Condition de l’homme numérique
Mark Hunyadi

Dans le diagnostic d’époque consigné dans son livre traduit en français sous le titre Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt conclut sur cette réflexion qui, au regard de ce que nous a entretemps appris l’évolution des technologies numériques dans nos sociétés, apparaît comme une prémonition géniale : « Le dernier stade de la société du travail, la société d’employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l’espèce, comme si la seule décision encore requise de l’individu était de lâcher, pour ainsi dire, d’abandonner son individualité, sa peine et son inquiétude de vivre encore individuellement senties, et d’acquiescer à un type de comportement, hébété, ‘tranquillisé’ et fonctionnel »1. Ce qu’elle appelle ici la « société du travail », c’est, dans son langage, une société vouée à la simple reproduction matérielle d’elle-même. Son corrélat anthropologique est l’animal laborans. Conformément à sa fameuse tripartition travail/œuvre/action (dont l’établissement constitue en lui-même une performance philosophique, menée contre le monisme inhérent à la tradition et à la modernité, qui ne différencient pas suffisamment les activités mondaines), Hannah Arendt appelle en effet travail toutes les activités qui sont liées à la simple reproduction du cycle biologique de la vie, toutes les choses liées à la nécessité vitale, caractérisées par une temporalité répétitive et cyclique, comme se nourrir ou se laver, lutter contre l’usure et la dégradation des choses ; le travail, c’est la résistance qu’oppose la vie à l’entropie. Il est corrélé à l’éphémère de la vie individuelle qui se reproduit, à des choses consommables qui par nature se détériorent très vite. Le pain en est le symbole, comme la maison est le symbole de l’œuvre, objet durable produit par Homo faber pour meubler d’artifices ou d’artefacts le monde que nous habitons.

Catégorie originairement individuelle, le travail désigne désormais pour Arendt un type de société. C’est même ce qui caractérise la société [1] [2] moderne : elle est devenue une société du travail, ce qui signe la victoire d’animal laborans sur Homo faber. Diagnostic en apparence paradoxal, si l’on songe à l’emprise sans précédent de la technique (fierté d’Homo faber) sur la vie en monde moderne, une emprise dont Arendt voyait parfaitement qu’elle était appelée à bouleverser la grammaire de l’humain, comme le montre son analyse introductive de la première mise sur orbite d’un objet artificiel en 1957. Mais chose remarquable, ce ne sont pour Arendt ni les exigences du développement économique, ni les puissantes avancées techniques qui expliquent cette élévation en généralité du travail de l’individu. Le phénomène est bien plutôt lié à ce qu’elle appelle « l’avènement de la société » (CHM, p. 76 sqq.), dont la cause principale semble être pour elle, plus prosaïquement, l’accroissement général de la population, lequel a donné naissance aux sciences « sociales », précisément ; ce n’est d’ailleurs que lorsque « les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent unanimement certaines normes de comportement » (CHM, p. 81) que l’économie a pu devenir, avec Adam Smith, science à proprement parler. « Avènement du social », cela veut toutefois dire pour Arendt, avant toute chose, avènement du conformisme, ce que nous pouvons très exactement appeler l’imposition d’attentes de comportement généralisées [3]. Ce n’est pas l’expression qu’elle utilise, mais presque : « De chacun de ses membres, elle [la société] exige au contraire un certain comportement, imposant d’innombrables règles qui, toutes, tendent à ‘normaliser’ ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaires » (CHM, p. 79). C’est ainsi que les tâches économiques qui étaient dévolues à la sphère privée, gouvernée par le chef de famille dans le secret du foyer, sont désormais du ressort de la société devenue publique, par où il faut entendre que les tâches de reproduction matérielle sont désormais soumises à l’organisation publique. On a changé d’échelle : le travail vital qui était confiné à la sphère familiale devient un souci socialement organisé s’enracinant « en dernière analyse dans l’unité de l’espèce humaine ». Auparavant (c’est-à-dire dans la Grèce antique, qu’Arendt utilise toujours implicitement comme modèle), satisfaire les besoins utiles à la vie était une tâche privée qui permettait par ailleurs de s’épanouir dans les actions publiques, requises pour être reconnu véritablement homme (c’est pourquoi les tâches domestiques étaient accomplies par des esclaves : il fallait soi-même se libérer de la sphère des nécessités). C’est maintenant ce privé-là qui occupe le domaine public, désormais consacré aux tâches permettant la survie de l’espèce. Le public n’est plus le lieu de l’action, dévolue à l’homme comme être politique, mais celui des comportements standardisés, dont les outils privilégiés sont prioritairement la statistique et l’économie politique.

