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Nicolas Mourer
J’écris ton nom
Article mis en ligne le 16 novembre 2011
dernière modification le 29 octobre 2023

Prologue

Noir complet sur scène vide.

Un homme vêtu de blanc entre frénétiquement en scène avec une pierre dans la main.

C’est fini !... Ces conditions dans lesquelles on a vécu pendant toutes ces années, c’est fini, tout est fini… Alles ist vorbei… Aujourd’hui la vie a triomphé du mur… Il a basculé… C’était hasardeux, tu vois… improbable… improvisé… Une deuxième Libération : la vraie fin de la guerre !... J’ai pleuré… Tu ne peux pas savoir…

(Il montre la pierre au public)

Tu vois cette pierre incrustée dans nos yeux ?
Tu vois cette épine qui a tournée vingt ans dans notre flanc ?
J’ai attendu qu’on l’arrache
J’ai attendu sur un lit de clous qu’on l’arrache

Aujourd’hui un nouveau rivage s’offre à moi et à tous les berlinois
Mon corps était bleu
Mes mains étaient liées
On nous trahissait
Plus rien à gagner, plus rien à perdre
Nous avons tout donné

Et tu veux savoir ? Hier matin, 9 Novembre 1989, 8h00 la grisaille… je me suis réveillé comme tous les jours depuis près de trente ans, coupé en deux, comme ma ville.

Je suis à l’Est, le mur encercle Berlin. Tout est fait pour nous empêcher de partir. Le régime communiste a tout orchestré en douce il y a presque trente ans. Le 13 août 1961, Le mur est bâti par surprise en une seule nuit. J’étais trop petit pour prendre conscience de ce qui se passait à l’époque.

Ma mère m’a seulement raconté que le docteur Schumacher regardait le mur se construire de sa fenêtre, qu’il avait mis la tête dans ses mains, qu’il avait murmuré : « C’est un grand malheur pour notre patrie et il y a
beaucoup de larmes. » Pourtant, le docteur était un homme fort, je m’en souviens, jamais il ne se laissait aller.

Des mères et des filles séparées par un rideau de barbelés, de béton, gros comme la honte. Mon enfance s’est passée à l’ombre de la prison soviétique.

Vingt huit ans plus tard, qu’est-ce que tu veux, nous, allemands de l’Est, nous en avons eu assez de l’isolement et des privations.

Et nous sentions que l’empire soviétique se démantelait sous l’impulsion de Gorbatchev. Le peuple ne tolérait plus l’extrême rigueur du régime communiste et de ce mur qui en était le symbole.

Tu sais quoi ? A 15h00 je suis descendu dans la rue rejoindre des manifestants. Il y avait une pression telle que les autorités ont dû lâcher du leste.

18h57 : Une conférence de presse…

Une conférence de presse improvisée, dans un bordel intégral, dans une confusion au sein du pouvoir. Le chef du parti communiste Est allemand a fait une déclaration fracassante. Il n’avait plus le choix : acculé par son propre peuple !

Günter Schabowski, c’est un lascard celui-là. Il a lâché le morceau :

« Dorénavant, il est possible de déposer une demande pour effectuer des voyages à l’étranger à titre privé sans aucune condition particulière, ni restriction administrative. Les commissariats de police de chaque canton ont été mandatés pour délivrer sans délai les visas d’expatriation. »

Et puis, cette question, anodine, d’un journaliste qui a tout déclenché :

« A partir de quand ? »

Schabowski a hésité, mal à l’aise, puis il a répondu : « heu…A partir de maintenant, il me semble. »

(il répète ces mots)

À partir de maintenant !
Tu entends ? À partir de maintenant !
À partir de maintenant il me semble que j’écris ton nom !
C’est maintenant que j’écris ton nom,
Que mes mains se délient,
Les Allemands descendent dans la rue,
La pierre va se désincruster de nos yeux sans horizon,
Les citoyens de l’Est peuvent désormais passer à l’Ouest sans visa,
Je veux écrire leurs noms, je veux écrire tous les noms de tous ces visages anonymes que l’on décloisonne !

OUVREZ LES PORTES !

OUVREZ LES PORTES !

Il est 23h10 et au beau milieu de cette nuit, en toute légalité, je franchis comme des milliers d’Allemands la frontière : fini ! fini ! fini ! C’est fini maintenant on va enfin se retrouver.

Je vais juste boire un coup de l’autre côté et je reviens, d’accord ?…

J’ai un peu peur, j’écris ton nom et je reviens : mais qu’est-ce qui se passe ? On peut vraiment aller où l’on veut ? Vraiment ? Ce serait trop beau…

ALLEZ, MAINTENANT IL FAUT DETRUIRE CE MUR !

COMPLETEMENT TU ENTENDS !

J’ai participé au mouvement de libération le plus risqué de toute l’Histoire, tu entends, j’ai écrit ton nom !

Avec la complicité des garde-frontières de l’Est, comme de l’Ouest… il est 23h58… Le mur va tomber… Un tel événement historique s’est passé si vite et j’ai bu, j’ai mangé, j’ai fêté, de l’autre côté tous nous acclamaient, et j’écrivais ton nom.

Tiens, j’ai conservé en souvenir le morceau de ce jour où avec mes frères de lutte nous avons décidé, au-delà de tous les pouvoirs, de prendre notre destin en main, et d’écrire ton nom.


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