Divergences Revue libertaire en ligne
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Béatrice Guillemard
Juillet 2020
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 24 décembre 2011

Mercredi 15 juillet 2020, 13 heures. Le soleil est à son zénith. Par la fenêtre du troisième étage orientée plein nord, Julie observe, songeuse, la campagne alentours. Les reflets dorés des blés et les parfums des fleurs d’été ne font qu’accentuer sa mélancolie. Sept ans que les vacances ont été abrégées. L’orientation de la salle 308 est d’autant plus appréciable qu’aux autres heures elle prend ses quartiers du côté sud ou ouest, dans la fournaise.

Les derniers élèves sortent dans un murmure qui ne l’atteint pas. Julie se sent vide, sans une once de révolte, elle a dépassé ce stade depuis longtemps. Une litanie résonne dans sa tête, tournant à l’infini.

Ma dernière heure. Je viens de donner ma dernière heure de cours. Définitivement. Même Matt, Fanny et les autres qui ne me prêtent d’habitude jamais attention s’intéressaient pour une fois. Étaient-ils
inquiets ? Plus sûrement curieux de mes réactions. Heureusement, j’ai travaillé jusqu’à la dernière minute. Ça m’a donné bonne contenance. Si je prenais ma retraite, je l’aurais joué festif. Mais là… De toute façon, même Henry quand il est parti à soixante-huit ans était si fatigué qu’il n’avait pas le cœur à la fête.

Un léger mouvement sur le rebord de la fenêtre attire son attention.

Une fourmi ! Comment est-elle grimpée jusqu’ici ?

Les allers et venues de l’insecte ramènent Julie à ses pensées.

Comment en suis-je arrivée là ? Une travailleuse, comme elle, trente-six ans dans « l’Éduc Nat ». Tout s’est joué, insensiblement, d’années en années. Dire que j’étais si fière de ma réussite au CAPES juste après la licence. Ce n’était pas l’agrégation. J’étais contente quand ils l’on supprimée, trop élitiste. J’ai choisi d’être une prof de base, moi. Et puis je n’aurais pas pu faire grand-chose d’autre avec uniquement des études d’anglais. Une mission, aider les élèves, leur apprendre cette langue que j’aime tant. J’y croyais. Tu parles !

Sans réfléchir, Julie se débarrasse du chatouillis sur son bras d’un mouvement sec avant d’y jeter, machinalement, un œil. Mouvement de recul, la fourmi gît sur l’appui de fenêtre. Des larmes lui montent aux yeux.

Voilà ! J’ai fait avec elle ce qu’ils ont fait avec moi. Peu importe mes efforts à intéresser les élèves, à leur faire passer mon enthousiasme, à trouver la méthode et le rythme adapté à chacun. Dès le début j’ai compris que ce ne serait pas évident. Tout le monde me parlait de la gestion des élèves, ceux à problèmes surtout, comme de la principale difficulté. Erreur ! Quand on les écoute, qu’on instaure un climat de confiance, tout se passe bien. Ce n’est pas toujours simple, c’est sûr, mais on peut les intéresser. Non, le pire c’est ce manque de respect du ministère, des administrations, de certains parents et collègues pour notre métier et pour les élèves. J’ai toujours entendu qu’on était des bons à rien. Trop de vacances ! Et combien d’heures de travail ? Dix huit ! C’est rien ! Dire que maintenant on en est à trente-neuf heures de présence. Ils ont commencé doucement, les préparations imposées sur le lieu de travail en 2015 puis la surveillance. Et le ménage avec l’ordonnance passée en catimini dans le BO en août, il y a un an.

Dans un geste d’impatience, Julie referme brusquement la fenêtre. Front contre la vitre, elle ferme les yeux. Prise au piège, plus moyen de s’échapper.

