
Références préalables concernant cet article [1]
Les textes de Mark Hunyadi s’inscrivent naturellement dans la démarche collective que nous initions dans Divergences. Les ramifications métastasiques du néoTot obligent à multiplier les angles d’attaque.
La lecture des deux articles et l’écoute du podcast de France-Cul abondent de thèmes et d’analyses pertinentes. Par contre, son opuscule dédié aux Droits de l’esprit Humain témoigne d’un angélisme sur lequel il conviendra de s’attarder.
Condition de l’homme numérique.
Input, output et feedback
Les nouveaux paradigmes de la contemporanéité bouleversent de fond en comble les conditions de la vie quotient. Depuis les balbutiements de la cybernétique, l’accélération des changements, toujours liés à des objets techniques de plus en plus performants. Nous sommes des êtres-de-la technique et pour-la-technique. De la conception (in vitro) à la mort dite assistée, sans parler de la cryogénisation, du clonage - toujours ce mirage de l’éternité, la technique est dans notre chair.
Mark Hunyadi attire notre attention sur les dangers qu’engendrent la numérisation en tant que phénomène global pour l’esprit humain, à la fois dans le domaine des réductions neuro-scientifiques et des pensées abstraites parasitée par la trilogie infernal : input, output et feedback qui sert de schème et de logique qui pénètrent et conditionnent nos pensées.
Calculabilité, algorithmes, dataïsation.
Seul existe le Réel calculé mis en séquences logiques, en boucles et stockés dans l’immatériels bités et cloudés. La rationalité change de paradigme, elle devient opérative - voir l’art opératoire des militaires. La cohésion capital/machine atteint une cohésion jamais égalée. Le capitalisme industriel cède le pas au capitalisme numérique dataïsé ; l’industrie lourde n’est plus le centre de gravité exclusif, la puissance se miniaturise.
La logique booléenne prend le relais de la vieille logique héritée d’Aristote et de la métaphysique classique. Elle permet d’évacuer les tentations normatives au profit d’une mécanique de l’esprit parfaitement huilée. Plus de transcendance ? Que non, elle est dans la machine/système.
La numérisation libère des contraintes. Immédiateté, disponibilité, fonctionnalité, viabilité sont ses meilleurs agents promotionnels.
Automatisme.
La fascination pour les automates, par exemple les horloges astronomiques, ne datent pas d’aujourd’hui. C’est donc une tentative, toujours exceptionnelle en son temps, de reproduire et de spectaculariser la science mécanique du temps. La puissance algorithmique accompagnée d’une miniaturisation de plus en plus nanotechnique renforce le prestige de l’instrument.
Hunyadi parle d’archi-automatisme qu’il qualifie d’enfermement et d’obéissance à la machine devenue substitut métaphysique. Il souligne que l’usage non maîtrisé du numérique engendre le conformisme, déjà mis en évidence par Tocqueville. L’individualisme sombre dans la customisation par segmentation des marchés des libertés fragmentées.
Il relève les dégâts causés au développement de l’intelligence. " Les structures cérébrales n’échappent pas à la règle… Rien, absolument rien ne peut résister à l’automatisation " constate aussi Catherine Malabou dans Métamorphoses de l’intelligence. Du QI à l’IA p.124. La ritournelle sémantique permet de rendre disponible " du temps de cerveau ", mais à quoi ?
Bernard Stiegler a consacré une partie de ses recherches à la Société automatique [2]. La smartphonisation (ou smartification) permet au capitalisme de contrôle et de castration de l’imaginal [3] Dans le langage de Stiegler le Smart… est la prothèse qui tend à l’universalité. Résident dans une zone dite blanche, je ne puis succomber à cette tentation. Les implications psychologiques, sociales et politiques n’en finissent pas de se développer. D’Henri Lefebvre à nos jours, le diagnostique s’affirme : le néoTot est là.
De la libido en milieu numérique.
Les analyses de Hunyadi sur le capitalisme libidinal apportent un éclairage important sur la diffusion du néoTot. Les lecteurs de Foucault et de Deleuze (l’Anti-Œudipe) ne seront pas dépaysés. Hunyadi poursuit et actualise leurs démarches tout en gardant les pieds sur terre.
Le principe de commodité.
L’aspect pratique, intuitif des nouveaux techniques connectés exerce une puissance de séduction et d’attraction incontestables. La commodité occulte la complexité croissante des algorithmes et la puissance phénoménale des machines.
