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Ronald CREAGH
Laïcité en France : Un combat solitaire ?
Article mis en ligne le 23 août 2006
dernière modification le 22 août 2006

Les positions françaises sur la laïcité suscitent des critiques et même l’incompréhension dans d’autres pays, notamment anglophones. Comment ? Même les anarchistes soutiendraient les positions de l’Etat sur la laïcité ? Ils seraient complices de ces vieilles attitudes colonisatrices à l’égard des civilisations musulmanes, ils refuseraient de reconnaître des cultures minoritaires, et en fin de compte ils apporteraient leur caution tacite au racisme ambiant. De toute façon, l’intégration de la France à l’Union Européenne sonnera sans doute le glas de ce combat rétrograde [1].
Les défenseurs de la laïcité se seraient réveillés à propos de la communauté musulmane, dans la fameuse affaire des « foulards islamiques », qu’ils ont fait interdire dans les écoles publiques. Derrière le combat laïque, une autre lutte apparaît, celle du racisme ordinaire. Pour le dire crûment, la lutte pour la libre pensée viendrait assurer des justifications intellectuelles au racisme ordinaire. Et les esprits libertaires se renient en découvrant soudain l’Etat comme le libérateur des petites musulmanes.
Que penser de ces affirmations ? Les accusations de racisme sont elles justifiées ? Qu’en est-il de « l’affaire des foulards » et quelle place faut-il accorder à l’Islam dans l’espace public ? Les positions laïques sont-elles défendables et ne sont-elles pas de toute façon menacées à long terme par la mondialisation ?

Racisme et nostalgies coloniales

La controverse du foulard et les prises de position qu’elle a suscitées et continue d’engendrer porte assurément un fond raciste. Les anciens colonisateurs, rejetés des pays qui ont conquis leur indépendance, ne voient guère pourquoi ils devraient accueillir les enfants de ceux qui les ont chassés. Contrairement aux « ennemis héréditaires » comme les Allemands, à l’égard desquels de grandes campagnes de réconciliation ont été organisées avec un indéniable succès, en dépit des millions de morts du passé, rien de tel n’a jamais été entrepris à l’égard notamment de l’Afrique.
Ces faits et quelques autres, qu’on abordera plus loin, ont entretenu un racisme inexcusable et tout aussi manifeste dans la population française, d’autant plus qu’il ne s’agit pas de l’accueil d’individus isolés mais d’une immigration massive et d’un flux permanent, qui témoigne en son sein d’une solidarité exemplaire et de regroupements dans des espaces urbains, qui apparaissent comme une anomalie dans un pays « individualiste », et dont une minorité active refuse de s’intégrer, notamment à l’intérieur du système scolaire et de « la langue des citoyens », le français.
La police est le fer de lance de ce racisme ordinaire : on ne compte plus les « délit de faciès », c’est-à-dire de personnes qui se font interpeller par les forces dites « de l’ordre » parce qu’elles portent sur leur visage une origine africaine. La France, qui a toujours connu des luttes intestines, jadis entre gamins de villages voisins et de provinces différentes, fait aujourd’hui l’expérience d’autres conflits, plus intenses, quoique moins médiatisés, par exemple entre arabes et gitans, ou encore au niveau de rues commerçantes que les diverses confessions religieuses se disputent parfois.
Assurément, la population de souche n’a plus ces flambées patriotardes que l’on observe en d’autres pays, et le drapeau tricolore ne flotte pas sur les balcons privés lors du quatorze juillet ou d’une victoire à un match international de football. Mais les guerres régionales du passé lointain, auxquelles avaient succédé des luttes autonomistes ou des animosités durables, quoique de plus en plus superficielles, ont cédé la place à de nouvelles configurations, religieuses, ethniques, sexuelles, qui étaient jusque là inconnues ou occultées. Il apparaît ainsi de nouvelles formes de domination, de type communautariste, dont les enjeux économiques ne sont jamais absents. Ce n’est sûrement pas un hasard si les femmes ou les Français d’origine maghrébine sont peu représentés dans les instances dirigeantes, et ce n’est sûrement pas en donnant à leurs instances religieuses le statut de représentants de ces communautés qu’on aidera à leur émancipation. Enfin, à la gamme d’attitudes qui va du racisme de l’extrême-droite, fondé sur l’idée d’une inégalité génétique de « races », à la xénophobie ordinaire, s’ajoute une politique patronale systématique pour refuser l’emploi à certains groupes ethniques et celle de propriétaires qui ne louent qu’à des « Français d’origine ».

