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Le décret de Trump contre les musulmans provoque le chaos, la souffrance et la résistance
Ryan Devereaux, Murtaza Hussain, Alice Speri
Article mis en ligne le 2 février 2017

January 29, 2017

The Intercept

Traduction : René Berthier

Suite à un décret signé vendredi dernier, le président Donald Trump a lancé samedi une attaque radicale contre les droits de circulation de personnes de plus d’une demi-douzaine de pays à majorité musulmane, refoulant les voyageurs dans plusieurs aéroports américains et laissant d’autres échoués sans réponses – et sans espoir – à travers le monde.
Le décret de Trump a déclenché des vagues d’indignation et de condamnation aux États-Unis et à l’étranger, incitant des milliers de manifestants à envahir plusieurs aéroports américains, et culminant dans un sursis à exécution délivré par un juge de district fédéral de New York concernant l’expulsion de personnes qui étaient détenues par des fonctionnaires d’immigration. Des sursis de ce type ont été prononcés par des juges dans l’État de Washington, dans le Massachusetts et la Virginie.

L’attaque de l’administration contre les libertés civiles visait explicitement les populations les plus vulnérables du monde – les réfugiés et les demandeurs d’asile fuyant des guerres dévastatrices – ainsi que les jeunes ayant des visas étudiants aux États-Unis, des détenteurs de cartes vertes ayant de profondes racines dans le pays et nombre de citoyens de pays non compris dans l’interdiction. Elle a également eu un impact sur les enfants américains qui voyagent avec leurs parents non-citoyens ou qui les attendent.

Avec près de 500 000 personnes en ligne de mire, l’ordre de Trump a été rapidement exécuté et a semé la confusion parmi les agences nationales d’immigration et de sécurité intérieure – qui ont été exclues du processus de rédaction et s’efforçaient de comprendre comment mettre le décret en application, selon les médias et deux représentants du gouvernement qui ont parlé à The Intercept.

« Nous sommes en train de violer le droit international »

Quelques jours avant la signature du décret, des rapports ont commencé à émerger selon lesquels les détenteurs d’un visa valide ont été soudainement empêchés de rentrer dans le pays après avoir fait un voyage à l’étranger. Un haut responsable américain de l’immigration, qui a demandé à ne pas être identifié par crainte de représailles, a confirmé à The Intercept que l’explosion inhabituelle de révocations de visas d’étudiants a commencé environ une semaine avant la signature de l’ordre officiel.

Parmi les histoires entendues par le fonctionnaire US, certaines étaient anecdotiques. Toutefois, il a pu en examiner d’autres par le système de surveillance du Département de la sécurité intérieure. Alors que les visas sont révoqués chaque jour avec peu d’explications fournies aux personnes touchées, les antécédents des individus ne déclenchent pas de voyants rouges, indiquait le responsable. Au contraire, les personnes touchées dont les dossiers ont été examinés par le fonctionnaire incluaient une jeune mère d’un enfant citoyen des États-Unis, et des étudiants de certaines des meilleures universités du pays qui avaient été publiquement reconnues pour leur réussite exceptionnelle. Ces étudiants avaient déjà subi une vérification rigoureuse du gouvernement des États-Unis avant d’être admis dans le pays, et n’avaient voyagé à l’étranger que brièvement pendant leur pause hivernale.

The Intercept a vérifié de manière indépendante deux de ces histoires en s’adressant à ceux qui avaient empêché l’entrée dans le territoire, et qui demandèrent que leurs noms ne soient pas dévoilés parce qu’ils tentent de faire appel de ces décisions.

« Les résiliations de visa m’ont semblé inhabituelles étant donné que dans les cas que j’ai observés, presque tous avaient une présence significative aux États-Unis avant l’interdiction », a déclaré le responsable à The Intercept. « Plus inquiétant, dans certains cas, les individus ont été autorisés à bord des vols pour les États-Unis ne sachant pas que leurs visas avaient été résiliés. Ils n’ont été informés que lorsqu’ils ont tenté d’utiliser leurs visas pour demander leur admission et ont été refoulés. Même s’ils ignoraient la résiliation, ils étaient néanmoins accusés de violation de la loi sur l’immigration aux États-Unis et eurent une interdiction d’entrée dans le territoire de cinq ans.

