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Léonore Litschgi.
Quelques feuilles de papier...
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 2 janvier 2008

« Qu’est-ce que tu fais, Damien ? - Rien, maman, je m’amuse. »
Ce « Rien, maman » fit réagir Stéphanie qui vint aussitôt vérifier à quoi s’occupait son fils de 7 ans.
Damien pliait soigneusement des feuilles de brouillon, format A4, récupérées dans la corbeille à papier du bureau, puis envoyait depuis le balcon ses petits avions qui planaient jusqu’à leur chute dans la rue. Stéphanie protesta pour la forme, le jeu était bien innocent, et les papiers, s’ils faisaient un peu désordre, n’étaient pas spécialement polluants.
Le reste de l’après-midi du mercredi se passa sans autre incident. Stéphanie fit coucher son fils assez tôt, et se plongea dans ses travaux personnels. Elle menait de front une activité salariée à mi-temps dans un bureau municipal et des études de psychologie dont elle ne savait pas trop où cela la mènerait, mais qui au moins éveillaient son intérêt et compensaient la routine de sa vie professionnelle.

Une quinzaine de jours plus tard, Stéphanie reçut une convocation du commissariat de police mentionnant : « ... pour une affaire vous concernant », sans davantage de précision. On ne lui en dit pas plus au téléphone, sinon qu’elle devait se présenter sans trop tarder. Dans le hall exigu du commissariat de son quartier, elle attendit. On appela d’abord « les cambriolages, deuxième bureau à gauche », puis « les vols de véhicule » et enfin « les autres affaires ». Une fonctionnaire sans expression la fit entrer, la pria de s’asseoir et se mit à feuilleter sans un mot un dossier, le sien sans doute. Méthode habituelle pour les suspects, mais étrange dans son cas. Enfin : « Vous reconnaissez ce papier ? » La feuille avait été pliée plusieurs fois en diagonale, et Stéphanie reconnut, en effet, une page d’un de ses travaux en cours sur les perversions, sujet de l’année universitaire. L’en-tête portait : « Stéphanie B., mémoire du troisième cycle, les perversions chez le sujet âgé. » Suivaient divers paragraphes traitant du sadomasochisme pouvant être à l’œuvre dans la maltraitance des personnes âgées.

« C’est bien à vous ? » Evidemment, mais c’était un brouillon, qui avait atterri dans la corbeille, d’où sans doute Damien avait tiré son matériel pour ses petits avions.
Stéphanie eut beau expliquer ce qui s’était passé, insister sur le fait qu’elle faisait des études de psychologie, rien n’y fit. Il s’agissait bel et bien de diffusion de littérature pornographique sur la voie publique. Il y avait eu plainte à son sujet, la feuille portant son nom. Finalement, l’inspectrice admit la bonne foi de la jeune femme et annonça que la plainte resterait sans suite. Toutefois, la lecture de tels textes risquait de perturber un enfant si jeune, et cela constituait quand même une négligence éducative.
Stéphanie rentra chez elle un peu abasourdie et décida de s’en ouvrir au père de Damien dont elle était séparée, mais en bons termes. L’ex-compagnon trouva cocasse toute l’histoire, dont on ne parla plus.

Alors que Damien était en vacances chez son père, Stéphanie trouva un courrier lui annonçant la visite d’une déléguée à la Prévention des risques de l’enfance.
Surprise, la jeune mère préféra rester prudente et reçut avec courtoisie l’assistante sociale que lui dépêchait le service. Tout l’épisode des avions en papier dut à nouveau être relaté, y compris la convocation du commissariat. Mais il fut admit sans difficulté que Damien n’était aucunement en danger.

Un soir, Stéphanie trouva dans sa boîte aux lettres une feuille de papier quadrillé portant l’inscription « Stéphanie la pute ». Elle n’avait, à l’égard des prostituées, aucun préjugé défavorable, mais elle fut néanmoins troublée et un peu inquiète. Elle n’osa rien dire à ses proches de ces mots, sensible malgré elle à leur caractère dévalorisant, et pour la plupart des personnes, insultant.
Jour après jour, quelqu’un déposait les petits papiers quadrillés. Stéphanie finit par les montrer à son ex-compagnon, qui cette fois n’en rit pas et lui proposa de l’accompagner pour déposer une plainte. Ce qu’ils firent.

La jeune femme se trouvait cette fois dans un rôle symétriquement opposé à celui qui l’avait amenée précédemment au commissariat. En outre, la présence d’un homme à ses côtés dut en imposer un peu plus à l’inspecteur qui consigna leur plainte contre X.
Cependant, les messages injurieux persistaient à tomber dans la boîte, et Stéphanie décida de guetter pour identifier le « corbeau ».

Ce fut un dimanche matin, très tôt. Stéphanie accompagnait Damien pour la journée au centre aéré. Ils croisèrent Mlle C. la voisine du septième étage, qui se tenait debout devant les boîtes aux lettres. La vieille dame se rendait régulièrement à la première messe et revenait à l’heure où chacun dans l’immeuble commençait à se réveiller. À son retour, Stéphanie trouva la missive habituelle. Certes, elle ne pouvait transformer en preuve ce qui n’était que soupçon. Mais le comportement cadrait avec ce qu’elle savait du personnage. Il lui vint alors à l’esprit une idée un peu folle : elle allait rendre à sa persécutrice supposée la monnaie de sa pièce. Dès le lendemain, elle alla acheter - hors de son quartier - un numéro de Sex and Co, y chercha un bulletin de proposition de rencontres coquines et le remplit au nom de sa voisine.
Puis elle attendit.
Il y eut encore quelques petits papiers, et enfin plus aucun.

Mais, bien évidemment, faute de certitudes, Stéphanie garda secrètement mauvaise conscience. Si elle s’était trompée ? Si elle avait empoisonné sans motif la vie quotidienne d’une pauvre grenouille de bénitier ?

Léonore Litschgi,
octobre 2007


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