C’est la raison pour laquelle « le dernier stade de la société du travail », c’est la « société d’employés », et que la vie individuelle est « submergée par le processus global de la vie de l’espèce ». Rendre le travail public, c’est en quelque sorte le fonctionnariser, le soumettre à des règles dont l’obéissance est attendue de tous, et par conséquent engager le comportement de chacun sur la voie d’une automatisation progressive. Dans une société qui doit organiser les conditions de survie biologique de l’espèce, chacun devient animal laborans employé à cette tâche, chacun devient organe de ce qui est littéralement un bio-pouvoir. Deux facteurs supplémentaires achèvent de nous river à la vie sociale ainsi comprise : l’emprise de la technologie sur la vie quotidienne à travers les appareils ménagers de toute espèce qui, plutôt que de nous libérer du travail, nous le rendent indolore, émoussant la volonté de nous en émanciper ; et le phénomène massif de la division du travail qui par sa réussite même, c’est-à-dire par la prodigieuse productivité qu’il engendre et la limite de consommation à laquelle celle-ci se heurte, est obligé de produire comme on travaille, à la fois subjectivement et objectivement : subjectivement, parce que dans la division du travail les tâches sont répétitives et cycliques, ce qui est le propre même du travail au sens arendtien ; objectivement, parce que bien qu’il s’agisse de produire des objets (qui sont le fruit de l’œuvre, donc d’une fabrication durable), il faut en produire des rapidement consommables, jetables, programmant pour ainsi dire leur obsolescence, de manière à justifier en retour la productivité engendrée par la division du travail. De ce double point de vue, le travail s’est substitué à l’œuvre.

Dans cette anthropologie philosophique orientée par la volonté de « penser ce que nous faisons » [4], Hannah Arendt se laisse secrètement guider par une typologie de la qualité temporelle de ce qui est fait, c’està-dire du résultat de l’activité mesurée à sa contribution à la stabilité du monde : l’éphémère et la répétition pour le travail, la durabilité matérielle pour l’œuvre, la durabilité de l’esprit que permet la parole pour l’action.

Ces différents types d’activités s’articulent dans l’unité existentielle d’une lutte contre la mortalité : il s’agit respectivement de se maintenir en vie contre les dégradations qu’impose le temps qui passe (lutte contre la mortalité), de meubler le monde par des objets qui défient la fugacité de l’existence (lutte contre la futilité), de maintenir en vie par la force immatérielle de la parole ce qui est toujours menacé par la fragilité de la mémoire (lutte contre l’oubli). Qu’appelle-t-elle donc, au juste, faire ? Elle oppose les activités constituant la vita activa à la vita contemplativa, vie de repos consacrée à la contemplation, dédiée, comme elle le montre, à une autre catégorie temporelle : l’éternité, elle-même distincte d’une catégorie inférieure, l’immortalité réservée à la nature et aux dieux et à laquelle les philosophes se convainquirent qu’aucune œuvre humaine ne pouvait accéder. Ils ont donc visé, pour ainsi dire, plus haut : l’a-temporalité des vérités éternelles. La pensée défie la mort par la contemplation de la vérité comme le corps par son activité dans le monde. La vita activa signifie par conséquent « un engagement actif dans les affaires de ce monde » (CHM, p. 49), par opposition à « la pensée pure culminant dans la contemplation » (CHM, p. 53). Faire : travail, œuvre et action, défiant chacun le temps, sont des formes d’engagement dans le monde et, à chaque fois aussi, sur le monde, milieu d’activité meublé par des objets et habité par des hommes.

