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Jean-Pierre Garnier
Planification urbaine et néo-libéralisme en France (1)
Article mis en ligne le 16 novembre 2011
dernière modification le 11 novembre 2011

Depuis la fin des soi-disant Trente glorieuses, la planification ubaine a beaucoup changé en France. Plus que jamais capitaliste et moins démocratique que jamais, bien sûr, elle est assez différente du « modèle » antérieur.

On peut résumer les traits principaux de ce modèle en quelques mots : centralisme, étatisme, technocratisme, autoritarisme. Les orientations générales du développement urbain étaient définies « d’en haut », c’est-à-dire par le gouvernement et, plus précisément, par le ministère de l’Équipement, et traduites en programmes et en plans par ses succursales locales, les Directions Départementales de l’Équipement (DDE). À la tête de celles-ci se trouvaient des ingénieurs d’État issus en majorité de l’École de Ponts et Chaussées et, souvent, en même temps, d’un établissement d’enseignement supérieur encore plus prestigieux, l’École Nationale Polytechnique. Sous la direction de ces hauts foncionnaires, des équipes pluridisciplinaires d’économistes, de démographes, de géographes, de sociologues, d’urbanistes et d’architectes étaient chargés d’élaborer les documents d’urbanisme. Les principaux étaient les Schémas Directeurs d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU) pour les agglomérations et les régions urbaines, et les Plans d’Occupation des Sols (POS) pour les communes. Pour planifier et mener les opérations d’aménagement d’envergure (villes nouvelles, centres directionnels, complexes industrialo-portuaires ou tourístiques, etc), on créait des Établissements d’Aménagement Public (EPA), également dirigés par des technocrates.

Et les élus locaux ? En général, leur rôle était limité à de la figuration, sauf dans le cas des maires de grandes villes, généralement bien introduits dans les cercles gouvernementaux. Minoritaires dans les conseils d’administration des organes étatiques, les représentants du peuple au niveau local servaient, par leur présence, à donner une touche démocratique à une organisation et un usage de l’espace urbain qui échappaient totalement aux citadins. Leurs élus étaient, comme on disait, « consultés » et leurs avis pris en considéation seulement pour des questions secondaires, mais ils n’avaient aucun pouvoir de décision. En résumé, la planification urbaine était l’affaire de l’État.

Cependant, la France n’était pas un pays « socialiste », comme chacun sait. D’abord, la planification était, selon le jargon technocratique, « indicative » ou « incitative », et non impérative. Ensuite et surtout, le monopole étatique en matière de planification urbaine était au service des… monopoles privés, industriels, banquaires ou de la construction. C’est pourquoi les chercheurs marxistes — plus ou moins staliniens à l’époque — parlaient d’un « capitalisme monopoliste d’État ». Sous le régime gaulliste, l’objectif prioritaire, pour ne pas dire la raison d’être, de la planification urbaine et de la planification en général, était de répondre aux intérêts — et même de les anticiper — des grandes entreprises et de favoriser l’expansion et la concentration des groupes capitalistes pour permettre à la France de s’imposer comme une puissance économique de premier plan face aux autres pays. Cet objectif, inspiré par une idéologie nationaliste, impliquait une « rationnalisation territoriale » pour adapter l’espace aux nouveaux besoins en matière d’activités économiques, de transports, de logements, d’éducaction, de santé, de loisirs, etc., un processus qui ne pouvait résulter des initiatives dispersées et non coordonnées du secteur privé.

Quatre décennies plus tard, le panorama a changé. Sans revenir sur le long et laborieux parcours de la décentralisation en France entre hier (ou avant-hier) et aujourd’hui, ni rappeler ses motifs, que ce soient ceux officiellement invoqués par les autorités, ou les raisons réelles (à la fois économiques, sociologiques, politiques et idéologiques), je m’arrêterai à son point d’aboutissement actuel en ce qui concerne la planification urbaine.

Le fait qui ressort est évidemment que la responsabilité de celle-ci n’imcombe plus à l’État. Les lois de décentralisation votées au début des années 1980 à l’initiative de la gauche gouvernementale ont permis aux élus de se substituer aux fonctionnaires de l’État pour décider de l’avenir des régions et des villes. Dans les communes, ce sont les municipalités, reproupées, pour les agglomérations importantes, en « communautés urbaines » ou en « métropoles », qui orientent l’urbanisation du territoire encore rural ou la ré-urbanisation du tissu urbain existant.