Mais plutôt que de se contenter de ses affirmations générales, hélas bien banales, ne faut-il pas examiner l’histoire des événements qui ont déclenché la bataille, à savoir cette fameuse « affaire du voile islamique » ? Comme on le verra, certains « détails » ont été légèrement « oubliés ».

L’affaire du voile

Ce qu’on appelle “l’affaire du foulard islamique” a éclaté dans un collège de l’Oise, en octobre 1989, sous l’influence semble-t-il de la Fédération Nationale des Musulmans de France, à dominante marocaine. Elle s’est donc bien inaugurée comme un insigne religieux, et non comme signe identitaire arabe ou avec une autre de ses possibles connotations. C’est dans ce contexte qu’on peut dire, grosso modo, que la xénophobie antiarabe s’est transformée en anti-islamisme, et que l’attaque du 11 septembre 2001, sous le drapeau de Ben Laden, n’a pu que renforcer. Il est en effet difficile de distinguer l’anti-islamisme d’une xénophobie anti-arabe assez répandue, phénomène qui traduit à la fois l’héritage post-colonial, les conflits de classe et les conflits à l’intérieur d’une même classe.
Il faut d’ailleurs rappeler que le Collège Gabriel-Havez, à Creil dans l’Oise, qui a été le détonateur du conflit, n’avait pas ciblé des écolières musulmanes, contrairement à ce qu’on a depuis raconté, mais des collégiens juifs de l’Association de Maison d’Enfants (AME) du château de Laversine. Ceux-ci s’absentaient de l’école tous les samedis matin et, au début de l’année scolaire, faisaient leur rentrée dix jours après les autres élèves. A la réunion de juin du conseil d’administration, il fut décidé qu’on ne pouvait admettre aucun délai à la rentrée des classes pour des raisons religieuses. D’autres enseignants en vinrent à parler de trois jeunes collégiennes qui portaient un foulard. Si l’on demandait aux Juifs de respecter le principe de la laïcité dans l’école, il fallait agir de même à l’égard des autres religions.
Lorsque deux sœurs refusèrent de quitter le voile « pour protéger leur pudeur » et furent exclues de l’école, leur père qui était juif et le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) décidèrent de porter plainte.
Quand la presse s’empara de l’affaire, elle omit de mentionner qu’elle avait été occasionnée par les comportements de l’Association de Maison d’Enfants.
En ce qui concerne les collégiennes, on faisait remarquer qu’elles ne portaient pas de voile dans leurs photos d’identité : leur attitude à l’école paraissait donc pour le moins ambiguë. Et dans d’autres écoles du voisinage, quand le foulard était accepté, les parents demandaient immédiatement à ce que leurs filles soient dispensées de certains cours. Il s’agissait donc bien d’attitudes religieuses et non de signes adolescents de protestation identitaire.
Etait-ce alors une nouvelle guerre des religions qui commençait en France ?

La nature du conflit : ne pas confondre laïcité et « islamophobie »