Le temps que Trump se rende au Département de la Sécurité intérieure pour proclamer la signature de son premier décret anti-immigrant, mercredi, le fonctionnaire de l’immigration avait personnellement examiné quatre cas de révocation de visa qui semblaient être hors de l’ordinaire. En plus des jeunes ayant des passeports appartenant à des pays plus tard visés par le décret de Trump, au moins deux voyagent avec des passeports jordaniens. Tous se virent interdire d’entrer aux États-Unis. Dans un cas, le visa d’un étudiant en médecine de la « Ivy League » 1 a été révoqué par la Protection des frontières alors qu’il était en vol après une escale européenne vers les États-Unis.

Il n’est pas certain que les révocations de visa de la semaine dernière aient été liées à l’interdiction ultérieure. « Mais le minutage des révocations indique que les superviseurs du CBP 2 se sentent suffisamment habilités à utiliser leur pouvoir discrétionnaire pour refuser l’admission et annuler les visas dans ces cas », a déclaré le responsable de l’immigration.

Les étudiants refoulés plus tôt cette semaine ont également été accusés de violer la loi américaine sur l’immigration – en dépit de leurs visas valables – de la même manière que certains de ceux qui ont été refoulés samedi, après la mise en application de l’interdiction.

Dans une autre affaire examinée par le fonctionnaire de l’immigration, une femme syrienne qui se rendait aux États-Unis en provenance d’un pays tiers samedi a été empêchée d’entrer et on lui a dit qu’elle devait retourner dans son port d’origine. Après avoir consulté des avocats de l’immigration qui se sont portés volontaires à l’aéroport, la femme – ainsi que plusieurs autres étudiants, touristes et hommes d’affaires – a officiellement demandé une « libération conditionnelle humanitaire » qui permet l’entrée temporaire dans des situations d’urgence. Lorsqu’ils se virent tous refuser cette disposition, elle demanda l’asile, expliquant qu’elle n’avait pas de résidence dans le pays tiers d’où elle venait et craignait de retourner en Syrie.
On lui déclara qu’elle n’était pas éligible à demander l’asile et qu’elle n’avait pas d’autre choix que de retourner à son aéroport d’origine, puis on la reconduisit à la porte d’envol. Un avocat avec lequel elle avait brièvement pu communiquer déclara au fonctionnaire de l’immigration que la femme devait signer un document attestant qu’elle avait violé la loi sur l’immigration.
« Un des fondements de la loi sur les réfugiés et les demandeurs d’asile est le concept de non-refoulement – on ne renvoie pas un individu dans un endroit où il sera en danger », déclara le responsable de l’immigration à The Intercept. En application du droit international, les États-Unis doivent examiner la situation des requérants pour s’assurer qu’ils ne seront pas confrontés à la persécution s’ils sont renvoyés dans leur pays, ce qui est connu sous le nom de « dépistage crédible de la peur ».

« La loi sur l’asile exige que les agents du CBP qui engagent les demandeurs d’asile dans une procédure de refoulement accélérée doivent demander s’ils craignent le retour », déclara le responsable de l’immigration. « En les pressant de simplement monter dans un avion sans passer par une procédure formelle de renvoi, ils violent nos obligations envers la convention sur les réfugiés. »

« Nous attendons encore l’impact du décret. »

Les questions, la peur et la confusion furent nombreuses, samedi – non seulement parmi ceux qui étaient directement touchés par l’interdiction, mais aussi chez ceux qui essayaient de les aider. « Nous sommes dans le même bateau que tout le monde en essayant de déterminer et de comprendre le sens des dispositions du décret », déclara Steve Letourneau, chef de la direction des Services des réfugiés et de l’immigration de l’organisation Catholic Maine, principal fournisseur de services de réinstallation des réfugiés dans l’État. « Nous attendons encore l’impact du décret. »

Les défenseurs des réfugiés et des immigrants n’étaient pas les seuls à se battre pour faire face à l’impact du décret – de nombreux agents d’immigration chargés de l’appliquer étaient également désemparés. Samedi, des rapports ont révélé que l’administration Trump avait refusé au ministère de la Sécurité intérieure et au ministère de la Justice le droit de participer à la rédaction du décret.

Alors que les révocations de visa décrites par le fonctionnaire de l’immigration que nous avons interviewé suggèrent que certains fonctionnaires du CBP avaient des indications sur ce qui allait venir, il y a également des rapports selon lesquels même parmi les fonctionnaires de l’immigration et du Département d’État, « personne n’a la moindre idée de ce qui se passe », selon NBC News.

