Arafat a besoin de relever la tête et il veut y croire, se refaire un portrait après la fuite humiliante vers Tunis.

Là on me confirme ce que je devinais, déjà, ces gens de l’extérieur, ces chefs, ne sont pas si bien accueillis par les Palestiniens de l’intérieur, il y a un décalage. Ils viennent les emmerder en fait, prendre leur place en quelque sorte. D’abord en Jordanie, puis au Liban, puis en Tunisie, ils ont construit des organisations militaires et politiques qui ne correspondent pas tout à fait à la réalité du terrain de l’intérieur.

J’exagère, il y avait eu sur place, des maires de villes moyennes, absolument extraordinaires. Bassam Shakaa, maire de Naplouse, Karim Khalaf, maire de Ramallah, et bien d’autres dont le nom m’échappe aujourd’hui. Pauvre mémoire… merci à toi de réveiller ses bribes sous les cendres. Le maire de Naplouse Bassam Shakaa a survécu à une tentative d’assassinat en 1980, mais a perdu ses deux jambes quand une bombe posée dans sa voiture par des terroristes israéliens a explosé. Après l’explosion, il a déclaré « je suis profondément enraciné dans la terre. Shakaa, qui sera un nationaliste palestinien ardent critique sans concession d’Israël et de l’Autorité palestinienne (AP), a servi comme maire de Naplouse entre 1976 et 1982. Karim Khalaf maire de Ramallah, lui aussi sera amputé d’une jambe après un attentat par les colons en 1978.

Les Palestiniens de l’intérieur leur disent, « vous venez nous donner des leçons alors que vous ne savez rien de ce que nous avons vécu ? » 

Oui, c’est un peu ça ; je ne l’avais pas verbalisé de cette façon. Enfin je n’en sais rien. Ce ne sont que des conjectures. Ce que je crois c’est qu’il y avait une structure sociale, probablement familiale et communautaire, avec des petits notables, qui géraient et avaient des pouvoirs, mais une population et des structures bien enracinées et reconnues, puis tout d’un coup on leur apportait un État, tout fait, d’un sacré volume, à prendre ou à laisser, et cet État-là était probablement un peu libéré des traditions, disons, occidentalisés. Qui avait perdu du respect, des habitudes, peut-être et cela n’a pas été simple. Mais cela s’est passé. Mais ça a été un peu difficile. Des deux côtés, ils ignoraient et minimisaient les souffrances de l’autre.

Sur l’Autorité Palestinienne… ?

On peut dire que c’était une greffe comme un greffe d’organe, il faut toujours traiter avec des immunodépresseurs, car il y a toujours une forme de rejet, une forme d’autodéfense de précaution. Mais là je m’égare. Je n’y étais pas, et je reconstruis… méfie-toi… j’ai beaucoup d’imagination.

Penses-tu qu’il y a eu, qu’il y ait corruption ? Et d’où viendrait cette corruption de l’Autorité palestinienne ?

Il n’y a jamais eu une véritable construction d’un État de droit. C’est facile de corrompre, d’acheter des gens qui ont un « pseudo-pouvoir » à la merci de tout financement, sans base arrière, sans industrie, dont les terres sont parsemées de colonies, les oliviers arrachés, la pêche empêchée. La corruption vient d’abord des pétrodollars du Golfe essentiellement, pour les salaires. Ils reçoivent de l’argent de l’Europe pour les infrastructures et ils en profitent pour eux-mêmes, pour se construire un réseau, user du népotisme, au lieu d’en faire profiter la population palestinienne. La société a été si longtemps disloquée, la résistance est loin de celle du Vietnam, structurée, disciplinée, marxiste-léniniste, monolithique. Une joyeuse pagaille où le droit à la divergence est exacerbé par les différentes sources de financement (Syrie, Irak à l’époque, puis Iran.)

Se jouent là, toutes sortes de règlements de compte. Je le répète ; un peuple en Diaspora, enfermé dans des prisons à ciel ouvert, sans ressource, sans industrie, empêché de cultiver sa terre, de pêcher sur ses côtes. Les oliviers sont arrachés, les terres spoliées, la côte méditerranéenne quasi interdite.

Facile, dans cet enfer d’user du piston « Wasta » de recruter des affiliés, d’acheter des factions, voire des « traîtres » pour l’ennemi. Pour n’être pas monolithique, autoritaire, l’OLP le paiera très cher. Mais c’est aussi une de ses qualités.

