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Notes additionnelles sur la guerre -
Georges Bataille
Article mis en ligne le 27 mars 2024
dernière modification le 21 mars 2024

Origine :Contre-attaque n° 1 - Mai 1936

Bataille et son engagement politique. Contre-Attaque fut fondé en octobre 1935. Ce "foyer d’enthousiasme", comme l’a défini l’un de ses membres, a réuni pour quelques mois autour de Georges Bataille et d’André Breton une soixantaine d’intellectuels et de militants venus du surréalisme et de l’opposition communiste, en particulier du Cercle communiste-démocratique animé par Boris Souvarine.

Pour lire la suite de cette présentation et d’autres textes de Georges Bataille parus dans ce bulletin, merci de cliquer sur le lien du début ou d’aller sur le site des Archives autonomies

1. LES RÉACTIONS DÉCONCERTANTES DEVANT LA GUERRE

Les difficultés que rencontrent le passage du chaos à l’existence organique et de la revendication au commandement sont de nature complexe.

Non seulement les foules populaires n’ont pas encore réalisé l’opposition irréconciliable entre leur volonté réelle et l’état d’esprit paralysé qui règne dans les commissions politiques, mais les combinaisons mal engagées et embrouillées à l’extrême des leaders de tous les partis, sans résoudre l’excitation générale, ont placé successivement tous les mouvements possibles dans une impasse.

Dans le domaine des complications extérieures, la droite sur laquelle pèse la principale responsabilité de la politique qui tendait à faire du peuple allemand un peuple esclave, au moment où cette politique aboutit à des résultats qui témoignent de son absurdité profonde, laisse à la gauche le soin de la défendre. Sans hésiter un seul instant, la gauche soutenue, excitée même par l’extrême-gauche communiste, a pris la défense des clauses les plus inhumaines qui aient jamais été imposées à un peuple libre (n’ayant même pas pour elles la vertu d’efficacité de clauses plus cruelles). Ainsi, la droite et l’extrême-droite tendent à renoncer à l’un des facteurs essentiels de leurs misérables succès : elles cessent d’incarner aux yeux de leur clientèle la violence année, prête à donner à la volonté de grandeur nationale une expression ombrageuse. En même temps, la gauche a repris à son compte la politique traditionnelle des droites, la germanophobie radicale : elle abandonne la destinée qui liait jusque-là son existence à la volonté d’accord des peuples.

Il est même devenu possible de dire actuellement qu’une politique humaine libre de cette excitation générale qui n’a pas d’autre issue qu’un massacre, risque de rencontrer auprès d’un petit nombre d’hommes que leur tempérament incline à droite un accès qui lui est refusé auprès de la plus grande partie des masses de gauche.

Il ne peut être question de défendre ici l’attitude à laquelle est acculé le nationalisme français qui, sénile, est réduit à l’égoïsme sacré, à la renonciation en face d’un monde qui exige de vivre. Rien n’est plus infamant que cette abdication puérile au moment où tout s’ébranle : les bêtes de proie elles-mêmes, nue la vie rend cruelles, apparaissent moins inadmissibles que l’autruche légendaire réduite à cacher sa tête pour ne plus voir. Mais indépendamment de l’excitation facile qui voue des êtres sans caractère aux organisations de l’Action française ou des Croix de feu., il commence à devenir clair dans l’esprit de tels hommes qui ont le goût de la volonté efficace et que leurs intérêts particuliers ont éloigné jusqu’ici des solutions de gauche, que ni un nationalisme épuisé ni un capitalisme détraqué n’offrent plus aujourd’hui la moindre issue.

C’est ainsi que toutes les solutions possibles se partagent les individus sans qu’aucune d’entre elles ait reçu l’expression précise et la valeur attirante qui permette d’entrevoir sa prédominance. Ni la volonté d’être efficace dans les limites d’une libération humaine véritable — ni une volonté de libération qui n’exclut pas la volonté efficace, n’ont abouti même à une composition de force embryonnaire.

Il semble que, la balance des forces opposées aboutissant pratiquement à une sorte d’équilibre, aucune des forces n’étant constituée de telle façon qu’elle puisse répondre, même provisoirement, aux exigences désignées par l’angoisse de tous, la situation, si tendue qu’elle soit, doive demeurer longtemps stationnaire.

Il manque encore l’issue désignée de la façon la plus voyante et devenant la tentation des masses au cours d’une exaltation grandissante.