Qu’en est-il, sous ces rapports, du numérique et des activités qu’il engendre ? Il semblerait facile de compléter ici cette typologie en invoquant l’immédiateté du numérique, ce qui rajouterait une catégorie temporelle dans une case laissée vide [5]. Mais les choses sont plus complexes que cela, car il semble bien que la vie numérique fasse plus que de simplement mettre sur le devant de la scène une nouvelle catégorie temporelle dans notre vie sociale ; elle remet en question la catégorie du faire elle-même, sous laquelle Arendt veut appréhender la réalité de l’homme moderne. Certes, si on considère le numérique comme un simple outil (ce qu’il est aussi, naturellement), il peut se distribuer indifféremment sur l’ensemble de ces activités : les robots-aspirateurs relèvent du travail et nous en dispensent (encore qu’il faille entretenir les robots eux-mêmes, ce qui est une nouvelle forme de travail), les imprimantes 3D facilitent immensément la production d’œuvres (jusqu’à pouvoir imaginer la fabrication quasi instantanée de maisons entières !), le vote électronique favorise la participation à l’action politique [6]. La technologie numérique est une technologie transversale qui s’applique donc potentiellement à tous les domaines de l’activité humaine qui impliquent, selon la terminologie d’Arendt, un engagement envers le monde. De ce point de vue purement instrumental, vaut pour le numérique ce qu’Arendt disait des outils en général : « Les mêmes instruments qui ne font qu’alléger le fardeau et mécaniser le travail de l’animal laborans, l’homo faber les invente et les destine à l’édification d’un monde d’objets, et leur commodité, leur précision sont dictées par les buts ‘objectifs’ qu’il invente à son gré, plutôt que par des désirs et des besoins subjectifs. Outils et instruments sont si bien objets-du-monde qu’ils peuvent servir de critère pour classer des civilisations entières » (CHM, p. 196) – et il y a fort à parier que la nôtre sera rétrospectivement vue comme celle du numérique.

Mais même considéré comme outil (plus perfectionné, plus précis, plus puissant que les autres), le numérique et tous les dispositifs qu’il engendre n’est pas que cette instrumentalité finalisée par des buts « objectifs », et c’est là que la partition arendtienne se révèle impropre à décrire ce monde nouveau. Ainsi on voit par exemple, pour reprendre l’échelle de temporalité qui est celle d’Arendt, que l’instantanéité qui est son sceau ne défie rien, car elle n’est pas production de quelque chose, mais pur rapport au monde. Abolissant temps et distance, les dispositifs numériques sont un outil d’un autre genre, un outil de prolongement et d’amplification de la vie psychique en dotant celle-ci de la capacité à atteindre ses buts de la manière la plus pratique possible. Cette caractéristique d’être pratique est certainement le facteur le plus important de diffusion des dispositifs numériques dans notre vie quotidienne et dans notre vie tout court : c’est lui qui généralement abolit toute résistance subjective, intellectuelle ou autres, que l’on pourrait par ailleurs nourrir face à l’usage invasif de ces objets, par exemple face au fait de devoir, précisément, se connecter, livrer ses données, et alimenter ainsi en continu le ventre mou des Big Data. Ces arguments sont la plupart du temps de peu de poids face au caractère pratique de ces dispositifs. Et ce fait même est lourd de sens. Car que veut dire être pratique ? « P ratique » est une déclinaison subjective du rapport moyen-fin. Il s’agit de satisfaire un but de la manière la plus commode et confortable possible, ce qui peut impliquer des facteurs temporels (rapidité), psychiques (actes mentaux simples ou routiniers), ergonomiques (manipulabilité), économiques et matériels. Le caractère pratique de la relation instrumentale s’évalue par rapport à la dépense psychique et physique de l’usager. C’est un concept énergétique : ce qui coûte subjectivement le moins en dépense psychique, corporelle et matérielle est le plus pratique. Or, il est indubitable que le numérique est pratique en ce sens : sous tous ces aspects, il est l’outil le plus économique – raison pour laquelle il s’impose si facilement, peu y résistent, encore moins y renoncent.