Et dans ces trafics quel est le jeu d’Israël ? On sait maintenant qu’Israël finance le Hamas en faisant payer le salaire des fonctionnaires par le Quatar.

Oui. Mais j’en reviens à l’Autorité Palestinienne. J’étais pour les accords d’Oslo, mais c’était donner les clefs des territoires palestiniens en instituant un concierge (l’A. P.) pour faire le ménage, empêcher la rébellion, assurer le maintien de l’ordre : cela va revenir à l’Autorité Palestinienne.

Garder les gamins, les empêcher de jeter des pierres sur les soldats. S’agit-il alors de protéger les gosses ? Ou, de fait, s’assurer un peu de tranquillité dans le quartier ? La marge est étroite. Très étroite. L’A.P., autorité de résistance ou collaborateur pétainiste ?

C’est trop facile, pour moi, pour nous, là en France en pleine campagne en haut de la colline, réellement paisible, de juger ; je n’ai pas le droit ; je me l’interdis et pourtant quelquefois cela m’échappe.

Tu veux ajouter quelque chose ?

Je veux revenir sur la distinction entre ce que j’ai vécu et ce que je n’ai pas vécu. 1982 par exemple, je n’étais plus à Beyrouth. Oslo non plus. Pour la clarté, la rigueur, et la confiance, il faut bien séparer les deux. Le vécu et le reconstruit.

Et deux points qui me tiennent à cœur ! J’ai oublié aussi de parler de la condition des femmes. Nous étions en période révolutionnaire. Tout allait très vite. Quand on me confie la direction de tous les laboratoires, des banques de sang, on ouvre une école de techniciens. Je donne des cours aux étudiants. Et pour qu’ils apprennent le métier, ils font des gardes de nuit avec les techniciens. Mais quand on ouvre l’école, les premiers mois il n’y a que les garçons qui font des gardes de nuit. Et trois mois après les filles demandent. Et là ça ne fait pas un pli, ça démarre ; les familles n’interviennent à aucun moment. Il y aura même une petite histoire d’amour. Tout est prescrit, je peux le raconter, c’est Wafa, sans doute la plus jolie, la plus discrète aussi, qui échangera sourires et sans doute plus encore avec un homme plus très jeune, un soldat-technicien de la Saïka. Wafa a près de vingt ans, lui un peu plus de trente, il est marié, a une famille, qu’il n’a pas vue depuis des années. Tout le monde a deviné. L’équipe du labo reste discrète ; mais cela prend fin, plus de sourire, plus de complicité. On le saura plus tard, son chef interne à son groupe politique lui aura fait la morale. Pas plus.

Autre chose de très fort pour moi. C’est que quand on se sépare, en 1978, avec le père de mes enfants et que je rentre en France il me confie l’album photos de sa famille : père, mère, frères, sœurs, amis, voisins, les photos de son adolescence, en me disant c’est plus sûr avec toi qu’avec moi.

En fait il te confie son histoire ?

Exactement. Il sait aussi que les jours à venir seront, pour lui, périlleux ; il ne se trompait pas.

Nous n’avons pas la vérité. Nous n’avons que des doutes et pas de leçons à donner. Mais par contre, nos points de vue dépendent aussi de nos propres histoires. Je t’ai raconté mon chemin. Mon père (…) me dit un jour en parlant d’Israël : ce qui a été fait aux Juifs est épouvantable (il n’était pas juif lui-même et le camp de Mauthausen n’était pas un camp d’extermination, mais un camp de concentration, un des plus durs…) et tellement abominable qu’après la guerre je me suis dit que s’ils avaient un endroit pour eux où ils seraient protégés il fallait le faire et que je leur souhaitais. Il n’a donc jamais été contre Israël. D’autant qu’à son époque la question palestinienne ne se posait pas de la même façon. Jusqu’à 1967 on parlait de la guerre entre Israël et les États arabes. De l’Égypte, le la Jordanie, de la Syrie, du Liban, de l’Arabie Saoudite, mais pas des Palestiniens.

De 48 à 67 c’est un conflit israélo-arabe. C’est après 68 et la victoire palestinienne d’El Karameh, qu’on parle du conflit israélo-palestinien. Un peu comme pour la guerre d’Algérie où on parle des événements d’Algérie. C’est Chirac qui introduit le mot de guerre en 1999, très tardivement.

