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Nestor Potkine
Saigner la bête. The Moral Underground. How ordinary Americans subvert an unfair economy
Lisa Dodson (New Press)
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 22 novembre 2011

Un livre qui réchauffe. The Moral Underground. How ordinary Americans subvert an unfair economy par Lisa Dodson, chez New Press, un éditeur méchant. Les anglophones auront déjà traduit le sous-titre, Comment des Américains ordinaires minent une économie injuste. D’accord.

Mais il y a une allusion dans The Moral Underground. Oui, la Résistance fut qualifiée « d’Underground ». Pourquoi ? Parce qu’au XIXe siècle, quelques milliers d’Américains scandalisés par l’esclavage aidèrent les esclaves à fuir le Sud en montant des réseaux d’évasion clandestins. Un esclavagiste stupéfié par la fuite apparemment miraculeuse de son esclave jeta : « Il doit y avoir un chemin de fer souterrain ! » « There must be an underground railroad ! ». Le mot fit fortune. Un underground moral, une résistance morale. Comme dans le cas du glorieux ancêtre, il ne s’agissait pas uniquement de personnes déjà considérablement militantes (même si l’honnêteté oblige à admettre que l’Underground Railroad comporta un nombre élevé de Quakers).

Lisa Dodson, professeure de sociologie, à force d’étudier les problèmes des travailleurs américains, se rendit compte que, d’un bout à l’autre du pays, des gens possédant des miettes de pouvoir, enseignants, docteurs, contremaîtres, gérants etc. s’en servent pour aider les pauvres. S’en servent illégalement. Faux en écritures publiques. Faux en écritures comptables. Fraudes à l’aide sociale. Fraudes à l’assurance. Pourquoi ? Parce que ces petits bourgeois, ou bourgeois, ont une conscience et des yeux. Parce qu’ils et elles voient que les pauvres qu’ils emploient, qu’ils soignent, qu’ils enseignent sont poussés plus bas encore. Sont écrasés, à coups de bottes sociales, à coups de bottes en petits papiers, en petits numéros, en petites règles d’apparence anodine et de réalité dévastatrice.

Elles et ils voient que les pauvres n’arrivent pas à l’heure au travail parce que leurs enfants sont malades et qu’aux Etats-Unis des dizaines de millions de personnes n’ont pas les moyens de se payer des médecins, même pour leurs enfants. Que les enfants s’endorment en classe parce qu’ils n’ont pas dormis chez eux, parce qu’il n’y a pas de chauffage. Que les malades souffrent de pathologies combinées parce qu’ils sont épuisés avec deux jobs pour tenir, ou stressés par l’angoisse de n’avoir pas de job, ou avec l’angoisse de vivre dans un job précaire, ou avec l’angoisse usante, épuisante, ressentie à chaque minute, de devoir travailler pour un salaire insuffisant. Insuffisant ? Le salaire minimum fédéral, une rigolade sur laquelle s’asseyent des centaines de milliers d’employeurs est de … attention… sept dollars vingt-cinq cents de l’heure. Quatre euros quatre-vingt-neuf centimes de l’heure. Même en travaillant douze heures par jour, six jours sur sept, avec les… attention… dix jours de vacances par an des Américains, vous n ‘arrivez pas à vivre là-dessus. Célibataire sans enfants, déjà, ça ne le fera pas. Mère célibataire avec trois enfants ?
N’en parlons pas ! Quatre euros. Souvent trois euros, deux euros. Pour un job éreintant. Parfois dégoûtant. Parfois, souvent, dangereux. Trois euros, les aides-soignantes qui nettoient les fesses des vieillards incontinents. Ces aides-soignantes qui sont celles qui transforment la vie de ces vieillards en enfer, ou en moments de joie, selon leur humeur. Dans quelle humeur est-on à huit heures du soir, quand on s’est levée à cinq heures du matin, que l’on crève de trouille parce que l’on sait que trois enfants, là-bas dans la piaule sordide qu’on échoue à préserver des cafards, sont sans présence adulte ? Trois euros les vendeuses de WalMart, comme au Lidl, là en-dessous de chez moi, qui me réveille tous les matins à six heures parce que trois camions de suite viennent livrer, et les palettes sont rentrées, à cette heure-là, par les caissières, et les marchandises mises en rayon par les caissières, et les caissières je les vois partir à neuf heures du soir, et j’ai vu leurs mains, on dirait des mains de paysan, craquelées, gercées, des mains-étau… tiens, une idée ça, des mains qui iraient bien fermées sur certaines gorges cravatées…

À propos de gorges cravatées, Lisa Dodson a aussi parlé avec des gérants, des managers, des entrepreneurs que les scrupules n’étouffent pas. Qui sont là pour servir. Servir l’actionnaire. De préférence s’ils sont eux aussi les actionnaires. Elle a entendu une expression, sidérante de franchise. Saigner la bête. « Bleeding the beast ». Saigner la bête, faire rendre. Saigner, faire rendre les employés, en tirer tout ce qu’on peut ; sécurité, nerfs, maladies, rien n’existe d’autre que le salaire le plus bas possible pour la performance la plus intense possible le plus longtemps possible. Saigner, faire rendre les consommateurs, en tirer tout ce qu’on peut ; sécurité, qualité, service après-vente, rien n’existe d’autre que le prix de vente le plus haut possible pour le coût le plus bas possible. Saigner, faire rendre l’environnement, en tirer tout ce qu’on peut ; sécurité, santé, propreté, beauté, humanité, rien n’existe d’autre que les matières premières les moins chères possibles pour les ventes les plus énormes possibles. Saigner la bête.