2. L’EXALTATION RÉVOLUTIONNAIRE ET LA CONSCIENCE UNIVERSELLE

Il est possible d’affirmer aujourd’hui qu’une exaltation politique ne pouvant pas faire appel en France à une conscience nationale définitivement déprimée, incapable d’agressivité, c’est seulement dans la mesure où des hommes auront recours à la réalité de la conscience universelle qu’une exaspération reste possible à déterminer dans la masse.

De ce recours, personne ne doute qu’il n’apparaisse tout d’abord comme dérisoire. La conscience universelle, loin de suggérer une puissance et une composition. organique possible, ne peut avoir encore comme expression que l’angoisse.

Naissant de l’extrême malheur, accouchée vagissante à coups de canon dans les profondeurs d’un sol boueux par la guerre, la conscience de la solidarité humaine est demeurée aussi brûlante mais tout aussi déprimante que la fièvre. Les hommes de nations différentes n’ont encore senti leur union que de la façon la plus ironique au moment où ils étaient tous asservis à un travail de boucherie mutuelle. Mais qui osera dire que jamais les masses humaines n’éprouveront l’émotion violente et libre qui seule pourra les libérer de l’asservissement national et des excitations qui les vouent à la mort ? Qui osera dire que jamais la Terre ne verra des foules assemblées, bouleversées, en transe, soulevées pour en finir avec l’idiotie patriotique.

Ce qui accable aujourd’hui tous les hommes, c’est la conscience claire que toute vie deviendra impossible si les nations sont laissées libres (le conduire des guerres pour la sauvegarde d’intérêts qui n’ont jamais rien à voir avec l’intérêt commun Or, c’est là une vérité élémentaire qu’on ne soulève jusqu’au bout les hommes qu’en leur proposant de lutter directement contre ce qui les accable. La Révolution russe a pris tout son sens en libérant les masses de tueries qui n’étaient qu’accablement. La cohésion révolutionnaire, la cohésion organique ne sera possible aujourd’hui, en France, que si les hommes ont conscience de lutter pour délivrer le monde de tous ceux qui l’abandonnent aux guerres. Mais ce qui n’était possible en Russie qu’au prix d’une décomposition de l’autorité poussée à l’extrême, ne peut être réalisé ici que par un accroissement révolutionnaire de l’autorité. Seule une puissance étroitement cohérente, ayant réduit toute opposition, serait en état de se comporter en face du monde avec assez de netteté, avec un désintéressement assez inouï, pour imposer au monde une volonté d’union et de cohésion de tous les peuples.

Ce principe général doit être admis que la force impérative se développe à son degré extrême en fonction d’une conscience d’infériorité. Le complexe d’infériorité des meneurs a joué constamment un rôle dans le développement de leur action déterminante c’est une étrange absence de confiance en soi oui a poussé en principe les plus grands agitateurs de l’histoire vers les excès contraires aux prix desquels ils pouvaient se prouver à eux-mêmes que cette absence de confiance n’était pas justifiée. De la même façon, il est possible de dire que le sentiment national n’est arrivé au degré extrême de l’orgueil et de l’agressivité que dans des pays où un doute, où une angoisse s’étaient élevés, la certitude de soi et l’agressivité étant ainsi fonction du doute et de la peur qui les avaient précédé.

Il est impossible, bien entendu, de prétendre que, du fait même de l’angoisse et du doute qui accablent tous ceux qui réfléchissent encore en eux la conscience universelle, cette conscience doive nécessairement les porter à la puissance. Elle en pose néanmoins l’exigence avec une force qui devrait être de nature, immédiatement, à les déchaîner. Si un mouvement réel se produisait naissant d’une aussi grande angoisse, il devrait prendre nécessairement le caractère brûlant, imprévisible, contagieux à l’extrême, des grands mouvements religieux qui ont déjà bouleversé les peuples et leur ont révélé la valeur universelle de l’existence. Si des hommes s’avançaient pour affirmer que le .temps est venu de lever la malédiction séculaire qui accable l’espèce humaine, est-il possible de croire que leur voix n’éclaterait pas tout à coup avec une puissance brisante, cette puissance même qu’appelle aujourd’hui l’angoisse de la Terre entière. De l’extrême impuissance des hommes actuels, il ne . peut plus sortir demain qu’une PUISSANCE qui soit la résolution d’une destinée séculaire dérisoire — ou l’extrême malheur...