Donc j’en étais resté à ce point de vue, celui de mon père, puis j’ai vu arriver les premières revendications des Palestiniens et l’apparition d’un soutien à la Palestine et aux Palestiniens. Et cela m’avait convaincu qu’Israël agissait comme une puissance colonisatrice. Qui prenait la main-d’œuvre palestinienne, mais ne leur donnait aucun droit. Donc, je suis dans une contradiction : je veux l’existence de l’État d’Israël (même si je ne veux pas d’État du tout)…

Une petite confidence : on pourrait presque dire que les deux peuples israéliens et palestiniens ont émergé en parallèle. Ce n’est pas trop « politiquement correct », mais il y a une part de vérité avec un certain décalage ; dès les années 1936 avec l’immense grève de près de six mois en Palestine, le peuple palestinien se construit déjà. Et à partir de 1948 le peuple israélien émerge.

Que penses-tu de l’avenir, en particulier celui des citoyens israéliens ? Tu veux que les juifs soient protégés…

Voilà. Et en même temps il faut arrêter la colonisation, la prise des terres, les extensions, et le fait qu’Israël considère les Palestiniens arabes ou chrétiens, comme des sous-hommes, comme des gens qui n’ont pas les mêmes droits. C’est ma position et en fait je n’ai pas changé de position depuis le massacre du 7 octobre 2023. Et je n’ai pas de solution.

On est très proches. Dans les faits, on a la même position. On veut protéger toutes les communautés juives du monde contre l’antisémitisme.

Je veux reconnaitre Israël ; c’est une réalité humaine. Des enfants y sont nés. Ils ont eu des enfants… puis des petits enfants. En 1948 on est victime tous d’un énorme mensonge celui « d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Or en 1948 il y a 800 000 personnes qui sont chassées. Et ces 800 000 personnes si on les oublie aujourd’hui en ne remontant qu’à 1967 on se fourre le doigt dans l’œil. Et dans quelques années, cela explosera de nouveau et sans doute de pis en pis. Donc il faut revenir à 48 et au mensonge que j’attribue aux « sionistes » avec la complicité des ex-puissances coloniales régionales (française et britannique).

S’il n’y a pas de solution globale qui parle de toutes les injustices, on aura de nouveau des « 7 octobre » s, des massacres abominables. Quand je dis revenir à 1948, je ne veux pas annuler l’État d’Israël ni revenir aux frontières de 48 ou de 67, cela doit se faire calmement officiellement entre les deux parties et je n’ai rien à dire à ce sujet. Quand je dis revenir à 48 je veux dire, rappeler la Nakba, la grande catastrophe et penser la situation de tous les réfugiés. Trouver des compensations acceptables et acceptées.

Et je n’oublie jamais que F., le père de mes enfants, est né en 1944 à Haïfa avant la création d’Israël, lui est sa famille, trois enfants, ont été chassés par la Haganah, organisation paramilitaire qui serait qualifiée de terroriste aujourd’hui. Ils seront dix frères et sœurs, obligés de vivre en Cisjordanie,puis au Koweït . F. lui vivra ensuite en Algérie, en France, au Liban, puis en Syrie, à Tunis, à Gaza puis à Ramallah. Et nous ne savons rien de la suite !

Mais je ne veux pas dire que les Palestiniens n’existaient pas avant 1967, je veux dire que nous n’en avions pas entendu parler ! C’était la compréhension que nous en avions ici. Or c’est une différence énorme de parler de guerres entre États et de parler de guerre entre populations. Je me souviens d’une manifestation croisée à Paris pendant la guerre des Six Jours où les gens criaient « 6 millions c’est assez ! ». Et ils disaient « nous sommes les encerclés par des États arabes qui ont des armées plus puissantes que nous et ils veulent détruire Israël ». À ce moment-là les Palestiniens existaient, mais n’avaient pas voix au chapitre. Donc il y a la responsabilité de l’Occident, des États-Unis qui soutiennent toujours Israël, financièrement et militairement… mais il y a aussi la responsabilité des États arabes qui ont abandonné les Palestiniens tout en en faisant un symbole. Ils utilisent Israël comme un faire-valoir, le méchant idéal, mais ils ne font rien pour leurs peuples. La présence d’Israël justifie leurs existences et leurs dominations sur leurs peuples. 