En cela, on peut dire que le moteur de l’extension du numérique est fondamentalement libidinal, au sens large : il va dans le sens du désir, il vise l’agrément, et ce, de la manière énergétiquement la plus économique possible. Sa force, sans précédent dans l’histoire de la technique, est précisément de savoir épouser les contours de notre vie psychique, en s’y fondant et en s’y lovant, pour rendre les tâches instrumentales agréables. L’attrait irrésistible des dispositifs numériques en général vient de ce que toutes les fonctions « objectives » (qui font qu’elles permettent d’accomplir quelque chose dans le monde) sont rattachées à la vie subjective par le charme du « pratique » et la puissance de son envoûtement libidinal. On parlera ici d’un Principe de commodité, qui fait aller chaque fois au plus commode, au plus économique, au plus fluide, au plus pratique. Cette tonalité subjective du principe instrumental traverse désormais tous les rapports au monde. La communication instantanée, par exemple, rendue quotidienne par nombre de plateformes numériques, est-elle travail, œuvre, ou action ? Du travail, elle garde certes l’éphémère des messages purement phatiques [7] dont il ne reste rien, mais n’a rien d’une lutte contre le temps biologique ; elle ne relève en aucune manière de l’œuvre, car elle ne produit rien, et de l’action, elle conserve son lien à la parole et à la pluralité des humains sans pour autant relever de l’agir au sens politique où l’entend Arendt.

Ces catégories sont en réalité inadéquates, car l’essentiel n’est pas dans ce que cette communication instantanée fait, mais dans ce qu’elle permet : l’accessibilité et la disponibilité permanentes de tous pour chacun, la possibilité de partager et de se faire voir à tout instant, celle de s’exprimer instantanément et publiquement sur tout et n’importe quoi, et ce de la manière la plus simple et pratique qui soit. Le numérique n’est pas ici orienté par des buts « objectifs » au sens d’Arendt, mais il sert plus généralement à prolonger et amplifier la vie psychique : son moteur est libidinal, donc subjectif, répondant au Principe de commodité. Même dans sa fonction d’outil, c’est-à-dire de médiation avec le monde, il est simultanément (et parfois avant tout) extension de la sphère subjective, prolongement de la vie psychique. Le numérique n’est pas seulement une technologie transversale qui permet d’accomplir mieux le travail, les œuvres et l’action, il est un amplificateur de la vie psychique, vie dont il épouse les contours et multiplie les possibilités au gré des innovations technologiques placées sous l’égide du Principe de commodité. C’est pourquoi il permet de créer des profils, sorte de peau numérique, que l’industrie des Big Data se consacre à cerner au plus près en en relevant les traces en multipliant les objets connectés autour de nous [8]. Le numérique adhère à la vie psychique, la prolonge, l’exprime, la dé-médiatise. Les catégories arendtiennes ne s’y appliquent par conséquent guère, ou que partiellement, car le numérique secondarise ce qui était encore au principe de sa classification, à savoir un rapport instrumental de l’homme au monde sous-tendu par la volonté de défier la mortalité. Le but n’est plus de se confronter au monde ou de le défier en quelque manière, mais au contraire d’éliminer tout accroc, tout frottement entre le désir et sa réalisation pour se procurer une expérience de bien-être dont le soi est la seule mesure.

S’il fallait cependant nommer la catégorie du faire sous laquelle ranger cet usage « psychique » du numérique – réseaux sociaux, jeux en ligne, messageries instantanées, « likes », notations immédiates, furetage, etc. –, il faudrait sans doute introduire celle d’occupation. Travail, œuvre, action, restent reliés en quelque manière à l’objectivité du monde ; l’occupation, elle, est centrée sur le pôle subjectif de l’activité, elle est prioritairement reliée à la vie psychique. S’occuper, ce n’est que secondairement intervenir dans le monde ; c’est avant tout meubler sa vie psychique d’activités qui, précisément, l’occupent : il s’agit d’occuper son espace mental comme une armée occupe un territoire étranger. C’est en cela que ces activités sont fondamentalement libidinales : on le fait parce que ça nous plaît, quelles que soient par ailleurs les résistances intellectuelles que l’on puisse soi-même éprouver à cet égard (exprimées par exemple dans la plainte récurrente du caractère excessivement chronophage de ces occupations). C’est la raison pour laquelle l’occupation, et le numérique psychique en général, se laissent si facilement guider par le Principe de commodité. On s’adonne à ces occupations dans une sorte d’abandon hédoniste de l’esprit, que ce soit par inertie ou par dilection, mais toujours dans une forme d’agrément fondamental qui exprime un accord de l’esprit avec lui-même, ce qu’on peut appeler une expérience de confort.