Cette « affaire du voile » a commencé en octobre 1989, un mois après que l’Ayatollah Khomeini ait invité l’ensemble de la communauté musulmane à assassiner Salman Rushdie, coupable à ses yeux de blasphème pour être l’auteur d’un roman, Le Verset satanique. Il est évident que cette fatwa choqua profondément les esprits en France et que les vieux ressentiments du passé ont catalysé une xénophobie endémique en offensive contre l’Islam. Douze ans plus tard, les événements du 11 septembre 2001, perpétrés au nom de cette même religion, sont venus consolider ces positions. Mais peut-on pour autant parler d’islamophobie ?
Pour autant que je sache, le terme « islamophobie » a été créé en Iran pour stigmatiser les femmes musulmanes qui refusaient de porter le voile. Il fut ensuite utilisé contre Salman Rushdie et popularisé en France par Tariq Ramadan.
Il n’en est pas moins vrai qu’identifier les défenseurs de la laïcité comme des racistes voulant détruire la culture d’une minorité au profit de valeurs nationales prétendues universelles en s’efforçant de maintenir une domination ethnique, hélas bien réelle, contre vents et marées, c’est entretenir la confusion et contribuer à ressusciter en France une ancienne domination, celle des autorités religieuses.
C’est d’abord une confusion. Est-ce respecter la culture d’une minorité que de reconnaître, comme le fait l’Etat français, que les jugements prononcés contre les femmes dans certains pays africains, comme la mutilation génitale, la répudiation, le retrait de la garde des enfants, la polygamie, prononcés en Algérie, en Egypte, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, au Mali, au Niger et au Cameroun sont valables dans l’Hexagone, par suite d’accords passés entre la France et ces pays ? [2] Ainsi le pays qui se prétend des « droits de l’homme » ne protège pas les droits d’une épouse répudiée par un polygame ou ceux d’une très jeune fille mariée contre son gré à quelque mâle déjà fané. Est-ce défendre les minorités que vouloir ignorer les 35.000 victimes de mariages forcés, [3] en prétendant s’intéresser aux seules collégiennes auxquelles on interdit le port du voile dans les écoles ?
C’est aussi servir de strapontin à tous les clercs en mal d’autorité. Il faut éviter les comparaisons cauchemardesques entre des contextes aussi différents que l’Iran ou le Bangladesh. Néanmoins, les comportements divers dépendent aussi, comme tout le reste, des pays d’origine. La Grande Mosquée de Paris, liée à la communauté algérienne, est financée par le gouvernment algérien à la hauteur de 700 000 € par an. [4] La communauté musulmane des turcs français (CMTF) dépend du Ministère turc des Affaires Etrangères. On pourrait continuer l’énumération.
Le foulard a de multiples connotations, et c’est un point de vue réducteur que de n’en voir que l’aspect religieux. Au demeurant, c’est bien l’angle sous lequel la question a été posée, même si elle cache sans doute d’autres enjeux pour les divers antagonistes. Mais comme ces enjeux ne sont pas explicites, contentons-nous ici d’examiner la nature du débat.
Contrairement aux allégations des faussaires de l’histoire, l’affaire du voile islamique fut en premier lieu une lutte religieuse. Elle éclaire d’ailleurs la réflexion sur la laïcité et annonce les futures menaces européennes pour imposer à la France un héritage judéo-chrétien soigneusement filtré, au détriment de toutes les autres influences, nordiques, asiatiques et même musulmanes et, surtout, de l’héritage d’un Siècle des Lumières qu’on s’efforce de dénaturer.
Traiter le débat comme une atteinte aux droits d’une minorité particulière c’est vouloir masquer les assauts des diverses autorités religieuses pour imposer leur hégémonie en « terre de mission ». La campagne de propagande confessionnelle est inséparable d’un contexte large et complexe dans lequel on peut surtout distinguer quatre grands courants : les luttes antireligieuses du passé et la laïcité qui en est l’héritage historique, les conflits ethniques postérieurs à la seconde guerre mondiale, qui se caractérisent actuellement en particulier par la montée des communautarismes et la xénophobie anti-arabe, les luttes féministes et les divers mouvements d’émancipation post-68, enfin la montée récente du mouvement islamique. Il faut tenir compte de toutes ces considérations pour juger la question du foulard à l’école, en prenant note également de certaines mœurs vestimentaires propres à la France.


