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Joe Hill. Les IWW et la création d’une contre contre-culture révolutionnaire
Franklin Rosemont (éditions CNT).
Article mis en ligne le 8 juillet 2012
dernière modification le 1er juillet 2012

Aux États-Unis, la chanson engagée devient militante avec les IWW — syndicat révolutionnaire créé en 1905 — et avec Joe Hill. Les IWW sont des pionniers dans bien des domaines, qu’il s’agisse des pratiques dans les grèves, de droits des femmes, de lutte contre le racisme, de la misère… Et ils les chantent car les chansons, les bouquins et les spectacles font partie du combat contre l’exploitation, pour éveiller les consciences. [1]

Ces chansons vont influencer la tradition états-unienne du "protest song", dont des auteurs compositeurs interprètes comme Woody Guthrie, Pete Seeger et Bob Dylan.

Joe Hill naît en Suède en 1879 et émigre aux États-Unis en 1902. Pendant huit ans, il travaille dans plusieurs régions du pays et rejoint les IWW vers 1910. Il écrit des chansons qui sont une part importante des activités militantes pour les liens culturels qu’elles génèrent. En détournant des chansons populaires, en substituant aux paroles originales des textes qui décrivent les conditions de vie et de travail, les IWW créent des repères de solidarité.

En 1908, les IWW publient le « petit livre rouge » de chansons et, en 1911, Joe Hill contribue à sa troisième édition avec The Preacher and the Slave :

« Les prêtres sortent toutes les nuits,

Pour vous dire ce qui est bien et ce qui est mal.

Mais quand on leur demande de quoi manger,

Ils répondent d’une voix douce :

Vous mangerez tout votre soul,

Dans ce pays glorieux, au-delà du ciel.

Alors travaillez et priez. Vivez dans le droit chemin

Et vous aurez du gâteau au paradis… Quand vous mourrez. »

C’est de ce texte que vient l’image fameuse de The Pie in the Sky (le gâteau qui attend les déshérités au paradis). Cette image a été reprise, en 1972, par Jimmy Cliff dans The Harder They Come, chanson emblématique de la musique reggae.

Joe Hill écrira des dizaines de chansons dont beaucoup demeurent dans la mémoire collective et la musique populaire étatsunienne : Casey Jones, There is Power in a Union, The Rebel Girl

Accusé sans preuves, en 1914, d’avoir participé à un braquage, il est jugé de manière expéditive et, malgré une mobilisation nationale et internationale, son exécution a lieu en novembre 1915. C’est l’époque d’une répression brutale qui vise à juguler le mouvement social, et en particulier les IWW.

Le talent poétique de Joe Hill est spontané, comme l’atteste Franklin Rosemont dans Joe Hill. Les IWW et la création d’une contre-culture ouvrière révolutionnaire. Il touche par « la simplicité des paroles, l’innocence qu’elles communiquent, leur révolte, leur solidarité avec les opprimés, leur amour de la liberté et leur aspiration à une société nouvelle et plus heureuse […]. Contrairement à la poésie moderne — politique ou autre —, les chansons de Joe Hill invitent toujours le public à y participer. Il n’a rien d’un virtuose. Et si beaucoup d’artistes ont repris et enregistré ses chansons, il ne faut pas oublier qu’elles étaient d’abord destinées à être chantées par de simples travailleurs, hommes, femmes et enfants, dans la lutte universelle pour la liberté et l’égalité. »

Depuis sa mort, la popularité de ses chansons n’a cessé de croître :

« On peut fusiller un chanteur

Personne ne peut tuer des chansons.  »

L’immigré, le hobo, le songwriter, le simple militant de base, Joe Hill symbolise la lutte de classe et le syndicalisme révolutionnaire avec des textes qui sont de véritables brûlots révolutionnaires.

Franklin Rosemont, militant IWW lié au mouvement surréaliste, réalise avec ce livre un travail absolument remarquable pour une connaissance de l’histoire sociale et culturelle états-unienne [2]. Et Frédéric Bureau nous offre, avec sa traduction, des éléments essentiels et souvent ignorés pour comprendre cette histoire. La préface de Fred Alpi, qui interprète en français des chansons de Joe Hill, nous entraîne dans l’univers de ce militant indéfectible.