Mais le numérique ainsi compris ne fait pas que prolonger et amplifier la vie psychique. Il la façonne, aussi. Et là encore, il le fait d’une manière telle que les catégories arendtiennes ne s’y appliquent que très partiellement. Hannah Arendt, à la suite de Marx, avait certes thématisé l’effet en retour que les machines, à la différence des outils, pensait-elle, avaient sur l’homme. Alors que les outils « restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique » (CHM, p. 199-200 [9]). C’est pour exprimer cet effet en retour des machines qu’elle a mobilisé le terme de condition : «  Si la condition humaine consiste en ce que l’homme est un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de notre existence ultérieure, l’homme s’est ‘adapté’ à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées » (CHM, p. 199). Pour Arendt, les artefacts créés par l’homme « ont la même force de conditionnement que les objets naturels » (CHM, p. 44), ce qui est pour elle un moyen de subvertir, et même de refuser l’opposition nature/culture. Il n’y a pas de nature humaine (laquelle ne serait d’ailleurs connaissable que pour le point de vue extérieur de Dieu) à laquelle s’ajouterait de la culture (cette image trop simple est, au demeurant, celle de Rousseau), il y a une condition, variable au gré des contextes, définie par tout ce qui influence ses condition d’existence. La phrase reprise à propos des machines se trouvait déjà dans le premier chapitre de La Condition de l’homme moderne : « Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence » (CHM, p. 45).

Or, cet effet du milieu technologique sur l’homme, Arendt le décrit en termes d’adaptation : l’homme « s’est adapté à un milieu de machines », dit-elle. Il est douteux que cette image de l’adaptation soit suffisante, même pour décrire le rapport aux technologies traditionnelles que Marx avait lui aussi en vue ; elle ne l’est pas, en tout cas, pour décrire le rapport nouveau aux technologies numériques. Même s’il est évidemment vrai qu’il faille s’adapter à cet environnement nouveau, celui-ci agit bien plus profondément qu’une simple force de conditionnement sur nos comportements [10]. Les machines, mais également les simples outils, modifient, dès lors qu’on les utilise, la perception que nous avons de nous-mêmes. Enfoncer un clou, ce n’est pas seulement utiliser un marteau, c’est s’appréhender soi-même comme étant capable d’enfoncer un clou [11] : l’utilisation d’outils a des effets de subjectivation qu’une théorie purement instrumentaliste de l’outil ne peut qu’ignorer. Précisément parce que l’outil reste le serviteur de la main, il modifie la conscience de ce que peut une main, et ce non pas sur le mode de l’adaptation, mais sur celui, subjectivement éprouvé, de la conscience de possibilités nouvelles d’agir, qui sont aussi de nouveaux horizons de sens. Le monde des machines renforce évidemment ce phénomène, en ouvrant des possibilités d’agir qui sont indépendantes de nos mains ; en cela, elles contribuent à assigner à l’homme une place nouvelle au sein de son environnement, à instaurer donc une nouvelle conscience de ses rapports au monde, à soi, aux autres et à la nature. Là encore, s’il faut bien adapter nos comportements à ce monde d’artifices (à l’image de la manière dont on se déplace à pieds dans une ville), cette adaptation n’est que la couche superficielle de modifications qui affectent en profondeur la perception que nous avons de nous-mêmes. L’adaptation n’est que la face visible, observable, objective de processus de subjectivation qui échappent, eux, à toute observation possible.

Toutefois, par rapport à ces technologies classiques, l’avènement du numérique marque une rupture décisive. Car son emprise ne s’exerce pas seulement sur le monde, elle s’exerce directement sur la subjectivité ellemême. Il ne produit pas seulement un effet de subjectivation résultant d’une modification de l’environnement extérieur, comme avec les machines de la révolution industrielle ; il s’empare de la vie de l’esprit lui-même, en contournant ses facultés rationnelles et délibératives pour ne le faire obéir qu’à sa part libidinale [12]. Je ne pense pas prioritairement ici aux modifications technologiques de toute espèce apportées à notre physiologie (y compris mentale, donc) projetées par les adeptes du trans- ou posthumanisme [13], mais à toute cette part de l’industrie numérique (qui n’est pas le tout de cette industrie, évidemment) qui s’alimente à la source libidinale des comportements humains pour l’attirer à elle et la rendre captive. Cette industrie déploie une puissance de feu totalement inédite dans l’histoire de l’humanité pour capter notre attention [14], aspirer notre désir, séduire et envoûter notre esprit. Ce faisant, elle s’adresse à nous non comme à des êtres rationnels autonomes et réflexifs, mais comme à des êtres libidinaux mus par la force de leurs désirs et influençables par eux. Elle sait bien, elle, ce qu’elle doit au Principe de commodité. Cette économie numérique, libidinale bien plus que calculatrice, écarte et efface progressivement ce qu’Arendt appelait « les activités supérieures de l’homme » (CHM, p. 53), penser, raisonner, juger, contempler ; de sorte que son emprise induit progressivement ce qu’il faut bien appeler une baisse tendancielle du taux de rationalité dont, par ailleurs, la crédulité croissante du public pour les nouvelles fantaisistes ou fake news est l’une des manifestations.