Laïcité à la française

A la différence d’un grand nombre de pays, la population française a été largement marquée par ce qu’on appelle le Siècle des Lumières, qui s’est surtout traduit dans l’histoire par une tradition de remise en cause critique de toute autorité dogmatique. La tradition catholique française faisait peu de place à la religion du Livre, c’est-à-dire à la Bible, c’est surtout l’autorité ecclésiastique qui fut contestée, puis détrônée de la vie sociale.
En dépit des libre penseurs, du mouvement rationaliste et des athées, qui sont toujours restés minoritaires, la lutte s’est essentiellement portée contre les diverses formes du pouvoir ecclésiastique et a abouti en 1905 à la séparation de l’Eglise catholique et de l’Etat. Le service public s’est affranchi du clergé, et par exemple les certificats de baptême ne tiennent plus lieu d’attestation officielle d’acte de naissance. C’est donc une mentalité anticléricale et antidogmatique qui s’est mise en place, plutôt qu’un esprit antireligieux, même si la population actuelle est largement indifférente aux diverses pratiques du culte catholique, depuis au moins la seconde guerre mondiale. [5]
Cet esprit rétif à l’égard de toute volonté de domination intellectuelle et politique, en général, et ecclésiastique en particulier, s’est traduite sur le plan civique. Il n’y a guère eu sur la place publique de parti officiellement dénommé « démocrate-chrétien », même si le défunt MRP était un parti catholique qui n’osait pas dire son nom, et même s’il comprenait des ecclésiastiques parmi ses élus, comme le chanoine Kir (1876-1968), député-maire de Dijon, dont on ne se souvient guère que parce qu’il a donné son nom à un apéritif.
La laïcité adoptée par l’Education nationale ne signifie pas l’hostilité mais une neutralité à l’égard des diverses religions. Elle reconnaît d’ailleurs très officiellement l’existence d’une aumônerie des services publics (hôpitaux publics, prisons, armée, établissements d’enseignement) et le Ministère de l’Education nationale transmet aux collèges une liste des fêtes religieuses et des préceptes cultuels des diverses confessions, y compris des musulmans. Un jour de la semaine est libéré de l’obligation scolaire afin de permettre l’instruction religieuse de ceux qui le souhaitent. Les cantines scolaires sont tenues de respecter un certain nombre de privations culinaires, notamment en période de Ramadan.
Pour contrer cette neutralité, les différentes confessions religieuses ont créé leurs lobbys, les uns parfaitement visibles et officiellement reconnus, d’autres qui travaillent dans l’ombre, comme l’Opus Dei. Cette association catholique secrète s’efforce d’entrer dans les divers gouvernements de la République.. [6] L’exemple le plus notoire est celui de ses liens avec Michel Camdessus, ancien gouverneur de la Banque de France et directeur du Fonds Monétaire International de 1987 et 2000.
Héritière de Voltaire et des Encyclopédistes, la ·bourgeoisie française s’est battue pour établir un espace public, neutre, fondé sur le plus petit dénominateur commun, laissant ainsi la place à toutes les croyances et à l’incroyance. Ce phénomène n’est pas exceptionnel : sous l’influence d’Ataturk, par exemple, la Turquie a adopté les mêmes positions. Dans les rues d’Istanbul se côtoient des femmes voilées ou non. Les cafés et même les entreprises privées de France doivent respecter cet espace public : tout acte raciste en ces lieux est punissable par la loi, de même que, mais pour des raisons différentes, ces institutions ne peuvent interdire à leurs employés de se syndiquer (ce qui ne me semble pas être le cas aux États-Unis).
Qu’en est-il alors pour les écoles publiques et quelles décisions furent prises ?

Le statut du foulard

De tous temps, les institutions scolaires ont accordé la plus stricte attention aux tenues vestimentaires des élèves. La France des années 1960 s’était insurgée contre les garçons aux cheveux trop longs, les filles aux minijupes ou celles qui portaient des collants, et les sanctions pouvaient aller jusqu’à l’exclusion.
Plus loin dans le temps, la loi de 1905, établissant la séparation de l’Eglise et de l’Etat, a interdit le port du crucifix ou de la kippa dans les écoles publiques ; bien des adultes se souviennent qu’eux-mêmes ou des camarades avaient été rappelés à l’ordre pour avoir enfreint cette règle de manière trop flagrante.
Depuis au moins la fin de la seconde Guerre mondiale, il existe une répugnance pour tout uniforme non militaire ; le souvenir des tenues fascistes hante peut-être l’inconscient collectif. Toujours est-il que les écoles publiques de France ont abandonné l’uniforme depuis des décennies, bien avant d’autres pays, et la plupart des professions, les universitaires notamment, ne portent de signes distinctifs qu’à de très rares occasions. Quant aux costumes des diverses provinces, ils n’ont plus qu’un sens folklorique ou commercial.
La position des Français est aussi ambiguë, si l’on peut parler en termes aussi généraux. Que le foulard ait été dénoncé comme un signe d’oppression féminine ne date pas d’hier : la presse française du 19° siècle en parlait déjà dans ces termes à propos, par exemple, de la colonie algérienne. Mais confondre l’attitude colonialiste à l’égard des « Fatima » avec les réactions contemporaines, formulées par des générations différentes et dans un contexte tout autre, revient à faire le même amalgame que de situer ces conflits dans la même perspective que les croisades, dont elles seraient la continuation. Pire, les décisions collectives sont faites en fonction des interprétations imaginaires que l’on se fait du réel, et le refus de voir la spécificité de chaque situation revient à chercher refuge dans cet univers de fantasmes, avec les conséquences que l’on peut anticiper.
Contrairement aux affirmations courantes, le voile n’est pas interdit à l’école : ce qui est banni, c’est le port « ostentatoire » de signes religieux. La différence entre « ostentatoire » et « ostensible » n’est pas apparente, à première vue ; elle est pourtant claire : est « ostensible » ce qui est visible, que l’on manifeste ouvertement ; par contraste, « ostentatoire » désigne le « caractère de celui qui cherche à tout prix à attirer l’attention sur lui-même », le « caractère de ce qui est destiné à être remarqué, de ce qui est trop voyant ». [7] La nuance est évidemment fort subtile, elle dépend du contexte et laisse la place à la négociation.