« Pour atteindre la chambre mansardée de Joe Hill, il faut monter à l’étage par un étroit escalier en bois. Une fois au cœur de la pièce, je dois avouer que j’ai été ému à la vue des objets du quotidien qu’il a touchés de ses mains. Mais aussi par cette toile qu’il a peinte, et qui représente un ruisseau ressemblant, forcément, à tous les ruisseaux de la région. Ça m’a donné l’impression d’entrer dans la maison d’un voisin, et le sentiment de le connaître. […]

Joe Hill prouve par son existence qu’il a volontairement entretenu jusqu’à son dernier souffle la conscience de faire ce qui est juste au prix de sa vie. Face à une telle situation, un renégat – et il en existe aussi chez les révolutionnaires, hélas – aurait depuis longtemps trahi et sacrifié les siens pour assurer sa survie. Le sens de l’honneur, le courage et la ténacité sont pourtant des qualités indispensables à la construction d’une société libertaire. Joe Hill les personnifie, et ce n’est pas un hasard si son dernier message est : "Ne vous lamentez pas, organisez-vous." »

Extraits :

« Beaucoup de personnes dans le mouvement admirent les premières années de l’IWW. Nous admirons l’esprit, le sens de l’humour, l’art et la musique IWW ; sa tactique de l’action directe ; sa volonté de rester à l’écart de la scène politique ; son attitude sans compromis et, plus que tout, son courage. Je pense que l’esprit du mouvement Earth First ! aujourd’hui ferait plaisir à Joe Hill et Big Bill Haywood, qui nous diraient : "En avant !"

Deux ou trois semaines après cette interview, Judi Bari, une militante californienne de Earth First ! impliquée dans le mouvement ouvrier, rejoignit l’IWW. Principale organisatrice de grandes manifestations antiabattage – en particulier lors de la campagne de protestation "Mississippi Summer in the Redwoods", dans le comté de Mendocino –, la fellow worker Bari persuada de nombreux travailleurs du bois que leur véritable intérêt ne se trouvait pas du côté des entreprises rapaces et destructrices, mais plutôt du côté des protecteurs de l’environnement et de la solidarité ouvrière, un discours qui ne plaisait évidemment pas aux pouvoirs établis dans l’industrie forestière. Quand Bari fut grièvement blessée dans l’explosion d’une voiture piégée, la police et le FBI l’accusèrent immédiatement, elle, d’avoir "transporté une bombe", et n’essayèrent jamais de retrouver ses agresseurs.

La lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière et la lutte pour la défense de l’environnement sont par essence identiques : leur ennemi commun est le capitalisme. Malgré les revers, les coups montés, les massacres et défaites de toutes sortes, les luttes continuent et continueront, comme le dit le Préambule IWW, "jusqu’à ce que les travailleurs du monde entier s’organisent en tant que classe [...] et abolissent le salariat".

De ce point de vue, comme de tant d’autres, Joe Hill symbolise le syndicat dans son ensemble. À un tout autre degré que ne le reconnaissent généralement les historiens, en particulier les historiens du mouvement ouvrier, l’IWW incarna une critique non seulement du capitalisme, mais aussi de la civilisation – de ce que T-Bone Slim appelait la civilinsanity ("civilinsanité" ou "si-vile-isation") – policée et polluée par le capital, et faite à sa propre image hideuse, répressive et meurtrière. Par leur admirable rejet romantique de la modernité, leur amour de la nature, leur célébration de la solidarité, de la poésie, de l’humour et de l’action directe – comme leur vision à long terme et leur refus de plier –, Joe Hill et l’IWW préfigurèrent un large ensemble de nouveaux paradigmes dans les consciences et la culture et contribuèrent à leur naissance.

À bien des égards, les vieux wobblies furent bien plus visionnaires qu’ils ne le pensaient. »

« Dans la première moitié des années 1960, j’ai moi-même fait le tour du pays en auto-stop et en trains de marchandises, et j’ai eu la chance de rencontrer pas mal de ces vétérans grisonnants de la lutte des classes. J’ai passé beaucoup de temps dans ces locaux wobbly hantés. Ces vieux wobblies étaient de grands conteurs et régalaient les jeunots, pendant des journées entières, avec les riches heures de l’IWW. Mais ce qui m’impressionna le plus chez ces reliques du syndicat de Joe Hill, c’était leur parfaite incarnation des valeurs les plus caractéristiques du barde wobbly : humour, courage, audace, intégrité, imagination et art de la parole. Ils savaient bien que leur syndicat vivait des temps difficiles, mais ils n’abandonnaient pas la lutte pour autant.