À quoi bon encore ruminer tout cela. Mais quand même ! Jetée, parce que j’ai osé penser aux élèves. Si ces nouveaux programmes étaient bénéfiques, pas de problème. Bien sûr les jeunes profs ne voient pas les choses de la même manière. Ils n’ont pas eu à prouver leurs capacités dans une matière précise. Plus de capes ni d’agrég. Il faut une obéissance sans limite au chef d’établissement et être pluridisciplinaire, ça évite l’exigence. Ils trouvent normal de ne pas attendre d’intérêt de la part des jeunes. Ils n’imaginent pas que l’école puisse être le dernier refuge de la curiosité et de l’ouverture d’esprit dans notre société. Nouvelle politique, progressivement intégrée depuis une dizaine d’année : « les apprentissages recentrés sur des bases communes favorisent l’intégration de tous ». Un enseignement basique pour des jeunes qui serviront de main d’œuvre peu qualifiée et bon marché surtout.

Un discret coup sur la porte la fait sursauter.

—  Excusez-nous Julie, on ne voulait pas vous faire peur.

Trois élèves de troisième se tiennent, hésitants, dans l’embrasure. Un sourire éclaire le visage de l’enseignante. Ils n’ont jamais bien su s’ils pouvaient la tutoyer comme ses collègues plus jeunes ou s’ils devaient, comme leurs parents, la gratifier d’un « Madame Courjoie ». Le ministère a promu le tutoiement depuis cinq ans comme « savoir-être essentiel dans la remédiation des rapports entre l’animateur et l’apprenant ». Faisant partie de la bonne moitié de collègues âgés du collège suite à l’allongement de l’âge de la retraite à 68 ans, les élèves ont insensiblement opté pour un vouvoiement accompagné de son prénom. Elle a laissé faire.

Pourquoi l’autoritarisme ! On a besoin de ça pour se faire respecter ? Bien sûr, à l’époque, Claude et Henriette, les deux collègues les plus âgées, s’étaient lancées dans une vraie guerre à ceux qui acceptaient le tutoiement. On ne s’entendait déjà pas beaucoup.

Les trois jeunes enchaînent.

—  C’est pas normal que vous deviez partir.

—  Ouais, ils disent que c’est pour notre bien mais on est pas d’accord. On est les premiers concernés après tout.

—  Faut pas vous laisser faire. Y a plein d’élèves et de parents qui pensent comme nous.

Surprise de ce cri du cœur, Julie bafouille.

—  Merci. Je sais tout ce que vous avez fait pour m’aider depuis que la nouvelle est tombée. J’ai essayé de me défendre, ils m’ont laissé ma chance puisqu’ils m’ont déplacée d’office dans ce collège avant d’en arriver à cette extrémité. Je suis désolée. Je pars en connaissance de cause.

—  Mais on veut pas que vous partiez ! Vous nous laissez tomber. Ma petite sœur que vous aviez en 6e cette année, comment elle va faire pour apprendre vraiment à parler ? Elle saura jamais se débrouiller en anglais.

Ils sont gentils mais à quoi bon insister ? J’aimerais oublier, passer à autre chose. J’ai toujours voulu que chaque élève puisse découvrir ses capacités, aller plus loin s’il le souhaitait. Progressivement les programmes ont ouvert la voie pour des apprentissages allégés. On n’arrivait pas à le croire parmi les profs quand la principale de l’époque nous a annoncé la mise en place de la notion « d’apprenant passif ». C’était à la rentrée 2015. On a cantonné les élèves qui ne voulaient pas apprendre à des taches de plus en plus légères, sans se poser la question du pourquoi de leur comportement. Je n’ai pas été surprise lorsque les programmes de 2018 ont sabordé tout enseignement réel. Mais est-ce que je pouvais les appliquer ?

Julie voit les trois jeunes s’échauffer mais elle n’entend plus leur conversation.

