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Jean-Manuel Traimond
L’Art de bien écrire pour faire mal
Article mis en ligne le 2 septembre 2011
dernière modification le 3 septembre 2011

L’indignation n’est pas comme la grippe, il ne suffit pas d’y être exposé pour l’attraper.

Comment s’assurer qu’un pamphlet sera convaincant, ou, en d’autres termes, comment éviter de ne prêcher qu’aux convaincus ? En l’écrivant bien. C’est-à-dire ?

NE DIRE QUE CE QUE L’ON VEUT DIRE

Cela paraît évident ; c’est rarissime.
On veut inciter des locataires à ne plus
payer de loyers abusifs.
On sait que l’avarice des propriétaires
est celle de tous les exploiteurs.
Va-t-on pour autant convaincre la retraitée
du troisième en la comparant à un mineur bolivien ?

S’en tenir à son sujet, donc.

Pour s’y tenir, il faut le connaître. Or, tant de choses méritent d’être améliorées qu’on voudrait écrire sur tout. On soulève alors des problèmes difficiles où les occasions d’erreur sont nombreuses. L’indignation ne pallie pas l’incompétence. Quoiqu’une personne très indignée et une personne très compétente puissent produire à elles deux un pamphlet très efficace.

S’en tenir à son sujet signifie aussi ne pas céder à la tentation des digressions. La curiosité intellectuelle est une caractéristique presque obligatoire de l’anarchiste, et plus le problème que l’on traite est complexe, plus on est tenté de mentionner ceci, cela et ceci encore. Mais le lecteur d’un réquisitoire contre les centrales nucléaires ne souhaite pas nécessairement y lire l’histoire des betteraves biologiques. Du moins tant que les attaquants des centrales n’ont pas lancé sur la police des betteraves biologiques .

Le danger est le même à un niveau d’abstraction plus élevé. Réfléchir sur l’autorité n’est pas réfléchir sur le capital ; il ne faut exposer ses idées sur le capital que si elles sont essentielles à la compréhension de l’autorité. Rien n’empêche si l’on a des idées, d’une part sur l’autorité et de l’autre sur le capital, de composer deux pamphlets.

En exposant un raisonnement sur une réalité complexe, on sait que les conséquences seront diversifiées, les causes nombreuses, les méthodes multiples ; faut-il pour autant tout mentionner ?

Faut-il détailler à chaque étape les « structures de pouvoir étatiques, politiques, sociales, économiques, syndicales, et culturelles » ? Pourquoi ne pas se contenter de « la société » ou « les institutions » ou « le pouvoir » selon le cas ?

Faut-il exhorter « les marins, les pêcheurs, les travailleurs des chantiers navals, les ouvrières des conserveries, les paysans » douze fois dans un seul texte, ou se contenter des « travailleurs de Bretagne » ?

On objectera que l’accumulation des données est l’un des facteurs de la preuve, donc de la conviction. Sans doute, mais la répétition de l’accumulation des données est l’un des facteurs de l’ennui.

Ce qui n’est pas nécessaire est nuisible.

LE DIRE BIEN

Un pamphlet est rédigé dans une langue. Une langue a des règles. Rien n’empêche de les jeter aux orties. Rien n’empêche non plus les lecteurs de jeter aux orties un pamphlet qu’ils ne comprennent pas.

L’écriture d’un pamphlet obéit à la loi des vases communiquants. L’énergie intellectuelle gaspillée par un lecteur à comprendre la forme obscure, biscornue, ampoulée, prétentieuse, confuse, d’un pamphlet est autant d’énergie indisponible pour comprendre le fond.

Plus les phrases sont simples, moins le lecteur peine. Moins le lecteur peine, mieux il comprend.

Pas de propositions subordonnées emboîtées les unes dans les autres. Pas de déplacements, jolis mais épuisants. Pas de tournures archaïsantes inutilement raffinées.

Pas de longues phrases de plusieurs lignes, car on ne peut apporter plus d’une idée par phrase que si l’idée véritable de la phrase est constituée par le rapport établi entre les différentes idées présentées dans la phrase (si vous n’avez pas tout de suite compris cette phrase, c’est parce qu’elle est exacte ).

Un plan linéaire, cohérent, rigoureux soulage l’effort intellectuel du lecteur.