Mais la défense du voile se distingue fort mal d’une campagne en sa faveur. Il est traditionnel pour les opposants de se décrire comme des victimes. D’un côté, il est évident que les Maghrébins peuvent, à bon droit, se considérer comme opprimés. Il est clair que les communautés musulmanes ont subi, et continuent de subir en France de nombreuses discriminations. La multiplication des obstacles pour édifier des mosquées les a contraintes souvent à se réunir dans des caves ou d’autres bâtiments peu prévus pour le culte. Mais, d’un autre côté, le port du foulard relève-t-il d’une situation similaire ?

On connaît assurément un certain nombre de cas où des femmes adultes se sont vues interdire certaines fonctions du fait de leur port du foulard. Mais est-ce en le portant qu’elles sortiront de leur ghetto ? Et d’ailleurs, les dirigeants des organisations musulmanes le souhaitent-ils ? L’intégration de leurs coreligionnaires les priverait de leurs pouvoirs et de leurs revenus. Toujours est-il que leur combat pour le voile a des impacts sociaux et redéploie le domaine du religieux dans la sphère de l’espace public, risquant par conséquent de supprimer celui-ci.

Evidemment, cela n’a pas toujours été le cas et le tout premier conflit a été porté par des organisations antiracistes. Mais quelles que soient les intentions des protagonistes, dans le contexte actuel il tend à être récupéré par les instances religieuses. Par exemple, si l’on considère la grande manifestation du 16 janvier 2004 contre la législation sur le foulard, qui réunit quelque cinq mille personnes à Paris et en province, on peut noter deux groupes en particulier signalés par la presse. La majorité était organisée par le Parti des Musulmans de France, fondé par Mohamed Enacer Latreche, qui a des objectifs politiques. C’est la première fois dans l’histoire de France que se crée un parti sur des bases confessionnelles ; et l’on a pu repérer quelques-uns de ses contacts avec l’extrême droite... [8] L’autre groupe comprenait quelque 200 Indonésiens. Sa manifestation se faisait non pas au nom de quelque identité ethnique ou de toute autre connotation du foulard, mais par le mouvement islamiste international Hizb-ut-Tahrir, au nom de la religion, au cri de “The jilbab is obligatory not an embellishment” (« le jilbab est obligatoire, ce n’est pas un ornement »).
Prenons une autre organisation, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) . Celle-ci contrôle plusieurs grandes mosquées, quelques 300 associations comme les Jeunes Musulmans de Frances (JMF) et les Étudiants Musulmans de France (EMF).. Elle est considérée, qu’on le veuille ou non, comme proche des Frères musulmans. « Le Coran est notre constitution", déclare son président, Lhaj Thami Breze, dans Le Parisien du 12 février 2003, et l’un des co-fondateurs, Ahmed Jaballah, a déclaré : « L’UOIF est une fusée à deux étages. Le premier étage est démocratique, le second mettra en orbite une société islamique. ». [9]
L’UOIF défend bien un islam fondamentaliste, et même intégriste. Le fondamentalisme religieux décrit un groupe pour lequel la religion est la source de la loi, qui l’interprète littéralement pour l’appliquer à la vie quotidienne. Et cette collectivité peut même être qualifiée d’intégriste si elle refuse que d’autres puissent avoir d’autres interprétations que la sienne. A qui veut-on faire croire que l’UOIF est indifférente à la question religieuse ?
Accorder un statut particulier à une religion minoritaire c’est refuser de considérer son comportement dans les pays où elle est majoritaire. Cela reviendrait à dire que ce que déclare le Pape au Vatican n’a aucune importance pour les États-Unis, car les catholiques y sont minoritaires et le Vatican est sur un autre continent. N’importe quel politicien américain sait bien que ce n’est pas le cas, et les aspirants à la présidence de ce pays protestant n’hésitent pas à se faire photographier avec le pape.