Ce n’est donc pas d’adaptation dont il est question ici, mais bien plutôt de façonnage ou de formatage de la subjectivité, qu’il s’agit de rendre congruente à l’offre de l’économie numérique, par ailleurs pléthorique car le Principe de commodité concerne potentiellement tous les domaines de l’existence. C’est là que commence à poindre l’horizon d’une société automatique entrevue par Arendt, mais pour des raisons bien différentes et à un degré de radicalité qu’elle ne pouvait pas envisager. Il ne s’agit pas en effet d’être purement fonctionnel par rapport à la reproduction matérielle qu’impose la vie, ce qui induirait un automatisme des rôles sociaux, comme elle le suggérait ; il s’agit plutôt d’un automatisme de l’esprit, incité par la force libidinale qui le meut à s’engager toujours dans les mêmes chemins ou dans des chemins analogues – ce qu’on appelle le frayage –, et ce au moindre coût psychique (Principe de commodité, encore). C’est à cela que servent entre autres choses les Big Data prélevés de manière continuée à même nos comportements quotidiens, voire intimes [15].

L’automatisme induit par cette gestion algorithmée des données est à double étage : d’une part, il s’agit de provoquer, au niveau individuel, des automatismes comportementaux en incitant à cliquer le plus rapidement possible sur des suggestions faites par récapitulation de nos comportements antérieurs. On parlera ici d’automatisme-réflexe : l’attention individuelle étant captée, même furtivement, il s’agit de déclencher le geste digital sur lequel repose toute l’économie du numérique en contournant le plus sûrement possible toute opération de l’esprit qui pourrait le freiner. C’est pourquoi l’immédiateté est son régime temporel privilégié. D’autre part, il s’agit simultanément de canaliser nos comportements en proposant préférentiellement à notre attention des objets qui ont déjà capté l’attention des autres, là encore par recoupement algorithmique des Big Data. On parlera ici d’automatisme mimétique : rendre au final les comportements de plus en plus standardisés, tout en faisant mine de respecter les préférences individuelles. On est bien, là encore, dans la normalisation que décrivait Arendt à propos du conformisme né de « l’avènement du social », mais à nouveau pour des raisons très différentes. Il ne s’agit pas de discipliner par une norme sociale ou publique, mais de produire des comportements similaires par adhésion libidinale à des objets statistiquement valorisés. Cette standardisation des comportements résulte donc non d’une simple adaptation à un environnement nouveau, mais d’un appauvrissement de la vie de l’esprit mis en pilote automatique par un système qu’il n’a pas choisi, et qui sait exploiter sa propension libidinale.

Ce double automatisme dont les deux pôles se renforcent continuellement l’un l’autre provoque une baisse tendancielle du taux de rationalité en ceci que le jugement y est progressivement remplacé par le calcul. Répondre à des suggestions générées automatiquement sur base de récapitulation de comportements antérieurs, ce n’est plus juger par soi-même, c’est calculer des plaisirs et des peines, le but étant de se protéger contre la déception tout en se dispensant de faire l’expérience du monde. La logique des sites de recommandation [16], de la publicité ciblée et autres suggestions personnalisées est assurancielle : il s’agit de se prémunir des risques, de se garantir contre l’erreur, de maximiser ses chances d’expérience positive, tout en s’économisant l’effort de devoir se faire par soimême une opinion sur la chose même. C’est précisément ce qui est pratique. Même si elle n’est pas nulle, (il faut encore choisir entre les différents sites de recommandation, juger la crédibilité des commentaires, etc.), la part de jugement tend à s’effacer au profit de l’obéissance à un calcul effectué par des machines automatiques [17].