Mais il importe de préciser deux choses à propos de cette transmission des responsabilités « vers le bas ». Premièrement, affirmer que la planification urbaine ne relève plus de l’État revient à ignorer ou oublier que les municipalités et les collectivités locales en général font partie intégrante
de l’appareil étatique, contrairement à ce qu’on enseigne dans les écoles de « sciences » politiques … et à ce que prétendent les maires, présidents de régions et de départements, les conseillers municipaux, généraux ou régionaux. Deuxièmement, en raison de cette appartenance des institutions locales élues à la hiérarchie des pouvoirs publics, il convient de se demander si cette transmission de responsabilités aux échelons inférieurs a fait disparaître ou, au moins, a atténué de manière significative les caractéristiques de la planification urbaine énumérées plus haut, et si elle a mis fin à la soumission de celle-ci aux intérêts privés ou, au moins, allégé leur poids, étant entendu, naturellement, qu’il ne s’agit pas de ceux des individus, mais de ceux des acteurs économiques les plus influents.

Il faut reconnaître que, en grande partie, les réponses sont contenues dans les questions. En effet, les jugements sur la planification urbaine — comme au sujet de n’importe quelle réalité sociale — ont à voir avec la place que chacun occupe dans la société et la position prise vis-à-vis de cette société et de cette place.

Telles que je les ai définies, par exemple, les caractéristiques de la planification urbaine francaise de l’époque gaulliste, assez négatives, reconnaissons-le, renvoient à une position critique qui ne pouvait pas être partagée — du moins ouvertemenent — par les acteurs les plus en vue de cette planification. Il en va de même, d’une manière plus générale, à propos de la relation entre planification urbaine et capitalisme. D’autant plus que, à la différence de la période « contestataire » des années 1970, le mot
« capitalisme » est de nos jours très peu utilisé dans la majorité des discours, qu’ils soient usuels ou érudits, sur l’aménagement du territoire et l’urbanisme. Sans doute, parce que ce mot connote déjà par lui-même une certaine hostilité — et même une hostilité certaine, dans le cas des théoriciens ou des activistes « radicaux » — à l’égard de ce système social. Ses partisans préfèrent parler d’« économie de marché ». Dans le milieu des professionnels de l’urbain, l’idéologie dominante, quand on aborde le thème de la finalité de la planification urbaine, demeure celle provenant de la philosophie politique traditionnelle ou de la soi-disant science politique : le souci de l’intérêt général et du bien commun, accomodés maintenant à la sauce écologique du « développement durable ». Face à cela, on se voit obligé, pour peu que l’on ait l’esprit un tant soi peu critique, de rappeler qu’il qu’il s’agit de l’intérêt général de la bourgeoisie, du bien commun des possédants et du développement durable — que d’aucuns rêvent éternel — du capitalisme.

Inutile de feindre on ne sait quelle « neutralité impossible », pour citer le titre de l’autobiographie de l’historien marxiste étasunien Howard Zinn. Cette pseudo-neutralité identifiée avec la scientificité est une illusion ou un mensonge. Dans les soi-disant « sciences sociales », tous les points de vue et les approches sont guidés, consciemment ou inconsciemment, par des valeurs, c’est-à-dire des présupposés, voire des préjugés idéologiques socialement déterminés. Nier leur influence fait partie de la rhétorique classique des chercheurs conformes et conformistes qui refusent d’admettre la dimension politique, au sens matérialiste et non politicien du terme, c’est-à-dire la dimension de classe de la vie collective dans la société et, en particulier, dans la ville, sous tous les aspects. Pourtant, c’est à travers ce prisme qu’il convient d’analyser la planification urbaine.

Je disais plus haut que celle-ci, en France, a changé si on la compare avec celle en vigueur au cours de la période gaulliste ou même pompidolienne. En quoi consiste ce changement ou, plutôt, comment se manifeste t-il ? Principalemente au travers d’innovations institutionnelles et de la création de nouveaux outils d’urbanisme. Après avoir passé en revue les éléments principaux de ces transformantions et commenté certaines réalisations urbanistiques issues de leur mise en pratique sur le terrain, j’évoquerai leurs implications politiques.