Entre 45 et 48, les Américains ont fait un numérus clausus pour filtrer l’arrivée des juifs aux États-Unis. C’est énorme. Je ne le sais pas depuis très longtemps. Mais quand j’ai su qu’après-guerre, des Juifs étaient refoulés aux frontières occidentales, j’ai été stupéfaite.

Sous l’Empire ottoman, puis sous mandat britannique, il y a une communauté de gens qui habitent la Palestine. Je ne suis pas certain qu’ils se considèrent comme palestiniens dans les premières années du vingtième siècle. Ils faisaient partie de l’Empire ottoman avant la guerre… Dans les années 20, ce n’est pas évident qu’il y ait un peuple palestinien. Il y a un peuple qui habite la Palestine et ce n’est pas la même chose. Donc dans les années 30 en quelque sorte le peuple palestinien se crée. Et c’est dans l’adversité qu’il se construit. Parallèlement le peuple israélien émerge sur cette même terre à partir de 1948.

Ils se sentent Palestiniens avec la Nakba ? L’effondrement, la catastrophe ? Et du coup dans l’exil ?

Non, un peu avant. À partir de 1936, il y a une grève qui va durer 6 mois particulièrement dans les ports. Contre le projet sioniste, contre le mandat britannique…

Mais reprenons. En 1967, passer d’un conflit israélo-arabe à un conflit israélo-palestinien c’est déjà une victoire pour les Palestiniens. Sur leurs existences et sur les droits que cela induit.

Qu’est-ce que tout cela implique ici ? Comment se positionner par rapport à tout ce qui se passe ? 

Il y a une manipulation, un grand mensonge quand on parle de cette guerre ici. On parle d’une guerre de religion alors que c’est une guerre de territoires. On n’est pas du tout dans un conflit entre juifs et musulmans. Même si les victimes du massacre du 7 octobre sont juives et leurs assassins musulmans, on est dans un conflit de territoires, un conflit géopolitique, masqué par des identités qui ont pris la place de valeurs qui existaient avant. La revendication du Hamas c’est de recouvrir toute la Palestine. J’ai relu la charte du Hamas de 2017. Et depuis 2018 Netanyahou a fait passer (dans les textes) l’affirmation qu’Israël est une nation juive. C’est-à-dire théocratique et quasiment ethnique. Donc un peuple palestinien qui veut revenir sur sa terre et un X gouvernement X israélien qui veut garder et peut-être élargir son territoire. Si on est rigoureux dans nos analyses on ne fait pas se battre des musulmans contre des juifs ! S’il y a une chose importante à déconstruire, c’est cela. Pour que cela n’embraye pas sur des conflits délétères et criminels, là-bas et ici.

Je n’ai pas la même appréciation. Toi tu dis que le conflit est géopolitique et que le Hamas arrive là-dessus comme une sorte de façade. Cela aurait pu être l’OLP…

Ahmed Yassin, fondateur du HAMAS.
Cheikh Yassine

Deux précisions : Pourquoi le Hamas aujourd’hui ? Le communisme s’est effondré, les mouvements de libération nationale ont failli, les mouvements (d’émancipation) laïques de la planète ont failli, la nature ayant horreur du vide, c’est la religion qui prend la place. Y compris en Israël avec les ultras orthodoxes. 

Les élites palestiniennes dans lesquels je range le Fatah, qui ont toujours été laïque ont été liquidées en 70 à Amman, en Jordanie, défaites en 82 à Beyrouth, puis les 100 ou 200 qui restaient exfiltrés à Tunis et embobinés en 93 par les accords d’Oslo. Et là c’est l’humiliation et ils sont défaits aux yeux mêmes de leurs propres populations. Et c’est dans une désespérance absolue que le peuple palestinien, en grande partie, semble-t-il, soutient le Hamas. Ils n’ont pas d’autres cartes à jouer ? Celui-ci en profite. Qu’est-ce que c’est que le Hamas ? Il se différencie du Djihad, je crois, musulman sunnite, qui veut la gestion de l’État par la religion. Il n’a pas de velléités en dehors de la Palestine. Il ne fait pas des attentats à Paris à New York… Il est dans une démarche de libération nationale sous une couverture religieuse. Sa charte de 1988 a été écrite après 1982 c’est-à-dire au plus creux de la défaite de la résistance palestinienne, exilée à Tunis.