Cette substitution du calcul au jugement va de pair avec une baisse tendancielle du taux de confiance. C’est la logique inexorable du raisonnement assuranciel : à force de comparer des cotes, des évaluations, des statistiques, à force de vouloir un plaisir garanti et des expériences conformes aux attentes prédéfinies, l’esprit libidinal devient computationnel : il calcule ses coûts et bénéfices libidinaux escomptés, devenant le fonctionnaire de son bien-être. De cette baisse tendancielle du taux de confiance témoigne également, par ailleurs, la volonté de judiciariser t oujours davantage des domaines de plus en plus étendus des relations humaines, bien au-delà de la sphère marchande, notamment en fixant par avance le prix de l’infraction de règles décidées contractuellement. Le mariage à l’américaine de diverses stars a donné le la de ce nominalisme juridique poussé à l’extrême, où tous les détails matériels liés au divorce étaient fixés au moment même du mariage. Le monde de l’entreprise n’est évidemment pas en reste, puisque le système dit des « stockoptions » vise précisément à acheter la loyauté des grands patrons, en leur rendant significativement plus coûteux leur départ intempestif, toujours redouté, vers la concurrence [18]. Le principe général est utilitariste pur sucre : en fixant formellement les règles de la relation contractuelle et le prix de leur infraction, il s’agit d’inciter matériellement au respect de l’accord initial. La conscience des sanctions est une garantie supplémentaire que les attentes de comportement seront dûment honorées. C’est une manière d’éviter d’avoir à faire confiance, et de la contourner en lui substituant des relations d’intérêt, plus assurées que le pari incertain de la parole donnée.

C’est donc de cette manière que pourrait bien se réaliser la dystopie arendtienne d’une « société d’employés », exigeant « de ses membres un pur fonctionnement automatique ». Une réflexion sur la condition de l’homme numérique nous amène toutefois, tout en confirmant sa prémonition, à réviser les catégories qu’elle mobilise. Car ce qui apparaît, c’est que l’empire du numérique modifie non seulement – comme tout outil – les façons de faire, mais encore les façons d’être – d’être au monde, aux autres et à soi. Sa marque distinctive est d’accomplir ses différentes fonctions instrumentales en offrant au pôle subjectif de la relation d’outil une satisfaction libidinale qui permet à chaque utilisateur de son outil de le considérer comme le prolongement de sa propre vie psychique. Guidés par le Principe de commodité, les dispositifs numériques qui peuplent notre environnement deviennent ainsi, de simples outils d’intervention sur le monde que tout instrument devrait être, une extension de nousmêmes. Les utilisateurs sont ainsi arrimés au médium plus qu’au monde lui-même ; c’est ce qu’implique précisément l’impératif d’être pratique, qui se mesure non à l’efficacité objective, mais au confort subjectif d’utilisation. De sorte que ces dispositifs, et tout le système économique qui sous-tend leur extension, sont ordonnés au bien-être des utilisateurs, chacun devenant ainsi le fonctionnaire de son propre confort. L’homme numérique devient ainsi l’employé de son bien-être, incité par le système à se cloisonner dans un « fonctionnement automatique » dont le seul impératif est d’obéir au Principe de commodité. On peut rêver d’idéaux plus exigeants.

Notes :

[11 Arendt H. (1983 [1958]), Condition de l’homme moderne, trad. de Georges F radier, Paris, Calmann-Lévy (coll. Agora), p. 400. (Dorénavant : CHM)

[2Revue Philosophique de Louvain 116(3), 397-412. doi : 10.2143/RPL.116.3.3286058 © 2018 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés.

[3Voir à ce propos Hunyadi M., 2015, p. 44-45.

[4« Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons », CHM, Prologue, p. 38.

[5B.-C. Han tente de caractériser le numérique par le type de temporalité qui le gouverne. Il insiste pour sa part, à raison, sur l’abolition de toute distance et donc de toute négativité ; il évoque notamment un « media de la présence » et de « l’actualité absolue » (Han B.-C., 2005, p. 28).