Un fonctionnaire du département d’État a confirmé ce récit à The Intercept. « De fait, nous n’avons pas été consultés, pas de la manière dont nous l’aurions normalement été. Nous avons eu moins d’une journée pour examiner quelques vagues détails », déclara le fonctionnaire, qui demanda à ne pas être identifié par crainte de représailles. « Cela prend normalement des semaines de discussions. Cet examen a pris des heures, et nous n’avons jamais, jamais vu le projet final. »

« Le décret a pris tout le monde par surprise », ajouta le responsable. « Nous savions que les choses étaient en cours toute la semaine, mais nous sommes restés totalement dans l’ignorance. »

« Nous ne savons franchement pas ce qui va se passer », déclara le responsable de l’immigration. « Les consignes sont extrêmement vagues et certaines d’entre elles sont fondées sur les pires scénarios. Nous avons entendu des rumeurs venant des échelons supérieurs du DHS [Ministère de la Sécurité intérieure], mais rien de concret. »

L’énormité du décret, qui va affecter des centaines de milliers de personnes et qui aura des répercussions importantes sur les relations entre les États-Unis et plusieurs pays, semblait indiquer qu’il a été rédigé avec peu de compréhension du fonctionnement du système qu’il voulait annuler.

« Je pense que le gouvernement n’a pas eu une pleine opportunité de penser à cela », a déclaré la juge Ann Donnelly, qui a publié un arrêt d’urgence en réponse à une plainte déposée par l’ACLU [American Civil Liberties Union, Union américaine pour les libertés civiles, plus grande association de défense des droits civiques aux États-Unis. – NDT] et d’autres organisations et a ordonné au gouvernement de fournir une liste des noms de personnes concernées. Ce sursis – la première victoire dans les inévitables nombreuses batailles juridiques à venir – ne s’applique qu’aux personnes actuellement aux États-Unis ou en transit vers le pays.

« Elle a son visa, elle a tout. Nous avons même payé sa carte verte pour venir ici. »
Alors que se multipliaient les rapports de détentions dans les aéroports et de rapatriements forcés, se multipliaient également les histoires de panique et de déchirement chez les familles qui se trouvaient soudain séparées et qui désespéraient de savoir quand ils seraient en mesure de revoir leurs proches.

Anfal Hussain était parmi les personnes inquiètes qui se trouvaient dans l’attente dans les terminaux de l’aéroport JFK à New York City, à mesure que les implications du décret de Trump devenaient de plus en plus claires.

« C’est ma mère », expliqua Hussain à The Intercept, expliquant que sa mère avait quitté l’Irak pour rejoindre ses filles aux États-Unis ce matin-là. « Elle était en vol quand Trump déclara : “Personne n’est autorisé à visiter les États-Unis” », expliqua Hussain. « Elle a son visa, elle a tout. Nous avons même payé pour sa carte verte pour venir ici. Et nous sommes tous deux citoyens, ma sœur et moi. »

Hussain dit que sa sœur a pu parler brièvement à leur mère après qu’elle eut atterri samedi matin. Elle pleurait et elle avait peur, dit Hussain. « Elle ne parle pas vraiment anglais » , a-t-elle ajouté, et c’était son premier voyage aux États-Unis. Hussain expliqua que le mari de sa mère était décédé récemment et qu’elle n’avait plus personne à Bagdad, une ville de plus en plus déchirée par la violence presque dix ans et demi après l’invasion américaine.

« Elle voulait être avec nous » dit Hussain. « Elle voulait être avec ses filles. »
Au fur et à mesure que la portée du décret devenait évidente, les avocats et les défenseurs des migrants, ainsi que des universités, émirent des avertissements aux citoyens des pays interdits de ne pas quitter les États-Unis. « CLEAR », un groupe basé à New York qui offre des conseils juridiques gratuits aux personnes touchées par l’interdiction, diffusa une fiche expliquant comment les gens vivant dans le pays et ayant différents statuts d’immigration seraient touchés s’ils partaient. La fiche avertissait également les détenteurs de cartes vertes à qui l’entrée sur le territoire était refusé de ne pas pas signer de formulaire à la frontière par lesquels ils abandonneraient leur résidence permanente.