L’ensemble de ces positions contradictoires signifie bien que le port d’un insigne ne prend pas sa signification religieuse de l’intention de celui ou de celle qui la porte, mais de l’interprétation que les diverses collectivités en jeu lui assignent. De même que les anarchistes peuvent crier qu’ils ne s’identifient pas avec les poseurs de bombe, mais que l’ensemble de la société rejette cette proclamation et continue à les juger comme des fauteurs potentiels de troubles, de même ce sont les différentes instances dirigeantes qui désignent quelles parties du corps ou des vêtements ont une signification religieuse. Et dans la mesure où un insigne est considéré comme « religieux », son apparition dans l’espace public signifie sa transformation en espace religieux et privé. On ne peut dire, par conséquent, que le port d’un tel insigne contribue à libérer celui ou celle qui le porte. L’émancipation des jeunes femmes en France passe par l’existence d’un espace public non confessionnel. Mais inversement, les rhétoriques du tout religieux, de la victimisation, utilisées de part et d’autre, ne font qu’instrumentaliser les jeunes filles et qu’exacerber les communautarismes..
De toute façon, si le port du voie est une affaire purement culturelle, pourquoi seuls les membres de cette culture auraient-ils le droit de le critiquer ? Et comment le pourraient-ils, s’ils sont croyants, puisqu’ils refusent la distinction entre le culturel et le religieux quand ils ouvrent, par exemple, une « boucherie musulmane ». Peut-on nous expliquer où finit le culturel et où commence le religieux ?

L’Etat républicain, défenseur des libertés ?

La critique de la religion, exprimée par les Libre Penseurs ou par les anarchistes dans le « Ni Dieu, ni Maître », est dans le cas présent une prise de position contre l’institution religieuse musulmane, pas contre les gens d’Afrique du nord ou d’ailleurs. Qu’une religion soit adoptée librement ou non n’est pas vraiment la question : la servitude volontaire existe, l’aliénation aussi. Nous n’avons pas à entrer ici dans des considérations métaphysiques sur la liberté et les conditions de son existence mais à refuser que quiconque impose à la société civile une quelconque autorité de quelque groupe religieux que ce soit.
Mais une autre objection vient à l’esprit : ne faut-il pas laisser aux adolescents le droit à l’erreur, la possibilité de se confronter sur ces questions importantes que sont le sexe, la politique et la religion ? Triste école que celle où l’on ne parlerait que de mathématiques, me fait remarquer un ami.
Mais que la loi soit considérée comme répressive ou non, prendre la défense de la laïcité ne signifie pas prendre position en faveur de l’Etat français. C’est bien plutôt le contraire.
D’abord, au niveau municipal, l’espace supposé public dépend du bon vouloir du maire. Il peut le privatiser de fait, par exemple en concédant les trottoirs aux cafés et restaurants. Il peut accorder ou refuser que l’on mette une table de presse dans un espace public ou interdire la distribution de tracts politiques qui lui déplaisent au nom de la défense de l’ordre établi ; il peut décréter l’interdiction de la mendicité (mais pas la pub, qui en est aussi une forme), et si son arrêté est déclaré nul par la justice, la police municipale se chargera de « nettoyer le terrain », c’est-à-dire de traiter les pauvres comme des ordures. La défense de la laïcité est donc bien une lutte sociale contre des autorités publiques.
Loin d’être les hargneux militants de combats d’arrière garde, comme on présente parfois libre penseurs ou athées, ils affrontent des coalitions décidés à restaurer le pouvoir des autorités religieuses sur la société civile. Des politiciens conservateurs, comme Bayrou en 1994, mènent de continuelles attaques contre le principe de laïcité. Des campagnes sont périodiquement lancées pour introduire l’enseignement religieux dans les écoles publiques. Les autorités ecclésiastiques elles-mêmes s’efforcent de modifier les rapports de pouvoir. Au nom du respect des croyances elles cherchent à restreindre la liberté d’expression de leurs opposants ou, plus simplement, des indifférents. On assiste actuellement en France des tentatives pour réintroduire des lois contre le blasphème. [10] On n’est pas loin de voir bientôt Bruxelles se mêler de tout cela. Car l’affaire du voile est devenue internationale, par les bons offices des Américains.

