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Christiane Passevant
L’Inconsolable
Films de Jean-Marie Straub d’après Maurice Barrès, Cesare Pavese et Franz Kafka
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 18 janvier 2012

Quatre films, trois écrivains. Maurice Barrès, Cesare Pavese, Franz
Kafka. Un nationaliste français, un communiste italien, un juif
tchèque de langue allemande. Les rassembler aujourd’hui,
c’est affirmer qu’au-delà de ces identités réductrices, ces
trois hommes, chacun dans son ton et à sa manière, ont vécu et médité
l’histoire de l’Europe moderne — ses aspirations, ses origines, sa
catastrophe.

Faire des films à partir de leurs écrits, c’est poser aujourd’hui,
entre autres questions, celle de l’identité. Question urgente,
qu’on aurait tort de refouler, quand d’autres la brandissent comme un
slogan au service de politiques policières et xénophobes.

Ces quatre films parlent de conflits et de blessures. Blessures et conflits
qui font les hommes et les peuples. Qui ne fondent aucune ident ité figée,
mais au contraire ne cessent de l’inquiéter, d’y substituer un questionnement de la provenance et de la destination.

Lothringen !, Un héritier, Schakale und Araber : on ne comprend rien aux peuples et aux territoires, ici et ailleurs, si on oublie les conflits qui ont scandé leur histoire, qui déterminent leurs rapports.

L’Inconsolable : on ne sait pas ce qu’est un homme, un homme ne sait pas qui il est tant qu’il n’a pas trouvé sa blessure, qu’il n’est pas descendu dans son obscurité intérieure.

Le cinéma est lumière, celui de Jean-Marie Straub plus que tout autre. Mais une lumière qui se souvient de l’ombre — qui vient de l’ombre, par-dessous.

Les rayons du soleil, à la fin de L’Inconsolable, touchent le front d’un homme qui revient de loin — du coeur des ténèbres.

Sortie nationale le 8 février 2011.

Quatre films, trois écrivains, un langage cinématographique lumineux et fascinant. Le cinéma de Jean-Marie a certes à voir avec la lumière. Quatre films et quatre moments de la journée.

Lothringen !  [1]La tragédie de la guerre et de l’exil… Metz, 1871. Une carte plein cadre qui établit la conquête et en fond sonore, un hymne.
La population fuit de peur des représailles, de devenir prussienne. La route de Metz à Nancy est encombrée de famille entières dans des charettes pour les mieux lotis, de brouettes pour les plus pauvres, une longue file attend à la frontière… La Lorraine s’en va et abandonne maisons, terres, vie sociale… La population de Metz est passée de cinquante à trente mille personnes en 1872… Un drame vécu il y a plus d’un siècle, un texte simple, incisif, dit par une voix intemporelle qui glisse sur les panoramiques de la caméra dans un décor apaisé, champêtre et la lumière du matin. Vues du fleuve, la synagogue, la cathédrale, la ville médiévale. Celle-ci contraste avec l’autre architecture, néo-romane allemande de la fin du XIXe siècle. On voit les édifices de la Poste et de la gare, tous deux de 1906. Le panoramique finit sur la statue gigantesque d’un chevalier allemand. C’est un de ceux que l’on peut aussi voir dans le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. Alors que l’on voit le guerrier, on entend la phrase : « La vague allemande (pause de respiration) ne cessait
de croître et menaçait de tout submerger. »

Peut-on imaginer l’angoisse générée par un changement forcé d’identité ? Changer de terre, changer de vie ou bien changer de nationalité, de culture, de langue… Les écoles passent du jour au lendemain des cours donnés en langue française aux cours donnés en langue allemande. Les professeur-es sont interdit-es d’enseignement, emprisonné-es s’ils et si elles persistent donner des cours en français. Se cacher pour parler une langue, dissimuler sa culture… Des milliers de frontalier-es ont vécu ce drame après la défaite française de 1870.

Un Héritier . [2] Deux hommes marchent de dos en forêt. La caméra s’éloigne, se rapproche… La conversation tourne autour de cet exil des francophiles après la défaite française de 1870. Opter pour la France, c’était tout abandonner. L’héritier est resté dans l’Alsace sous domination allemande : « Je suis un héritier. Je n’ai ni l’envie ni le droit d’abandonner des richesses déjà créées ».

Silence. Pause sur le chemin forestier. Des murs aux pierres immenses.
La mémoire des guerres : « On essaie de nous faire avaler que tout est réparable. Mais les blessures sont les blessures. Elles peuvent guérir mais elles restent comme cicatrices. Et ce ne sont pas que les Français et les Allemands, qui sont morts à la guerre ».

« Nous autres, jeunes citoyens alsaciens, avons grandi
dans une atmosphère de conspiration, de peur et de haine ». La langue française, la culture honnie…

Une halte dans une maison forestière. Une femme leur sert à boire. L’un des deux personnages raconte alors les circonstances dans lesquelles il a sauvé cette femme, alors qu’il n’était étudiant en médecine.

L’Inconsolable.  [3]
En préambule de l’Inconsolable, une fenêtre poussée par le vent cogne une lampe à plusieurs reprises. Dehors, c’est la ville et le bruissement des marronniers. Dernier soupir, Jean-Claude Rousseau (2 minutes).

La forêt et l’Inconsolable. Orphée et son voyage aux enfers. On entre dans ce film comme dans un tableau, une tragédie antique à deux personnages immobiles, se parlent sans se regarder. Plans fixes, personnages immobiles et voyage uniquement intérieur…
Le texte de Pavese accentue encore l’impression de ce voyage aux enfers dont on ne revient peut-être pas finalement.

Orphée a-t-il vraiment voulu ramener son amour, Eurydice, à la vie ?
« Pour ensuite mourir une autre fois, Bacchante.
Pour porter dans son sang l’horreur de l’Hadès, et trembler avec moi jour
et nuit. Tu ne sais pas ce qu’est le néant. »

Et peut-on partager cette conscience du néant ? Que signifie le ou son néant ? Que cherchait Orphée dans les enfers sinon lui-même ? « Il est nécessaire que chacun descende une fois dans son enfer ».

Schakale und Araber.  [4]Un écran blanc. La musique de György Kurtag — un chant, en allemand : « De nouveau, de nouveau, bannis au loin, bannis au loin ».

Une femme se tient assise par terre, devant une fenêtre, à contre jour. La lumière est quasi crépusculaire. La femme se tient les yeux fermés. Puis elle dit en allemand : « Je suis le plus vieux chacal alentour ». Le texte est de Kafka et est dit en allemand. La femme dont seuls les yeux et les cheveux sont à présent éclairés s’adresse à un interlocuteur tout d’abord invisible. Dans ce texte, il est question de désert, de frontières, d’ennemis, de sang et d’affrontements. L’histoire est en boucle, comme une blessure réouverte.

Les films de Jean-Marie Straub nous entraînent dans les mondes croisés du cinéma, de la littérature, de la musique… Et de la réflexion politique sur les guerres, la violence, la barbarie.