En 1988 le Hamas est complètement antisémite. Ce ne sont pas des saillies antisémites qu’on peut lire dans sa charte, c’est vraiment une position antisémite, dans un texte pas vraiment reconnu et qui sera remplacé en 2017. Sa nouvelle charte en 2017, prend vraiment valeur, elle est discutée et votée dans le groupe de façon officielle. Il ne reconnait pas l’État d’Israël, mais, c’est plus subtil, il se laisse la possibilité de le reconnaitre. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

L’OLP elle avait dit à Oslo que sa charte était caduque et qu’il reconnaissait l’État d’Israël. Et les accords disaient que l’OLP était reconnue en tant qu’organisation, ce qui était la pire des conneries à faire. Il aurait fallu au moins être égal à égal ! Ils ont fait ce qu’ils ont pu.

Ils n’avaient peut-être plus le rapport de forces à ce moment-là ?

Oui, Arafat était en perte de vitesse et il lui fallait un petit succès avant de mourir. Et à partir de là, le Hamas devient aux yeux de la population la seule chance de retour chez soi.

D’accord. C’est ton point de vue. J’ai une autre vision de la chose. À partir de ce qui s’est passé en Algérie pendant la décennie noire. Les « afghans », ces islamistes qui étaient partis en Afghanistan aux côtés des talibans, donc très proches de El Kaïda, de retour au pays, ont plongé l’Algérie dans une guerre terrible. À la suite des élections cassées par un coup d’État militaire en 1992, ils ont formé des maquis. Il y avait donc 2 forces armées islamistes, le Front Islamique du Salut et le GIA. Le GIA a perduré pendant des années. C’est un islam intégriste, sanguinaire, de type fasciste, qui n’a rien à voir avec l’islam populaire. C’est pour cela que je m’énerve à chaque fois devant l’amalgame entre islam et islamisme, tel qu’il est nié par celles et ceux qui luttent contre l’islamophobie. Le Hamas pour moi c’est la même histoire. Ce sont des fascistes. Je veux bien comprendre que le peuple palestinien désespéré se soit mis à les soutenir, mais se faisant il s’est donné à ses pires ennemis. Il s’est donné comme représentants des fascistes. Alors qu’est-ce qu’il se passe après qu’ils aient gagné les élections en 2007 à Gaza ? Mais du coup il n’y a plus d’élections du tout ! Ils tirent sur les militants laïques du Fatah… et ils les virent ! En partant d’activités caritatives qui leur fait gagner aussi le soutien des gazaouis maintenant ils ont un pouvoir énorme, économique et militaire. Mais c’est une Force armée de type fasciste. Il n’y a rien à négocier avec ces gens

Ce que tu dis est vrai, mais pour moi, je suis rigoureuse et je n’emploie pas le terme de fasciste. Autoritaire, totalisant, pas de doute. Pour moi c’est un ennemi en tant qu’obscurantiste. 

Je ne peux donc pas aller dans les manifs aujourd’hui, car on pourrait penser que je soutiens le Hamas. Pour moi il peut se revendiquer de mouvement de libération nationale. Le Hamas, à sa naissance, est favorisé par Israël, il est même alimenté par Israël. Israël va jouer le Hamas contre le Fatah, le Fatah contre le Hamas… Le Hamas est donc manipulé et alimenté par des forces obscures… 

Il y a des manipulations sur ce petit peuple palestinien qui n’a aucune force. Par exemple l’Iran. Le Hamas est plutôt un jouet de l’Iran qui joue sa carte, tantôt Hezbollah libanais, tantôt Hamas palestinien, tantôt les Houthis du Yémen… Je ne les mets pas sur le même plan et je n’utilise pas le mot fasciste. 

Dans la charte du Hamas, 2017, il est bien écrit qu’ils veulent une Palestine ou tous, musulmans, juifs, chrétiens, auront les mêmes droits. Mais il faut se méfier des frères musulmans, dans leurs pratiques. 

Quant au « monde arabe », c’est une arnaque. Il se structure sur l’image du Palestinien dépossédé. 

Je ne comprends rien à toutes ces différences entre les courants islamistes. Pour moi ce sont toute la même engeance : des fascistes, mais nous ne sommes pas d’accord là-dessus.