Je l’ai fait pour eux, et tous les autres. Entrée en résistance, seule. Les autres en anglais étaient trop inexpérimentés ou effrayés. Il devait bien y avoir des profs comme moi mais on n’en parlait pas, surtout que certains étaient ouvertement pour ces changements. Tous les jeunes peuvent se dépasser à condition de trouver le moyen de les toucher et qu’ils n’aient pas des problèmes perso trop importants. Jamais je n’ai parler de tout cela avec les élèves, même quand ils sont venus me demander mon avis. Je ne voulais pas les influencer et puis ils voyaient bien mes cours, ils n’étaient pas dupes. Un jour, comment s’appelait-il ? Dylan, oui, Dylan Bujon, m’a dit « Mais est-ce qu’on est censés voir tout ça ? » Je lui ai demandé si ça l’embêtait. Il m’a simplement répondu « non » dans un sourire. Des parents en parlaient entre eux. J’avais mes soutiens mais aussi mes détracteurs pour qui j’aurais dû suivre les instructions à la lettre et pas seulement laisser le choix à chaque élève. Ensuite il y a eu les interventions de Mme Fourlou, la principale, de plus en plus insistante pour me remettre dans le droit chemin pédagogique. En vain, alors ils m’ont déplacée ici, mutation-sanction. Mais j’étais ravie de partir à la campagne. Le speech d’accueil de Lenvers, le chef, était grandiose « Mme Courjoie, vous arrivez chez nous avec un lourd dossier. L’inspection académique m’a demandé de vous surveiller. Je pense que vous avez compris, faites des jeux, des chansons, sans plus. Pensez que cela vous fera moins de travail ! » Et penser aux jeunes ! Parce qu’au fond ils veulent juste diviser la société. Les enfants des familles moyennes, en difficulté ou dans la précarité reçoivent un enseignement au rabais. Ceux des familles les plus aisées ont droit à des écoles privées et sont préparés à être l’élite de la nation. On perpétue la tradition et chaque prof est complice.

—  Mais on peut vraiment rien faire !

La remarque de Samir réveille Julie.

—  Tu sais, je ne suis pas la seule à résister. Mais tu ne peux pas en vouloir aux profs qui restent dans la ligne imposée. Moi, il ne me restait plus beaucoup de temps à faire. Il faut continuer à vous battre pour retrouver des cours intéressants qui vous aideront vraiment pour votre avenir.

—  Quand même, on a fait une pétition, des parents ont écrit au rectorat pour que vous restiez mais y a que de notre côté que ça a bougé. Pourquoi vos collègues ils ont pas fait grève ?

Julie effleure du regard les trois jeunes rebelles. Que leur dire ? Comment leur expliquer ?

— Justine, tu restes ? Julie va bientôt descendre, Paul la guette en bas de l’escalier.

— Non, désolée, je ne peux pas.

— Allez tu peux bien faire ça, elle a besoin de notre soutien, on va pas la laisser tomber !

— Écoute, je n’étais pas d’accord avec ce qu’elle faisait. Ce qui lui arrive est dur mais c’est logique. Elle a été prévenue. Elle aurait dû suivre les directives. Et puis, si on la soutient on sera aussi en ligne de mire.

Depuis deux ans plus qu’un syndicat, autorisé par l’état, fusion des anciennes grandes centrales, mais est-ce que les élèves savent ce que
c’est ? Finis les petits syndicats plus virulents comme Sud ou la CNT, bannis sous des prétextes fallacieux. Tout le monde a laissé faire, même moi. Seuls les militants purs et durs ont résisté. Et ont été vite cassés. Pour Mehdi, il était en français, ça a commencé par les brimades quotidiennes, puis un emploi du temps pourri et les classes les plus dures. Jusqu’à ce qu’il capitule. Pourtant il y a eu les grandes grèves de 1995 contre le plan Jupé. Les médias nous appelaient alors « le corps enseignant ». On avait la force de faire reculer les réformes jugées inadmissibles. Ensuite 2003. Arrêt de travail, un jour sur deux, contre la réforme des retraites, la décentralisation de l’éducation et le mauvais statut des surveillants. Certains ont même fait grève totale pendant trois mois. Qu’est-ce qui a eu raison d’un mouvement aussi massif ? La multiplication des revendications ou la dureté du gouvernement de l’époque ? En tout cas après 2003, les grèves sont restées sans effet. Ah si, le CPE en 2006, seule exception, mais c’était surtout un mouvement lycéen. Pourtant j’y ai encore cru en 2010. Nouveau recul sur les retraites. Et même en 2016 avec le changement radical du statut des fonctionnaires. On pouvait encore espérer que la mobilisation viendrait à bout des réformes. Mais tu penses, il n’y a plus eu de vrai mouvement d’ampleur, de cohésion au sein de l’Éduc Nat. Ni de grève générale. Pourtant il y avait de quoi. Chacun pour soi, sans voir les pertes pour tous, ou plutôt avec un renoncement effrayant. Quelques initiatives individuelles fortes ont fait jour, des syndicats continuent de lutter dans la clandestinité. Mais c’est difficile de pouvoir résister au rouleau compresseur de l’état. Matthieu a bien tenté une grève de la faim pendant un mois, sans succès. Pas eu la force d’aller jusqu’au bout. Est-ce que son sacrifice aurait vraiment servi ?