Mais alors même que les manifestants dans les aéroports du pays se réjouissaient à la nouvelle du sursis à exécution, certaines personnes se trouvant dans ces aéroports continuaient à se voir refuser l’entrée et, dans certains cas, étaient toujours menacées de renvoi forcé.
Bien que le Département de la Sécurité d’État ait publié une déclaration disant qu’il se conformerait aux ordonnances du tribunal, à l’aéroport international de Los Angeles, Sara Yarjani, une citoyenne iranienne, a été informée par les agents du CBP qu’elle devait monter à bord d’un vol en direction de Copenhague, malgré le sursis à exécution national et en dépit des protestations des avocats et de deux congressistes américaines présentes. Les représentantes Judy Chu et Nanette Barragan, demandèrent par téléphone de rencontrer les représentants du CBP, qui refusèrent. Lorsqu’on leur demanda à qui ils rendaient des comptes, les fonctionnaires dirent : « Donald J. Trump », puis ils raccrochèrent.

The Intercept n’a pas été en mesure de confirmer si Yarjani était sur le vol quand il a décollé ou si elle était restée détenue à l’aéroport.

Alors que les ressortissants de sept pays – l’Irak, l’Iran, la Libye, la Somalie, le Soudan, la Syrie et le Yémen – ont été désignés à l’exclusion jusqu’à présent, les avocats disent que le nombre pourrait bientôt augmenter. L’ordre de Trump prévoit une période d’examen de 30 jours durant laquelle le secrétaire d’État et le directeur du renseignement national rassembleront « les informations nécessaires pour prendre les décisions et établiront une liste de pays qui ne fournissent pas des informations adéquates ».

« Le décret est rédigé de manière à anticiper l’extension de l’interdiction. Il est clair que la Maison Blanche s’attend à ce que cela affecte avec le temps plus de gens et plus de pays », déclara à The Intercept Gadeir Abbas, un avocat des droits civiques basé à Washington. « Il y a beaucoup d’ambiguïté dans le langage utilisé dans le décret – et le pouvoir exécutif prospère sur l’ambiguïté. »

Une partie de l’ordonnance prévoit également la suspension des visas et des « autres avantages en matière d’immigration » aux ressortissants des pays visés. Abbas a indiqué que cette référence aux avantages d’immigration en dehors des visas indique une intention probable de l’administration de Trump de cibler des détenteurs de carte verte déjà aux États-Unis.

« Les modifications apportées à ce décret ne se limitent pas aux passages frontaliers. Le texte indique que les restrictions peuvent également s’appliquer aux avantages d’immigration comme le renouvellement de la carte verte pour ceux qui sont déjà à l’intérieur du pays », déclara Abbas. « Vous pourriez être titulaire d’une carte verte pendant 20 ans et être empêché de renouveler vos documents – c’est quelque chose qui aurait un impact sur un grand nombre de personnes. »

Samedi, le Département d’État a également confirmé que les ressortissants à double nationalité d’autres pays pourraient être soumis à l’interdiction d’entrée. The Intercept a appris qu’un certain nombre de citoyens iraniens-canadiens ont déjà été empêchés d’embarquer dans des vols aux États-Unis ou ont été renvoyés après l’atterrissage.

Mais bien qu’il n’y ait pas de comptes officiels sur le nombre de personnes qui ont été touchées alors qu’elles voyageaient lorsque l’interdiction a pris effet, l’impact sur les personnes temporairement hors du pays est probablement exponentiellement plus grand. Le sursis à exécution ne s’applique pas à eux, et il n’est pas clair combien de personnes se sont retrouvées échouées à l’extérieur du pays après que leurs visas et cartes vertes ont soudainement été annulés.

Une résidente du Texas, Stephanie Felten, qui a communiqué avec The Intercept, a déclaré que sa belle-sœur, titulaire d’une carte verte iranienne et qui habite à Chicago depuis plus d’une décennie, a été bloquée en Iran après avoir visité sa famille la semaine dernière. Sa fille de 3 ans était avec elle en Iran – une citoyenne américaine qui n’a désormais aucun moyen de retourner aux États-Unis avec sa mère. L’Iran a promis une interdiction réciproque aux citoyens américains voyageant dans ce pays, rendant effectivement impossible pour l’enfant de voir son père ou le reste de sa famille.

« Personne ne fournit de réponses en ce moment », a déclaré Felten. « Nous essayons juste de confirmer ce que nous entendons. Vous pouvez lire le décret et essayer de vous prononcer, mais alors des flashes d’information annoncent que même les gens qui ont la double nationalité sont expulsés. Personne ne sait par où se tourner. »

« Ma famille est devenue réfugiée de mon pays. »