Il y a des différences d’agressivité et de commanditaires. Pour moi les pires ce sont les wahhabites, les salafistes commandités par l’Arabie Saoudite et les pétrodynasties qui ont des revendications et projets à l’échelle de la planète.

Je ne dirai pas non plus qu’Israël est un état fasciste. Pour preuve : dans la rue actuellement il y a les familles des otages qui manifestent parce que Netanyahou va sans doute sacrifier les otages dans un délire militaire qui n’aboutit à rien ? Ce n’est pas un état fasciste qui laisse faire des manifestations…

Non, Israël n’est pas un état fasciste. Il y a plusieurs pensées et orientations possibles, ce n’est donc pas un état totalitaire, comme l’Iran, or je mets l’aspect totalitaire derrière le mot fasciste. Ce que tu ne mets pas. 

L’URSS était totalitaire, mais pas fasciste. 

Donc tu as expliqué que tu n’irais pas aux manifestations pour Gaza en ce moment. Il se trouve que moi non plus je n’irais pas. Si j’avais l’assurance que ce serait pour la paix et la justice sans viser ni l’un ni l’autre, je pourrais y aller. J’aimerais vraiment pouvoir y aller, retrouver dans la rue des gens qui pensent comme moi me rendrait service… 

Je n’ai pas été non plus à la manifestation dénonçant les crimes du Hamas. Et cela m’a couté autant. Cela aurait été compris comme un acte de soutien au gouvernement de Netanyahou. C’est la même situation. Je m’interdis l’un et l’autre.

On est dans tel sentiment d’effroi, de gêne, de honte… Il y a un malaise terrible. Quand dans l’édito du Monde Libertaire je lis « Israël profite d’une attaque du Hamas pour anéantir le peuple palestinien », sans un mot d’explication, sans un mot de compassion, j’ai envie de hurler. Et c’est le journal de l’organisation où je suis censé militer !

C’est très important ce que tu dis. La phrase est factuellement juste et affreusement sèche, loin de l’humain. Chaque vie est unique et là, on fait des comptes, on analyse froidement ! Non c’est abominable. Mais elle est juste. C’est ce que j’aurais pu écrire à 17 ans quand j’étais au PCMLF. 

Cette phrase est mortifère et ne donne une chance à personne. Il faut sortir de cette politique-là. Nous faisons ce dialogue pour ouvrir des portes et n’en refermer aucune.

Et cette montée de l’antisémitisme ! Mais qui parle des actes islamophobes ? Il doit y en avoir aussi ? Pas un mot dans les médias.

Non, pas un mot !

Il y a de moins en moins de place pour les nuances. Tout devient violent… d’injonctions de positionnements.

Nous, on a pris le temps de s’écouter, de creuser, d’essayer de comprendre et je suis ravie de ça. C’est difficile, mais on la fait pour nous.

Pour l’avenir ?

Le présent me donne la nausée et je ne vois pas d’avenir, que du pire. Un bénéfice peut-être c’est qu’on va peut-être en revenir à des points fondamentaux. Barnavi, l’ancien ambassadeur, dit des choses intelligentes.

Le seul petit espoir que j’ai c’est dans le peuple israélien. Il a assez de recul, sa souffrance et sa désespérance ne sont pas aussi intenses que celles des Palestiniens. Il se sent plus ou moins sécurisé, pas tout à fait abandonné. Il peut y avoir dans ce peuple des gens qui peuvent atteindre la sagesse. Je ne vois rien venir du côté palestinien. Peut-être Elias Sambar ? Un peu trop intellectuel, pas assez de charisme. Certains diraient qu’il n’y a pas de De Gaulle.

Marwan Marghouti ? Le prisonnier. Lui, il a l’innocence du prisonnier depuis si longtemps… 

Peut-être. Je vais chercher, il semble que ce soit lui, qui ne souhaite pas vouloir ou du moins hésite à mettre les pieds dans la pétaudière.

Il y a une piste que je trouve intéressante dans le texte de Dominique Eddé, publié le 31 octobre 2023 dans le journal Le Monde, c’est de s’approprier la mémoire des autres. Que les enfants palestiniens apprennent l’histoire de l’antisémitisme et la Shoah et que les enfants israéliens apprennent celle de la Nakba et de l’expropriation. Prendre en compte l’histoire de l’autre.

C’est par les enfants que cela viendra. C’est un vrai chemin. Concret.

Auterive