Un raisonnement facile à suivre est facile à accepter.

Avec un plan tordu, à virages, le lecteur tombe dans le ravin.

Pas de répétitions. On a vu un pamphlet d’une quinzaine de pages où l’expression « même » ( la personne même, l’idée même, la lutte même ) était répétée trente-et-une fois. Attention aux « de plus » introduisant tous les paragraphes, aux « et » successifs dans une...même phrase, à « faire » ou « voir » mis à toutes les sauces.

Attention également aux fréquentes répétitions d’idées, qui reviennent sous un mince déguisement qui n’a trompé que l’auteur.

Des options sémantémiques à complexité basse. Pardon, des mots simples.

Exemples

L’explicitation institutionnalisée des rapports contractuels : le droit. L’inégalité intrinsèque dans l’allocation des ressources rares : l’exploitation. La perspective programmatique formelle : le projet.

Le réseau hiérarchisé du processus décisionnel politique : l’État.

On espère que ce dévoilement langagier d’une contrainte communicationnelle informera les modules décisionnels de votre explicitation programmatique.

Pas de mots-amibes. Comme les amibes, ces mots sont si souples, si informes, si banals, si répétés, qu’ils s’infiltrent partout.

La VIE selon une encyclique papale n’est pas la vie selon un biologiste. La CRISE selon une article de magazine n’est pas celle d’un psychotique. Les VALEURS des politiciens réactionnaires ne sont pas, prétendent-ils, celles de la Bourse. Le FASCISME désigne une idéologie et un régime politiques, pas le prurit d’autorité d’un patron.

Où trouve-t-on les mots-amibes à éviter ? N’importe quel exemplaire d’un magazine en utilise la liste complète.

À l’inverse, l’attaque des mots-amibes de l’adversaire suffit généralement à fournir la matière d’un pamphlet.

Lire, tailler. Relire, tailler. Relire, tailler. Relire encore, tailler encore, donner à lire à un ami, tailler, redonner à lire à une amie, tailler, donner encore à lire à quelqu’un qu’on connaît à peine, en prétendant qu’il s’agit de l’oeuvre d’un tiers de façon qu’on vous donne un avis franc, tailler. La vanité est le pire ennemi de l’auteur.

LE DIRE FORT

L’orgue de l’éloquence anarchiste n’a que deux tuyaux, la rage et la pédanterie ( Oups ! répétition d’une idée déjà exprimée ! ). Les orgues des catholiques, qui s’y connaissent, utilisent douceur, insinuation, candeur, acharnement, exégèse, prophétie, autorité, chinoiserie, jovialité, poésie, etc...

Combien d’anarchistes ? Combien de catholiques ?

De l’indignation

Nous sommes indignés. Nous avons raison de l’être. Donc les autres aussi devraient l’être.

Or ils ne le sont pas.

Que faire ? Pas nous contenter de hurler.

Si l’on veut que quelqu’un signe une lettre de protestation contre les enfants esclaves au Bengale, il ne suffit pas d’écrire « les esclavagistes bengalis sont des salauds, ceux qui ne signent pas ma lettre de protestation aussi ! »

On doit établir (brièvement) l’existence du travail d’enfants au Bengale, montrer (brièvement) qu’il s’agit d’esclavage, décrire (brièvement) les conditions de vie des enfants esclaves, suggérer (brièvement) que si la fillette du signataire éventuel devait, de ses trente-cinq kilos, soulever huit cents briques de quatre kilos chaque jour sa croissance s’en trouverait compromise.

L’indignation devient alors inutile ; les faits parlent d’eux-mêmes.

C’est une caractéristique regrettable des êtres humains qu’ils ils préfèrent écouter les faits plutôt que les anarchistes, surtout indignés.

Les faits parlent bien, c’est vrai. Mais en traitant de problèmes abstraits, on n’a pas toujours de faits réels à sa disposition : c’est pour cela que l’on utilise des images. Marx, la religion est l’opium du peuple et Lénine, le gauchisme, maladie infantile du communisme, ont été, en ce domaine, des maîtres. Dans d’autres domaines aussi, hélas.