L’utilisateur oublie que l’usage de crée une addiction, mais surtout que la machine est un miroir qui capte ses désirs. D’autant que les réseaux multiplies les lieux de captation des data personnelles. Consulter de data implique la dataïsation du consommateur." Souriez, vous êtes filmé " disait-on. L’ homme-machine du XIXème siècle est devenu le terminal de la Machination. Fini l’outil solitaire, l’outil solidaire impose ses connections. Le bienêtre immédiat médié par la machine remplit son rôle à la perfection, celui de pharmakon, le poison déguisé en remède.
Le capitalisme libidinal.
La satisfaction du désir de l’utilisateur sert d’attrape-gogo, de super-glu. Pensez aux formulaires de satisfaction qui nous parviennent parfois avant la réalisation de l’acte (Je pense à l’entretien automobile).
Le consommateur devient un sujet libidinal. Pas de contrainte, mais de la confiscation de désir, de liberté.
Le capitalisme néoTot joue de l’illusion libérale propagée par le libéralisme et l’idéologie démocratique (Tocqueville) pour générer non une dictature, mais un illibéralisme militant et d’autant plus convainquant.
" Le sujet libéral est devenu sujet libidinal "
Autrement dit, l’individu devient un dividu. La numérisation aboutit à une dividuation. Ou encore : se soumettre, c’est se démettre de sa propre essence.
Le capitalisme libidinal s’appuie sur la libido d’objet chère à la scolastique freudienne. D’ailleurs, chacun peut le constater, le smartphone est le doudou numérique par excellence. On peut dire qu’il propage les " apps " et les "tutos" [4] comme des virus. Le capitalisme libidinal et aussi viral, il se diffuse sans dépenser d’énergie, par la simple contamination. C’est Maladie Libidinale Transmissible (MIT).
Sauver l’esprit humain.
L’esprit humain.
Hunyadi poursuit la démarche entamée par Hannah Arendt dans la Vie de l’esprit. Le concept d’esprit véhicule une histoire complexe ce Saint Paul pour qui " l’esprit vivifie " et " la lettre tue "(2 Co, 3, 6). L’origine théologique du terme : l’esprit de Dieu, le Saint-Esprit sera suivie d’une connotation " mécaniste " : l’esprit machine inaugurant l’Homme neuronal. Hegel couronne l’esprit d’une Phénoménologie de l’esprit qui marque la pensée occidentale
en profondeur, l’esprit supplante l’entendement et lui confère une dimension historique et auto-générative.
Hunyadi corrige les conceptions théologiques, scientistes ou historicistes, il considère l’esprit comme une relation au monde. Le numérique s’interpose entre l’individu et le monde et impose une instrumentation qui perturbe en profondeur l’esprit. A l’idéologie mnémotechnique
qui gère des données, il propose un esprit qui interroge, mais qui surtout peut réfléchir à ce qui n’est pas donné, mémorisé.
En fait en hyper-factualisant et en focalisant sur une giga banque de datas éloigne du réel. Le présent devient toujours du dataïsé. La prospective se mécanise et surtout devient une marchandise destinée à conditionner. La dataïsation règne en maître, bref du néo-positivisme. L’immanence du calcul affecte dangereusement l’esprit incapable d’une vision transcendantale ( rien à voir avec la théologie).
Hunyadi prescrit un remède choc, la défactualisation comme dépassement du pré-mâché numérisé, autrement dit la reprise du contrôle sur la machine. Pas de retour en arrière, mais maîtriser les instruments du présent afin de l’affronter en vue de l’avenir. Avec humour : fini de " liker " et d’alimenter la machine libidinale infernale.
Les droits de l’esprit humain.
Le factuel, à travers les alertes et autres notifications envahit l’esprit ; la numérisation enferme l’individu dans sa solitude, l’écran devient miroir sans tain. Hunyadi considère, à juste titre, que l’esprit est un commun universel. Il faut donc le préserver à tout prix. Il reprend l’idée rousseauiste de volonté générale et lui donne une acception positive : faculté de transcender pour penser le bien commun. L’esprit est un patrimoine collectif durement acquis par les générations. Nous devons donc veiller à sa transmission et à lui garantir une durabilité : l’écologie de l’esprit.