J’avais dix-neuf ans au printemps 1963 lorsque j’atterris dans le local wobbly de Seattle, 315 Yesler Way, et discutai pour la première fois avec le fellow worker O. N. Peterson, l’éternel secrétaire de la section de Seattle, qui avait, je dirais, dans les soixante-dix ans passés. Étonné et ravi de compter du « sang neuf » dans le syndicat, O. N. – comme tout le monde l’appelait – était à l’évidence impatient de faire rapidement mon éducation wobbly. Il était heureux de partager ses souvenirs de la grève générale de Seattle en 1919, et se lança dans une évocation, fascinante quoique passablement embrouillée, d’anecdotes sur divers épisodes de l’histoire IWW locale. Cet exposé pittoresque s’interrompait de digressions, brèves et enflammées, sur l’histoire sanglante du capitalisme, et d’amères critiques sur la longue et pénible histoire d’erreurs et de trahisons du mouvement ouvrier "officiel" ».

« Quels liens concrets y avait-il, mis à part nos jeunes ego mystérieux, entre l’IWW et la Beat Generation ? Évidemment, nous avions trouvé facilement de nombreuses correspondances, rapprochant l’auto-stop et le hobo, partageant le mépris du consumérisme, du conformisme et des flics ; le rejet de l’éthique du travail, de la suprématie blanche, de l’autoritarisme et du militarisme ; le respect de la nature et de la vie sauvage ; et, bien sûr, l’accent mis sur la poésie et la liberté.

Les liens véritables – directs, solides, physiques – nous échappèrent cependant et nous avons mis longtemps à les débusquer pour les mettre au jour. En 1962, nous ignorions, par exemple, que Slim Brundage, qui s’occupait du College of Complexes – le principal repaire beat de Chicago – et qui avait lancé la campagne du Beatnik Party de 1960, était un vieux de la vieille de l’IWW. (Son College ne pouvait de toute façon pas être un lieu de rendez-vous pour nous, puisque, débit de boissons, il était interdit aux moins de 21 ans, âge que la plupart des R. U. Wobblies n’atteignaient pas.) Nous savions quand même qu’il devait y avoir au moins quelques liens sérieux entre les wobs et les beatniks, puisque certains écrivains beat y avaient fait des allusions significatives. Jack Kerouac, par exemple.

Revenons un peu en arrière. J’avais découvert les IWW en octobre 1959, dans l’édition de poche toute fraîche des Clochards célestes. Je me trouvais dans une salle d’étude au lycée, où j’étais censé travailler un manuel, mais j’étais infiniment plus intéressé par ce que Kerouac avait à dire. L’histoire parlait de brûler le dur, de faire du stop, de sexe, de poésie, de jazz, de bouddhisme zen, de balades en montagne et de tout ce qui peut nous envoyer en l’air. Je trouvais ça très attirant. Un peu moins d’un an plus tard, alors que je n’avais pas encore dix-sept ans, je traversai le pays en auto-stop et passai quelques jours dans la communauté beat de Venice, près de deux mois dans le quartier de North Beach à San Francisco et quelques jours dans les High Sierras de Los Angeles.

Le héros des Clochards célestes est un poète zen nommé Japhy Ryder, qui s’intéresse aussi de près à la mythologie amérindienne, à John Muir, à l’écologie ainsi qu’à "l’anarchisme démodé des IWW" et aux "vieilles chansons ouvrières". Le narrateur, Kerouac lui-même, est fasciné par "les idées anarchistes qui considèrent les Américains comme incapables de vivre", emprisonnés qu’ils sont dans "le système du “travaille, produit, consomme, travaille, produit, consomme”". Critiquant cette Amérique opprimée et oppressive "où personne ne s’amuse ni ne croit en rien, pas même en la liberté", Ryder est toujours "sensible aux mouvements pour la liberté […] comme l’anarchisme du Nord-Ouest, les vieux héros du massacre d’Everett et les autres".

Les Clochards célestes porte essentiellement sur la liberté et ses obstacles. À proprement parler, les clochards salués dans le titre sont plutôt des hoboes – mais c’est un détail insignifiant (plus d’un hobo chanta Alleluia, I’m a Bum [Alléluia, j’suis un clodo]). En tout cas, l’idéal de liberté défendu tout au long du livre est indéniablement l’idéal de liberté du hobo, joliment résumé d’un aphorisme par Kerouac : "Mieux vaut dormir dans un mauvais lit, mais libre, que dormir esclave dans un bon lit." »