[6Avec les dangers que souligne, entre autres, D. Cardon (2015, p. 31). Pour une analyse des enjeux politiques de la numérisation, voir entre autres P.-A. Chardel (2015), et l’ensemble du volume qu’il a co-dirigé.

[7J’emploie ce terme au sens que lui donna naguère Roman Jakobson : dont la fonction est de s’assurer du lien communicationnel lui-même, sans autre valeur informationnelle que de confirmer sa présence en ligne (pour le téléphone : « allô ? » ; pour les SMS et autres, « Coucou ! », « T’es là ? », etc. Je généralise à tous les messages qui n’ont d’autre fonction que d’affirmer sa présence dans une communauté ou sur une plateforme. Voir : Jakobson R., 1963, p. 217.

[8Voir par exemple à ce propos : Fourmentaux J.-P., 2015.

[9Marx, qu’Arendt ne cite pas sur ce point comme en beaucoup d’autres, développe longuement et profondément le même constat, par exemple dans la Quatrième section du Capital : « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine » (Marx K., Économie I, p. 955).

[10Pour une analyse qui se limite emblématiquement à ce type de conditionnement « extérieur », voir Turkle S., 2015.

[11Cette thèse se retrouve dans la thèse TAC (la Technique comme Anthropologiquement Constituante/Constitutive) de l’École dite de Compiègne (voir Steiner P., 2010, et Stiegler B., 1994, 1996, 2001), qui développe cette thèse dite TAC, dont l’origine remonte à A. Leroi-Gourhan (1964). Voir Collomb C., 2010.

[12L’objet de cet article est d’analyser le numérique dans son impact sur la vie de l’esprit, et pas sur la vie sociale en général, ou sur le monde du travail par exemple. L’impact du numérique est appréhendé à partir de l’usage quotidien qu’en font les gens, en tant que consommateurs, administrés, utilisateurs de services, etc. Il resterait à montrer, naturellement, comment cet impact sur la vie de l’esprit se réfracte et s’insinue dans les différentes régions de la vie sociale (travail, loisirs, famille, etc.), et avec quels effets spécifiques. Pour l’étude du numérique dans le monde de l’entreprise, voir par exemple Babinet G., 2016, qui analyse en détail l’impact du numérique sur l’organisation du travail. Pour une analyse de l’impact psychologique – qui n’est pas la même chose que l’impact sur l’esprit – du numérique, voir par exemple Tisseron S., 2018 ; pour l’impact affectif, voir par exemple Turkle S., 2015.

[13Voir par exemple, au sein d’une littérature foisonnante, Hottois G., 2014, et la discussion de ses thèses dans Hunyadi M., 2018, chap. II. Voir aussi Rey O., 2018.

[14Voir à ce propos Citton Y., 2014 ; Kessous E., Rey B., 2015. Dominique Cardon parle à ce propos d’une « coordination virale de l’attention » (Cardon D., 2015, p. 91) ; mais ses riches analyses se concentrent sur les effets du numérique sur la société, pas sur l’esprit subjectif.

[15Sadin É., 2015 ; Stiegler B., 2016.

[16Pour une description du fonctionnement des algorithmes de recommandation, voir par exemple Cardon D., 2015, p. 62-66 ; O’Neil C., 2016, p. 68 sqq.

[17Voir Supiot A., 2015, qui montre – et critique – l’emprise du raisonnement par les nombres sur la pensée qu’il appelle « ultralibérale ». Voir aussi Rouvroy A., Berns T., 2013. Pour une critique des effets sociaux de l’usage des modèles mathématiques, voir O’Neil C., 2016. Mathématicienne, elle met en garde contre l’usage à grande échelle des Big Data, gérés par des modèles mathématiques dont la prétendue neutralité cache en fait des choix moraux pernicieux, au point qu’elle définit les algorithmes comme « une opinion formalisée en code » (p. 53). Elle montre en effet tout au long de son livre comment les victimes récurrentes des WMDs (weapons math destruction, armes de destruction mathématique, c’est-à-dire les modèles mathématiques qui régissent les algorithmes) sont les couches pauvres et moins éduquées de la population, systématiquement défavorisées en raison de leur vulnérabilité. Pour une analyse politique de la « smartification », voir par exemple Morozov E., 2015.

[18Supiot A., 2015, p. 193.