Les trois élèves s’éclipsent se rendant compte que la prof ne les écoute plus vraiment. Il ne reste rien à récupérer. Julie a fait le vide depuis plusieurs jours. Elle referme à clé la salle avant de descendre l’escalier qui la mènera vers sa nouvelle vie. Les couloirs sont déserts, tout le monde s’est empressé de fuir les lieux. D’un pas lourd, elle contourne la salle des profs pour rejoindre le parking. Un dernier coup d’œil serait trop difficile.

—  Julie !

Paul, un collègue de maths, est planté devant elle.

—  Tu ne vas pas partir sans nous dire au revoir !

Il l’entraîne dans la salle des professeurs quasi déserte. Ils sont une poignée à l’attendre. Ceux qui l’ont toujours soutenue, implicitement si ce n’est ouvertement. Il y a Valérie la prof d’arts plastiques et puis Thierry et Yasmina en français ainsi que Pauline pour l’anglais. Elle est tout de même surprise, elle ne les connaît pas très bien. Tous ont à peu près son âge, sauf Pauline de 12 ans plus jeune mais qui, comme Julie, voudrait faire autre chose que de la garderie pendant ses cours. Thierry prend instinctivement la parole.

—  Ce n’est pas une occasion à fêter mais on ne pouvait pas te laisser partir ainsi. Nous voulions tous te montrer combien on t’a appréciée comme collègue et comme personne. Alors voilà c’est pour toi.

Ils ont l’air tellement gênés tandis que Yasmina sort un paquet de son sac, Julie a pitié d’eux. Elle sent les larmes lui monter aux yeux en découvrant une petite broche émaillée.

—  Merci. Il ne fallait pas.

Les paroles toutes faites s’étranglent dans un sanglot.

—  Je ne veux pas partir ! On me sanctionne parce que j’aime mon
travail ! C’est un comble.

Chacun y va de sa parole de réconfort, remerciant le ciel ou tout autre chose de ne pas être à sa place aujourd’hui. Seul Thierry affronte le problème.

—  Être virée parce que tu as refusé de suivre des programmes débilitants, jamais je n’aurais cru cela possible. Je suis désolé, j’admire ta résistance.

—  Quelle résistance ? J’ai œuvré toute seule dans mon coin. Maintenant je sais que j’ai eu tort. Ça ne fera qu’empirer si vous ne vous fédérez pas.
Thierry semble approuver mais les autres prennent une mine gênée. Pauline s’empresse de changer la conversation.

—  Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

—  Heureusement j’ai acheté une petite maison en arrivant ici. Je fais le potager et je n’ai pas besoin de beaucoup pour vivre. Quant à partir en vacances j’ai déjà fait une croix dessus depuis qu’ils ont baissé nos salaires. Mais comment payer l’eau, l’électricité ? J’ai commencé à chercher un autre emploi, ce n’est pas évident. Un prof ça ne sait rien faire, et encore, je parle anglais. Tout ce qu’on propose maintenant ce sont des petits boulots. En plus je suis fichée, tu parles, virée de l’Éducation Nationale !

Thierry la prend à part discrètement.

— Fais ce que tu sais faire. Continuer à enseigner, vraiment. Il y a plein de structures. J’en connais si tu veux. Ça fonctionne au troc, un poulet contre trois heures d’anglais pour que tout le monde puisse bénéficier d’un enseignement de qualité. Et tu peux même t’affranchir complètement, être dans une vraie idée d’apprentissage par le partage. C’est pas parfait mais en attendant de changer le système…


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