Dès que l’on adopte plus d’une image par phrase, on réveille les poignards du capital qui martèlent les coeurs des mères pour frayer une voie escarpée aux vagues embrasées du fleuve sanglant de la répression aux yeux torves.

De l’insulte et de l’ironie

Images et ironie sont les deux mamelles du pamphlet. L’ironie est l’art de manipuler le discours de l’adversaire, d’en faire déduire, par le lecteur lui-même, ce qu’il a de critiquable.

L’ironie c’est l’air de rien. Attention, l’air de rien s’évapore dès qu’on y verse de l’indignation.

Un expert en ironie ? Félix Fénéon en deux lignes :

« Un agent de police, Maurice Marullas, s’est brûlé la cervelle. Sauvons de l’oubli le nom de cet honnête homme. »

L’air de rien : on lit sans comprendre. On se demande alors pourquoi un anarchiste écrit l’éloge d’un agent de police. On relit. On comprend l’énorme insulte, écrite l’air de rien. On s’en souvient bien mieux que quatre pages indignées, pleines d’insultes non déguisées sur la violence policière.

Un autre ? « L’affaire des détournements à la direction de l’artillerie de Toulon se réduirait à rien, d’après l’enquête du directeur. » Trois lignes, l’air de rien.

Épouser l’adversaire ; c’est l’ironie qui nous y pousse. Pourquoi ? Parce que pour convaincre les gens on doit parler leur langue. On ne hurle pas au visage d’une fille de colonel que les militaires sont des assassins. On lui demande à partir de combien de subordonnés tombés au champ d’honneur on est promu maréchal. On ne traite pas d’exploiteur un entrepreneur en faillite. On lui demande quel taux d’intérêt prenaient ses banquiers.

Si dans un pamphlet on écrit que tout porteur d’uniforme est un criminel, les mères, les épouses, les filles de soldats ne le liront pas. Si l’on demande en quoi l’avenir des familles est garanti lorsque les fils, les maris et les pères partent se faire percer des trous dans l’estomac, elles le liront.

L’accumulation d’insultes ne convainc personne. Il arrive qu’elle fasse rire, en général aux dépens de l’insulteur, telles les « vipères lubriques » dont Vichinsky abreuvait des bolchéviks insoupçonnables. L’insulte colle aux doigts ; le pamphlétaire, qui accuse l’adversaire d’avoir les mains sales, l’évite.

L’ironie cherche à comprendre les intérêts, les principes, les raisonnements de l’adversaire, pour les prendre par la main en leur promettant une sucette et les violer dans un buisson.

D’ailleurs, la meilleure ironie est celle qui se contente de citer l’adversaire, dans un contexte modifié. Si l’on apprend que l’offensive d’un général s’est effondrée dans le sang, ne suffit-il pas de réimprimer l’élogieuse citation qui accompagnait sa nomination à la tête de l’armée ? Ajoutez des mots de votre cru, et vous tombez de l’ironie dans l’indignation.

L’indignation n’est qu’à vous, n’a lieu que dans votre tête. L’ironie, parce qu’elle a contraint le lecteur à décrypter le détournement que vous avez opéré, le contraint à penser par lui-même. On croit toujours mieux ce à quoi l’on est arrivé par soi-même.

La maîtrise de l’ironie exige la maîtrise du ton. N’en changez pas, ou n’en changez qu’au moment de l’impact. Si vous changez de ton trop tôt, vous vous démasquez.

Des exemples

L’exemple est essentiel. Pourquoi le passage constant du concret à l’abstrait, de l’abstrait au concret et retour est-il si convaincant ? Parce qu’il reproduit le mouvement normal de l’esprit humain. Parce qu’il repose de l’abstraction à jet continu. Parce qu’il donne du sens au réel.

Le dialogue, ou au moins son apparence, permet de couper l’herbe sous le pied à l’adversaire : On amène, avant lui, les objections possibles. On a donc le temps de préparer les réponses adéquates. Le dialogue n’a pas nécessairement lieu entre deux personnages, il est peut-être plus efficace lorsqu’il est conduit avec le lecteur. Le meilleur exemple en est Freud dont les pouvoirs de persuasion sont immenses, parce sa réflexion ne prend jamais d’autre forme que celle d’une interprétation de l’expérience du lecteur et d’une réponse à ses objections.


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