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Entretien avec Assaf Adiv
Les accords d’Oslo, la globalisation et l’immigration en Israël (2)
Article mis en ligne le 17 septembre 2007
dernière modification le 7 novembre 2023

Christiane Passevant : En 1992, Rabin a eu cette formule Sortons Gaza de Tel-Aviv. Quelle en a été la conséquence pour les travailleurs palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ? Quelle est la situation jusqu’à présent ?

Assaf Adiv : Le slogan a été très populaire parmi la population israélienne parce que, à tort, pour la paix. Dans la réalité, cela s’est traduit par la fermeture des territoires occupés. Pour les travailleurs palestiniens en Israël, venant des territoires palestiniens, la conséquence directe de cette politique a été la privation de travail et une très forte hausse du chômage. Il faut souligner que le bouclage des territoires occupés a été utilisé pour faire pression sur les Palestiniens et qu’ils se plient aux exigences du gouvernement israélien. Sans cette situation dramatique, les Palestiniens n’auraient jamais accepté les concessions faites à Oslo. C’est une des conditions économiques qui a cassé les Palestiniens, et cette situation continue jusqu’à présent. Quand nous parlons du mur aujourd’hui, c’est en un sens la continuation de la même politique, celle d’un blocus des territoires, qui continue depuis dix ans.

CP : Combien de travailleurs palestiniens ont-ils perdu leur travail depuis cette époque ?

Assaf Adiv : Donner des chiffres est difficile car beaucoup de Palestiniens travaillent sans permis. Les chiffres officiels parlent de 60 000 personnes, mais l’on sait très bien, même officiellement, qu’il s’agit plutôt de 120 000 personnes qui auraient perdu leur emploi. Depuis la seconde Intifada, la fermeture totale, avec le mur, empêche l’entrée de quelque 10 000 personnes venant de Cisjordanie pour travailler en Israël. C’est différent pour Gaza qui est entourée par une clôture hermétique [1]. Le mur est une nouvelle mesure pour la Cisjordanie, alors que, pour Gaza, la politique de bouclage date de 1992.
Tous ceux et celles qui quittent Gaza sont obligé-e-s d’être en possession d’une carte magnétique et de passer par Erez Check Point — au nord de Gaza —, contrôlé par l’armée. L’attente y est insupportable et a provoqué, depuis 1993 et 1994, de véritables soulèvements des travailleurs parqués. La situation, due au bouclage des territoires [2], a affecté presque toute la population palestinienne : des centaines de milliers de personnes puisqu’il est question de 120 000 travailleurs dont la famille - souvent de plusieurs enfants - vit sur ce salaire, cela revient à dire 50% de la population.

CP : Cela a-t-il eu un effet sur les travailleurs israéliens ?

Assaf Adiv : L’effet sur les travailleurs israéliens a été indirect. La disparition des travailleurs palestiniens dans certains secteurs — notamment dans la construction et l’agriculture — a été l’effet direct. À ce stade, ce sont les patrons qui ont protesté, ils se retrouvaient sans main-d’œuvre et réclamaient des travailleurs. Cela a parfois abouti à des situations absurdes. Par exemple, je me souviens de Rabin racontant qu’un fermier — dont le fils avait été tué pendant son service militaire ou par une bombe — réclamait une autorisation pour son employé palestinien de venir travailler à la ferme. Rabin a donc décidé, à cette époque, d’aider les employeurs à compenser la perte des travailleurs palestiniens en faisant appel à une main-d’œuvre étrangère. La phase d’importation en masse d’une main-d’œuvre ouvrière fut alors mise en pratique, ce qui, en Israël, participa au processus de globalisation, et même à l’adoption enthousiaste, dans un premier temps, du processus de globalisation.

Dans le secteur de la construction, les Roumains remplacèrent les Palestiniens, et dans le secteur agricole, ce furent les Thaïlandais. C’était le début de l’immigration à grande échelle. Les immigrés étaient plus faibles que les Palestiniens, en termes de négociations des salaires et des conditions de travail. Les Palestiniens étaient souvent exploités sur le marché du travail en raison de la situation politique, mais les travailleurs immigrés l’étaient encore plus, car soumis à des conditions de travail incroyables par leurs employeurs. Impossible de changer d’emploi, par exemple. En quittant leur emploi pour des raisons de mauvaises conditions de travail ou de bas salaire, les immigrés se placent dans l’illégalité, et s’ils sont pris, ils sont expulsés vers leur pays d’origine, en Roumanie, en Chine, en Thaïlande... Ce qui a pour conséquence l’impossibilité, pour eux, de se retourner contre leur employeur pour récupérer les salaires non payés. Ce qui n’était pas le cas pour les Palestiniens qui, même avec le bouclage, pouvaient téléphoner, faxer, faire intervenir un homme de loi, ou une association. Nous étions l’une des associations qui prenaient en charge des cas semblables pour obtenir le paiement des salaires dus par l’employeur.