Du dirigisme territorial a la dérégulation spatiale

Dans le cadre de la décentralisation des compétences et des responsabilités vers les collectivtés locales par le governement de gauche au début des années 1980, processus qui s’est poursuivi durant les décennies suivantes à un rythme plus lent indépendamment de la soi-disant « alternance » au pouvoir de la gauche et de la droite, toute une série d’outils d’urbanisme nouveaux ou rénovés ont fait leur apparition. Néanmoins, l’une des difficultés auxquelles se heurte l’analyse de l’évolution de la planification urbaine qui en resulta en France est la succession, ininterrompue depuis 1983, de réformes et des réformes du droit de l’urbanisme, ce qui a donné — et continue de donner — lieu à une inflation permanente non seulement de textes réglementaires — le code de l’urbanisme français comporte aujourd’hui plus de 2000 articles ! —, mais aussi à de nouvelles appellations et même à des néologismes, une tradition bureaucratique typiquement française qui fait qu’il est difficile de savoir si ces inventions linguistiques correspondent ou non à une modificación réelle, c’est-à-dire concrète et significative des pratiques et des réalisations. À tel point que tant les maires et les adjoints à l’urbanisme et au logement, les fonctionnaires territoriaux, les urbanistes, les architectes et les techniciens qui collaborent avec eux se perdent eux-mêmes dans ce fatras juridique. Heureusement pour eux qu’il existe des juristes pour les aider au besoin ! De fait, le droit de l’urbanisme est un droit élitiste mal ou peu appliqué.

Cependant, on peut extraire de cette littérature quelques documents de base qui, eux, comptent pour les acteurs officiels de la planification urbaine (maires et conseillers municipaux, experts et techniciens, urbanistes et architectes…). En premier lieu, je mentionnerai le Plan d’Occupation des Sols (POS) remplacé en l’an 2000 par le Plan Local d’Urbanisme (PLU). Le premier avait été instauré et rendu obligatoire pour les communes par une Loi d’Orientation Foncière de 1967. Jusqu’à 1983, bien que l’élaboration du POS revint à ces dernières, elle s’effectuait sous la supervision et le contrôle des DDE qui, souvent, se substituaient aux services municipaux en raison du manque de personnel compétent. De toute manière, un POS ne pouvait être publié sans l’aval administratif du préfet, c’est-à-dire du représentant de l’État central dans le département. En 1983, dans le prolongment de la loi de décentralisation de 1981, une autre loi fit disparaître cette tutelle de l’État : le POS devint l’affaire des municipalités ou des regroupements de municipalités (communautés urbaines, métropoles). En 2000, le POS céda la place au Plan Local d’Urbanisme (PLU) instauré par une autre loi, celle de Solidarité et de Renouvellement urbain (SRU).

Il faut ici signaler un problème d’interpétation à propos du terme
« renouvellement », que l’on doit aux idéologues et chargés de com’ du
« socialisme » jospinien. En français, on dispose de deux termes très proches mais non synonymes qui s’appliquent à l’action urbanístique. :
« rénovation » et, maintenant, « renouvellement ». « Rénovation » renvoie à une politique impopulaire… aux yeux du peuple (mais non des promoteurs, des banquiers, des constructeurs, des agents immobliers et autres spéculateurs) : la destruction systématique, durant les années 1960 et 1970, de quartiers populaires centraux et l’expulsion de leurs habitants vers la périphérie pour construire des logements de standing et des bureaux. Discrédité dans les milieux populaires, ce vocable ne pouvait être utilisé par les gouvernants « socialistes » initiateurs de la nouvelle loi sans courir le risque de perdre une partie de leur électorat. Le mot
« renouvellemment », déjà nouveau par lui même et sans connotation négative, plus élégant, plus littéraire, précédé, en outre, par celui, généreux et par conséquent consensuel, de « solidarité », fut préféré. Significativemente, le mot « rénovation » reprendra du service trois ans après quand la droite, revenue au pouvoir, lança un programme de
« rénovation urbaine » pour pacifier les soi-disant « zones urbaines sensibles » (ZUS) : sous couvert de promouvoir la « mixité sociale », il s’agissait de virer de celles-ci les « familles lourdes » et leur turbulente progéniture, en rénovant ou détruisant certains immeubles de logements sociaux, remplacés par d’autres de meilleure qualité, pour attirer les classes moyennes salariées, plus tranquilles et capables de les acheter ou de payer des loyers plus élevés.

Revenons maintenant au PLU. Quelle différence y a-t-il entre le POS et le PLU ? Le premier se limitait à préciser le droit du sol et son utilisation. Le PLU comprend un Projet d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) qui définit les objectifs généraux et les grandes orientations de l’urbanisme, en prenant en compte les impératifs écologiques. Les prescriptions du PLU doivent respecter le PAAD, mais celui-ci n’est pas a opposable aux permis de construire.

Les PLU doivent être compatibles et coordonnés avec les Programes Locaux de l’Habitat (PLH) et les Plans de Déplacements Urbains (PDU). Los premiers, élaborés par des Établicements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI) (comunauté d’agglomération, métropoles), sont des instruments d’observation, de définition et de programmation des investissements et des actions en matière de politique urbaine et du logement à l’échelle d’un territoire pluricommunal. Les seconds, également élaborés par les EPCI, ont pour objectif de rendre plus efficient et moins polluant le système de transport au niveau de l’agglomération ou de la région urbaine.