Nouvelles donnes internationales

Si une loi qui défend l’espace public est considérée comme répressive, qu’en est-il alors d’un pays comme les États-Unis, pour reprendre notre comparaison, qui comme tout Etat se mêle d’intervenir dans le domaine du privé, par exemple en légiférant sur le droit à l’avortement ?
La position hégémonique des États-Unis, dans le monde actuel, influence inévitablement les débats culturels, et c’est donc par rapport à ce pays, très largement dominé par les enjeux de l’actualité, au point de souffrir d’amnésie collective, que l’on peut comparer la situation française, fière d’un passé soigneusement filtré, conditionné par des traditions fortement conflictuelles. Car à l’exception remarquable de la Première Guerre Mondiale, la France n’est pas, et n’a jamais été un pays uni, contrairement aux proclamations et aux volontés officielles, même si des majorités statistiques apparaissent dans des enquêtes, et si des alliances provisoires ou les clameurs qui suivent les victoires de certains matchs internationaux peuvent parfois faire illusion
Mais par delà le « communautarisme » se cache un autre fait, sans doute plus important : l’absence notoire d’espace public aux États-Unis tend à devenir le cadeau empoisonné que veut offrir au monde la République américaine sous un emballage démocratique, comme on peut le voir par exemple dans l’Iraq occupée. Pour Washington, seul règne l’espace de la croyance, inscrit dans sa Constitution ; aucun candidat à la Présidence du pays n’a jamais pu prétendre à être élu s’il faisait publiquement profession d’athéisme.
Fondée sur les libertés individuelles, la République américaine ne connaît que des espaces "privés", et de ce fait elle est non seulement incapable de comprendre d’autres traditions, mais tend à imposer les siennes. Ce n’est pas un hasard si les gouvernements et les notables qui se proclament les plus religieux du monde sont aussi les plus agressifs. Des télévangélistes au Vatican, du « Gott mit Uns » aux attentats au nom d’Allah et aux massacres d’Ahmedabad, dans l’Inde, en 2002, une certaine couche du monde religieux oscille entre le spectaculaire et les actes d’extermination des « infidèles », tandis que la politique nataliste des autorités ecclésiastiques plus prudentes, vise à assurer au groupe religieux une position démographique majoritaire et donc de dominance sur le reste de la population.
On ne peut faire fi de toutes ces considérations en abordant la question du voile : il n’est pas surprenant de noter que bien que celle-ci soit apparue depuis la fin des années 1980, ce n’est que depuis le refus de la France de participer à l’invasion de l’Iraq, avec le retentissement international que l’on sait, qu’une campagne antifrançaise a été menée par les Etats-Unis, inaugurée avec les « French Fries », poursuivie dans les insinuations de la campagne présidentielle contre Kerry, et seulement depuis ce temps attentive à cette France, pépinière de conflits internes.. La France, grande donneuse de leçons en tant que "patrie des droits de l’homme", se trouve à son tour montrée du doigt. On lui reproche son intolérance pour les communautarismes, son anti-islamisme, son pseudo universalisme et son laïcisme obsolète, et par voie de conséquence sa défense d’un espace public neutre. Mais comment peut-on se dire multiculturaliste et refuser les traits spécifiques de la culture française ?
Aux pressions cléricales internes et celles de la culture dominante états-unienne, opposées à la tradition laïque française qui écarte le pouvoir religieux de la vie publique, viennent s’ajouter depuis quelques années des pressions extérieures, notamment à propos de la Constitution européenne. La France semble de plus en plus isolée du reste du monde, où apparaît un “renouveau” des religions, renouveau qui ressemble d’ailleurs surtout à de la politique-spectacle au service d’un conservatisme non libéral, contrairement à ce qu’il affirme, puisqu’il ne tolère nulle part sur terre l’existence de régimes économiques autres que le capitalisme, fondé par définition sur le profit.
Ce qui est ici considéré comme esprit de tolérance est rejeté dans d’autres pays. On oppose les traditions communautaristes à la volonté jacobine de considérer tous les citoyens comme égaux, sans tenir compte de leur appartenance à tel ou tel sexe ou à tel groupe religieux ou non, à telle ou telle opinion publique. Ce citoyen abstrait, impersonnel, correspond en effet à une volonté étatique de supprimer tout corps intermédiaire, de manière à régner en dernière instance sur des individus sans résistance parce qu’ils sont isolés.
De toute façon, il n’existe pas une communauté musulmane de France mais des collectivités de type divers. Certaines collectivités manifestent une grande réserve sur des attitudes religieuses essentielles : 79% des Algériens affirment ne pas se rendre à la mosquée le vendredi [11].
Une nouvelle génération est ainsi venue à son tour provoquer les débats et a même suscité une loi, interdisant le port « ostentatoire » du voile que les médias décrivent comme "islamique". Les législations qui relèvent de l’ordre symbolique ne coûtent aucun argent à l’Etat et distraient les citoyens de leurs propres revendications. Elles substituent aux luttes de classe des conflits intérieurs à la classe sociale. Les conflits ethniques, par exemple, sont des aubaines pour un patronat et un atout pour les couches moins défavorisées : au lieu de viser leurs oppresseurs, elles se défoulent sur les plus démunis, les soi-disant « sans papiers » (de l’Etat français), les chômeurs, les « étrangers ».