Les travailleurs palestiniens sont géographiquement et culturellement proches, pour les immigrés chinois, roumains, thaïlandais ou autre, cela n’est pas le cas et c’est un facteur aggravant. Les salaires des immigrés étaient plus bas que ceux des Palestiniens, ce qui a abouti, pour les patrons, à bénéficier d’une main-d’œuvre très bon marché, mais aussi quasi inépuisable. Une source de profit considérable pour les patrons, surtout après la crise de 1996-1997. Quand la récession toucha le secteur du bâtiment, au lieu de réduire le nombre des immigrés sur les chantiers, ils ont réduit l’embauche de travailleurs israéliens. Les travailleurs immigrés étaient plus dociles, moins payés et il suffisait d’en faire venir. Quelles raisons, dans ce cas, auraient motivé les patrons israéliens à garder des travailleurs locaux, plus coûteux et plus exigeants ? Ils préféraient faire venir une main-d’œuvre immigrée malléable et très bon marché.
En 2001, les travailleurs immigrés occupaient la plupart des emplois dans la construction et l’agriculture, de même que dans le secteur des services. Il ne restait que peu de travailleurs locaux dans ces secteurs. Cela touchait évidemment les travailleurs israéliens, mais surtout les Israéliens arabes, dont les emplois se concentraient dans ces secteurs d’activité. La main-d’œuvre locale a donc été sacrifiée.

CP : Quel est le nombre de travailleurs immigrés en Israël ? Quel est son pourcentage dans la population active et quels sont les changements dans les conditions de travail en Israël ?

Assaf Adiv : Le plus grand nombre — 100 000 travailleurs immigrés légaux — fut atteint, il y a environ un ou deux ans. Une estimation qui concernait de 250 000 à 300 000 travailleurs immigrés dont deux tiers d’entre eux étaient illégaux. C’est-à-dire qu’en Israël, plus de 10 % des travailleurs étaient des immigrés sur à peu près 2 millions et demi de personnes sur le marché du travail. C’est le plus haut pourcentage de travailleurs immigrés dans le monde occidental, après la Suisse. Mais s’agissant de la Suisse, cela s’explique aisément par l’implantation de nombreuses institutions étrangères. Ce pourcentage de 10 % est donc plus haut qu’en Allemagne, en France, en Espagne, ou aux États-Unis où cela varie entre 4% et 6%.

CP : Tu parles d’immigrés légaux et illégaux. Existe-t-il des accords pour la venue d’une main-d’œuvre étrangère entre les États chinois, thaïlandais, roumain et l’État d’Israël ?

Assaf Adiv : Le statut légal de travailleur immigré est une autorisation pour travailler en Israël. Évidemment, il y a eu des accords. Mais tout n’est pas entièrement officiel, le gouvernement israélien fait mine d’ignorer beaucoup de choses et refuse de voir que les pratiques qui vont à l’encontre de la loi. Rien n’est légal. Les agences pourvoyeuses de travailleurs immigrés encaissent des milliers de dollars de la part des immigrés qui viennent travailler en Israël. Je parle des immigrés légaux, car les illégaux — comme ailleurs — arrivent comme visiteurs, et travaillent sans passer par les autorités.

Le gouvernement israélien permet l’importation légale et temporaire — pour un an, deux ans, trois ans — de cette main-d’œuvre, sans aucune garantie pour les personnes. Les accords sur les conditions qui lient les employés à leur employeur ne tiennent pas compte des droits des travailleurs, ni de la protection sociale ou des conditions de travail. Les employés n’ont pas le choix de l’emploi et, s’ils sont en désaccord avec leur patron, comment pourraient-ils revendiquer ?

Dans d’autres pays, comme la Suisse qui emploie des travailleurs étrangers dans la construction, les accords concernant l’emploi d’une main-d’œuvre immigrée est sous le contrôle des syndicats pour que les travailleurs immigrés bénéficient des mêmes droits que les travailleurs locaux — mêmes salaires, droit de choisir un autre employeur, liberté de mouvement. Dans ce cadre, nul abus n’est possible de la part des employeurs pour réaliser un quelconque profit sur le dos d’une main-d’œuvre immigrée, qui, souvent, ne parle pas le même langage, et n’est pas au courant des droits et du code du travail.