La préocupation relative à la compatibilité et l’articulation entre les différents documents réapparaît dans un autre document important inscrit dans la loi SRU : le Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT). Hériter de l’ancien Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme (SDAU), il a pour but d’éviter, au niveau des agglomérations de plus de 50 000 habitants, les incohérences et les contradictions non seulement entre les différents domaines d’intervention publique (logement, zones d’activités industrielles ou tertiaires, équipements et services, transport, environnement…) mais aussi entre les PLU. Le SCOT détermine les objectifs généraux et inscrit sur des cartes et des plans les politiques locales à l’échelle d’une aire urbaine élargie qui peut englober des parties encore rurales.

L’une des innovations récentes, annoncées en 2010, de la planification urbaine française est le soi-disant « urbanisme de projet ». Qu’est-ce que c’est ? Un urbanisme sans projet est-il concevable ? En príncipe, il s’agit d’une série de mesures législatives et réglementiares qui visent, d’une part, à simplifier le code de l’urbanisme, considéré comme « illisible et
complexe », et, d’autre part, à intégrer les prescriptions écologiques des lois Grenelle 1 et 2 — nom donné (en analogie avec les Accords de Grenelle en mai 68 entre gouvernement et syndicats pour mettre fin à la grève générale… contre la volonté des travailleurs) à un ensemble de rencontres officielles entre représentants des ministères concernés, des associations professionnelles et des ONG pour prendre des décisions à long terme relatives à l’environnement et au dévelopement. Des « secteurs de projet » peuvent être intégrés aux PLU au cours de leur confection ou après leur publication, en particulier pour la « requalification urbaine » (rénovation de quartiers, recyclage de friches industrielles). Il s’agit de « projets urbains en partenariat » instituant un « cadre de négociation qui reconnaît la place de l’initiative privée dans l’aménagement urbain et organise la rencontre avec l’intérêt général ».

Cette rencontre postulée harmonieuse entre l’intérêt général et l’initiative privée dans le champ de l’urbanisme n’est pas chose nouvelle. On peut dater sa reconnaissance officielle de l’année 1967 avec la création par la Loi d’Orientation Foncière (LOF) des « zones d’aménagement concerté » (ZAC), une formule qui vise à faciliter le montage d’opérations urbanistiques d’une certaine taille grâce à la collaboration entre collectivités publiques et promoteurs privés. La ZAC autorisait implicitement à « effacer » les prescriptions du POS au sein du périmètre concerné, à tel point qu’on a pu l’interpréter comme un moyen d’institutionnaliser et de légaliser la dérogation. Comme l’avait proclamé à l’époque un ministre de l’Équipement, un représentant en vue du capitalisme bancaire, il s’agissait de « libérer l’urbanisme ». Aujourd’hui, en cette ère néo-libérale, on parlerait plutôt
de « libéraliser l’urbanisme ». Selon ses promoteurs et progadandistes, le soi-disant « urbanisme de projet » ouvre la voie à « une nouvelle génération de PLU » qui permet de « passer d‘un urbanisme de règles à un urbanisme de projet ». Comme disent les néo-technocrates : « La règle au service du projet et non l’inverse ». Mais, pour peu que l’on ne se contente pas de cette mise en relation pseudo-philosophique entre deux concepts, une interrogation surgit : le projet au service de qui ?

L’association du secteur public et du secteur privé pour mener à bien la totalité ou une partie des tâches supposées servir le bien commun ou l’intérêt général est devenue une formule magique qui s’applique à tous les domaines : économique, social, scientifique, culturel, etc. Trois initiales résument cette coopération : P.P.P : « partenariat public-privé ». Le domaine de l’aménagement urbain est très impliqué dans ce dispositif. On peut avancer, en effet, que la majorité des opérations d’urbanisme, en particulier les plus importantes, sont réalisées, en droit ou en fait, par le biais du PPP. En théorie, celui-ci n’offre que des avantages : en préservant l’autonomie de chacun des partenaires, il permet de conjuguer le dynamisme et la créativité des entreprises privées avec le souci du bien-être des citadins garanti par les pouvoirs publics, de tirer profit des complémentarités et de créer des synergies, de mettre en commun les ressources, de faciliter le financement, de partager les responsabilités, etc. Et dans la pratique, c’est-à-dire avec quels résultat concrets ? Ici se pose le problème de la concordance entre, d’un côté, les discours des autorités, de leurs porte-paroles, de leurs experts et de leurs spécialistes (économistes, sociologues, urbanistes, architectes, sans oublier les professionnels en
« information-communication » — publicité et propagande —), et, d’un autre côté, ce qui se passe réellement sur le terrain, comme on dit.