Conclusion

Comme dans toute législation, c’est la pratique sociale qui a le dernier mot, non le législateur. Le rôle d’un enseignant est de permettre les débats sur ces questions qui angoissent les jeunes : il existe pour cela des cours sur la reproduction sexuelle, l’histoire des croyances et des religions et l’étude des cultures. Ce sont sur ces points qu’il faut veiller à ce que les débats ne soient pas biaisés, même si la parfaite objectivité demeure un leurre.
L’acceptation du multiculturalisme en Grande Bretagne ou son refus en France semblent aboutir à des résultats similaires. Car ils dissimulent des attitudes collectives qui, en réalité, dénient les affirmations officielles. Racisme et guerre ethnique en vue de la domination de l’autre sont les faits brutaux. Emancipons-nous les uns les autres, et laissons aux spécialistes des rapports de force et de domination à leurs jeux mortels. Mais pour nous en libérer, ne devons-nous pas nous battre pour défendre l’espace public contre ces marais religieux où l’on voudrait nous enliser.
Un anarchiste français, le géographe Élisée Reclus, reconnaissait l’importance des groupes unis par une histoire, une langue et un territoire commun ; néanmoins, on peut préférer une communauté choisie à une communauté imposée par le destin de la naissance. Ne peut-on pas imaginer des groupes affinitaires diversement fédérés devenus les acteurs des forces émancipatrices du mouvement social ? Nous devons, bien sûr, éviter les discours essentialistes qui figent « le » religieux, « la » culture , « le » groupe ethnique dans une forme définie une fois pour toutes. En particulier, et c’est une question que l’on peut poser aux camarades d’autres origines qu’européennes, peuvent-ils imaginer une culture arabe (ou autre) qui ne soit pas religieuse ? Ce fut le cas en Europe, avec les Lumières, et sans nul doute pour d’autres personnages remarquables, par exemple dans le monde arabe, mais à d’autres époques que la nôtre. Sans doute, les chemins de l’émancipation ne passent pas forcément par les fourches caudines de la laïcité. Encore faut-il que les camarades anarchistes appartenant à d’autres familles philosophiques nous disent quel est leur chemin.
Nous n’avons pas à entrer dans les vagues généralités du discours politique ; notre place est dans le micro-combat des luttes quotidiennes contre toutes les formes de xénophobie, de répression, de machisme et de patriotisme ethnique. Après tout nous aussi, anarchistes, tout comme les immigrés, nous sommes des exilés de l’intérieur.

Ronald Creagh