Hériter implique la transmission de ce qui constitue le devenir-humain. La délégation d’autorité à la machine serait une trahison. Le transfert de technologie via l’externalisation machinique représente un danger permanent. L’anthropocène est l’âge de la technologie de l’esprit, impossible de le nier et même de s’en exclure. L’individualisme pure, désincarné, revient à l’isolement anachorétique au bord de la folie. Le Nous défini par Kierkegaard comme seul et unique preuve de Dieu introduit une individuation nouvelle. Hunyadi prolonge la démarche en affirmant qu’il faut mettre au pas la raison individuelle fascinée par la volupté numérique. Dans son livre Déclaration universelle des droits de l’esprit il faut un inventaire exigeant des risques de dérapages.
Pour une éthique des technologies de l’esprit ?
Le fait accompli des nouvelles techniques numériques qualifiées trop facilement d’intelligence artificielle met en péril l’esprit qu’il faut donc protéger, et, s’il le faut à l’insu de son plein gré. La prolifération des Études Éthics anglo-saxonnes masque l’arnaque intellectuelle qui sert de cache-misère, le wokisme étant un concentré de ces dérives moralistes. La moraline remplace l’éthique ; le ressenti prime sur l’analyse ; le factuel envahit l’esprit. L’éthique numérique est le dernier avatar de l’inconscience ; les projets de contrôle et de normalisation du numérique servent à nier sa valence (liaison) avec le capitalisme nouveau. Les Hautes Autorités se chargent avec brio des basses œuvres de leur maître. Les juristes et les politiques tarifés par les organisations européennes ou internationales oublient que la vraie protection reste celle des humains et non celle des connections et des sites. Le décentrage flagrant montrent parfaitement la difficulté que Hunyadi tente de résoudre.
Déclaration universelle des droits de l’esprit humain.
L’esprit étant un patrimoine humain universel, Mark Hunyadi plaide pour une Haute Autorité de internationale de l’esprit humain en charge de la protection et de la promotion des Droits de l’esprit humain : institution, aujourd’hui inexistante. Aucun organisme parle au nom de l’esprit humain vivant dans un écosystème numérique. Un marqueur fondamental manque face aux développements incessants de l’environnement du capitalisme libidinal automatisé.
Hunyadi rédige un projet de Déclaration (DUDEH) :
- L’esprit humain est libre, universel et constituant de l’identité humaine et de la diversité culturelle.
- Garantir l’EH de toute intrusion nuisible portant atteinte à son intégrité mentale et technique.
- Les nations reconnaissent la DUDEH comme priorité patrimoniale.
- Les technologies de l’esprit doivent être guidées par des principes éthiques et non purement capitalistique.
- La DUDEH garantit l’accès aux ressources liées à l’esprit.
- LA DUDEH encourage la recherche et l’innovation visant à améliorer l’esprit humain.
- Des mécanismes de sanctions internationales géreront les cas d’abus contre l’EH.
- Les Nations agissent ensemble dans l’application de la DUDEH
Critique de toute déclaration universelle.
Hunyadi reconnaît que cette autorité commence d’abord comme autorité morale. Sa proposition n’échappe pas à l’idéalisme et au formalisme juridiques. Les Droits de l’homme souffre d’une conception générique de l’Homme en tant qu’abstraction désincarnée. Les soins palliatifs apportés par l’élargissement aux droits humains montre la fragilité de toute démarche universalisante.
La prolifération des droits et des institutions dédiées n’a jamais garanti ce pourquoi ils existent. Comment éviter les pièges de la juridicisation, les implications politiques et les conflits permanents entre les individus, les institutions et les états/nation ?
Ne serait-il pas plus probant de compléter une critique de la raison opératoire par une criticité théorique et pratique constante et une désegmentation des savoirs ? Avec le capitalisme libidinal, le loup est dans la bergerie et le festin garanti.
[1] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/esprit-de-justice/un-nouveau-front-la-protection-de-la-liberte-de-l-esprit-humain-9748867
https://divergences.be/ecrire/?exec=article&id_article=3820
Mark Hunyadi Déclaration universelle des droits de l’esprit humain, une proposition, puf, mai 2024, 118 pages.
[2] Fayard, Tome I : l’Avenir du travail, 437 pages.
[3] Le passage réversible entre le sensible et l’intelligible, fonction inséparable de l’intelligence et du psychisme humain.
[4] Applications et tutoriels.