En Israël, aucun contrôle n’est en place, donc les patrons ont tous les droits. Nous avons rencontré des travailleurs turcs qui n’avaient pas perçu les deux premiers mois de leur salaire. Ils avaient reçu 200 shekels, pour ne pas crever de faim. Le troisième mois, ils touchaient le premier salaire. Ce qui veut dire que les travailleurs avaient deux mois de retard dans le paiement de leur salaire et que, s’ils partaient, ils perdaient ces deux mois. Les conditions de logement sur les chantiers sont aussi souvent inacceptables : les ouvriers sont parqués dans des sortes de conteneurs, avec conditions d’hygiène précaires.

Certaines des entreprises qui acceptent, à présent, de réembaucher des Israéliens arabes, ont adopté de mauvaises habitudes avec les travailleurs immigrés et traitent la main-d’œuvre comme du bétail. Un groupe d’ouvriers de Galilée travaillant à Beer Sheva, dans le Sud d’Israël, ont vécu les mêmes conditions de travail que les immigrés pendant une semaine et ils ont finalement démissionné. Après deux jours, ils nous ont appelés en disant qu’ils n’avaient pas d’eau, le jour suivant pas d’électricité, donc pas de réfrigérateur et impossibilité de conserver la nourriture. Personne n’était venu réparer la panne. Cette entreprise emploie habituellement des immigrés chinois. Et que peuvent faire des immigrés chinois ? Qui vont-ils appeler ? Où iront-ils ? Ils sont obligés d’accepter les conditions imposées, quelles qu’elles soient.

Et si ces travailleurs décident d’être traités comme des êtres humains, s’ils ne peuvent plus accepter les conditions de l’employeur, s’ils quittent leur travail, ils deviennent illégaux. Le patron les dénonce à la police. Certains patrons vont jusqu’à distribuer leurs photos avec promesse de récompense, elles sont publiées dans les journaux de la langue des travailleurs concernés (en roumain par exemple). Nous avons fait paraître une enquête sur cette question dans Challenge [3]. La récompense peut atteindre 5000 dollars, ce qui encourage la délation parmi les travailleurs immigrés. Si la personne est arrêtée par la police, elle est immédiatement expulsée, sans que les entreprises soient inquiétées ou forcées de payer les salaires en retard.

C’est une situation où les travailleurs immigrés légaux sont le plus exploités. Plus encore que les illégaux, car ces derniers peuvent quitter leur emploi sans être victime de menace d’expulsion immédiate. Ils ne sont pas enregistrés par les autorités donc, si le salaire n’est pas payé, ils vont ailleurs. Les travailleurs immigrés, légaux, n’ont même cette possibilité de choisir. C’est la contradiction du système.

Il ne faut, cependant, pas perdre de vue que la véritable tragédie touche d’abord les travailleurs palestiniens. Le problème essentiel vient de la situation des travailleurs palestiniens des territoires occupés et des Israéliens d’origine palestinienne qui, bien qu’ils fassent partie de l’économie israélienne, sont exclus du marché du travail. Les patrons israéliens utilisent la main-d’œuvre immigrée bon marché pour écraser les travailleurs palestiniens.

CP : Quelles sont les motivations du patronat israélien : économique, politique, idéologique ?

Assaf Adiv : Il ne s’agit pas là d’enjeu idéologique. C’est un phénomène basé sur des aspects politiques. J’ai rencontré pendant le Forum social un syndicaliste britannique qui m’a appris que des entreprises états-uniennes, ayant des contrats de reconstruction en Irak, faisaient venir des ouvriers du Bangladesh au lieu d’employer des Irakiens, sous des prétextes de sécurité. Ils ne font pas confiance aux Irakiens et veulent que les plans des bâtiments restent secrets pour éviter tout risque futur d’attentat. C’est la même chose en Israël.
En Israël, les ouvriers chinois sont considérés - d’un point de vue sécuritaire - plus fiables que les citoyens d’Israël d’origine arabe, par exemple pour travailler sur le chantier du ministère de la Défense à Tel-Aviv. Pourtant, les ouvriers Israéliens arabes travaillaient à l’origine sur le projet, mais ils ont été remplacés par des immigrés pour édifier la structure du bâtiment. Il ne s’agit pas là des finitions où l’on pourrait imaginer placer des micros ou je ne sais quoi, mais de monter la structure du bâtiment et, dans ce cas, il apparaît comme risqué d’employer des travailleurs locaux. Le gouvernement d’Israël se comporte comme si les Palestiniens vivaient à des milliers de kilomètres. Nous devrons cependant, un jour ou l’autre, vivre ensemble.

Quant au traitement des travailleurs immigrés, c’est le produit de la barbarie de cette politique absurde qui veut repousser, et chasser les Palestiniens.