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Victor Serge
Révolutions et tyrannies
Article mis en ligne le 23 mars 2012
dernière modification le 29 mars 2012

Expulsé d’URSS en avril 1936, l’écrivain militant Victor Serge (1890-1947) est boycotté par la presse du Front populaire en France. Il écrit pour quelques revues d’extrême gauche (comme La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte) ; et seul le quotidien socialiste et syndical de Liège, La Wallonie, en Belgique, lui offre une tribune régulière. À partir de juin 1936, Victor Serge donne un article par semaine à La Wallonie sur les sujets les plus divers, de l’actualité internationale aux chroniques d’histoire sociale en passant par des recensions d’ouvrage. Ces dernières lui donnent l’occasion de livrer à ses lecteurs des réflexions toujours actuelles, comme dans cet article, « Révolutions et tyrannies » (23-24 juillet 1938), sur le dévoiement du langage par les médias et les mots clichés qu’ils emploient ad nauseam pour tromper leur public et façonner les esprits au bénéfice de la politique menée par les élites dirigeantes [1]. Hier comme aujourd’hui, ils emploient des mots trompeurs pour brouiller les pistes, détourner la colère des dominés et contribuer à la sauvegarde des classes les plus riches, alors même que les contradictions du système capitaliste s’exacerbent.

Révolutions et tyrannies

L’intelligence suit volontiers la pente du moindre effort. Plutôt que de rechercher la notion précise, elle use alors des mots un peu au hasard, comme à l’aveuglette. Et il y a bien dans cette façon de faire une part d’aveuglement, qui n’est tantôt qu’ignorance, routine, laisser-aller, et tantôt – chose plus grave – duplicité. Avez-vous observé combien le sens des mots s’obscurcit dès qu’il s’agit des grands intérêts sociaux ? Le vocabulaire de la presse politique est ainsi encombré d’une foule de mots clichés que l’on s’applique à employer tout de travers quand ce n’est pas à contresens. C’est qu’ils servent à tromper. Et dans les luttes sociales auxquelles, bon gré mal gré, nous participons tous, la tromperie verbale joue un rôle croissant depuis que la diffusion de la parole par l’imprimé ou l’onde aérienne est devenue le moyen le plus commode de façonner les esprits. Ici interviennent les méthodes de la suggestion, employées dans certains pays avec une brutalité inexorable : quand un gouvernement totalitaire fait affirmer un slogan par ses journaux, ses stations d’émission, ses professeurs en chaire, ses maîtres d’école dans la classe, ses dramaturges sur la scène, ses agitateurs sur la place publique, le sens des mots devient en somme secondaire. L’effet mécanique de la répétition à l’infini s’additionnant à celui de la puissance mise en œuvre, qui force le respect, emporte les résistances, implique les plus graves menaces, ouvre des possibilités d’excitation, cet effet mécanique suffit à créer chez les auditeurs une sorte d’hypnose…

L’intelligence n’est plus en question ; elle recule, au contraire, s’écarte, abdique, faisant place à l’obéissance.

Mussolini et Hitler ont usé de ces procédés pour s’approprier l’un des mots les plus lourds de signification du temps présent : le mot révolution.

De même que le mensonge rend involontairement hommage à la vérité, les dictateurs, portés au pouvoir par des contre-révolutions, rendent ainsi hommage à l’idée qu’ils ne sauraient vaincre complètement. Ils cherchent à bénéficier de son prestige et, ce faisant, obéissent eux-mêmes à un besoin de mimétisme. Pour détourner le cours nécessaire de l’histoire, feindre de s’y adapter. Pour imposer aux hommes de très vieilles chaînes, reforgées à neuf dans les plus barbares forges, se présenter d’abord en briseurs de chaînes. Leur mimétisme va très loin. Hitler a pris au socialisme jusqu’au drapeau rouge ; on sait que les nazis ont adapté à la musique des chants révolutionnaires, des paroles d’une inspiration opposées. Et ce ne sont là que manifestations curieuses d’un phénomène en réalité beaucoup plus profond.

… Ces réflexions me viennent en parcourant un ouvrage for intéressant, récemment édité par la librairie Gallimard sous ce titre : Histoire des Révolutions. De Cromwell à Franco [2]. Les éditeurs y ont compris un chapitre sur « la marche sur Rome » (du reste remarquable, — par A.
Rossi [3]]) et un autre sur « la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes » (de R. Lauret). L’ouvrage n’en est que plus riche, mais il se présente désormais sous un titre déplorablement impropre. Nous avons besoin de notions claires, bien définies, sans lesquelles, en sociologie comme dans toute autre science, aucune recherche exacte n’est possible. Des classes entières ont aujourd’hui intérêt à fausser le sens des mots les plus simples ; nous avons à maintenir contre elles, à travers une confusion des idées qui ne fait que traduire celle des luttes sociales, les droits de la pensée scientifique, rigoureuse dans l’emploi des termes. Des faits différents, voire opposés, réclament des appellations différentes ; ou les mots ne signifient plus rien. Le pouvoir passe de mains en mains, avec plus ou moins de violence, tout au long des siècles. On le voit tour à tour féroce, fourbe, sanguinaire, perfide, indulgent, libéral, selon qu’entre les classes en présence s’instituent des équilibres plus ou moins stables, plus ou moins exempts de menace pour les détenteurs de la richesse et de l’autorité. La tyrannie est le régime coutumier des sociétés inquiètes, mal bâties, minées à l’intérieur par leurs propres contradictions. Les tyrannies modernes n’innovent absolument
rien ; rétrogrades, et mêmes antiques par leur psychologie, leurs moyens, leurs fins, elles ne réussissent à donner un peu le change à cet égard que grâce à l’emploi qu’elles font de la technique de l’âge des machines.

Le mot révolution a en réalité un sens précis : il désigne les bouleversements qui modifient la structure de la société, c’est-à-dire, en définitive, le statut de la propriété, le mode de la production, la répartition des richesses.

La Révolution française de 1789-1793 dépossède l’aristocratie féodale au profit du Tiers État (bourgeoisie). La Commune de 1871 contient en germe une révolution tout aussi profonde parce qu’elle fait passer le pouvoir à la classe ouvrière (non possédante, acheminée dès lors vers l’expropriation des riches ; et les Versaillais le savaient bien). La révolution russe de 1917 établit la dictature du prolétariat et procède à la nationalisation de l’industrie, des transports, des richesses naturelles. La révolution japonaise de 1868 a été marquée par l’expropriation et la destruction de l’ancienne aristocratie féodale ; elle ouvre les voies au développement capitaliste. Les révolutions mexicaine (1910) et chinoise posent avant tout le problème de la propriété agraire.

Les tyrannies modernes, par contre, outre qu’elles sont tout à fait différentes par leurs cours et jusque dans leurs façons de vaincre (elles ne prennent pas le pouvoir, à vrai dire, elles le reçoivent d’un État devenu trop débile pour se défendre lui-même contre la révolution possible) ont pour objet essentiel le maintien des privilèges menacés la veille. Comme ils sont devenus incompatibles avec le fonctionnement bon ou passable de la machine sociale, on ne peut plus les maintenir qu’en les aménageant, c’est-à-dire en y portant atteinte. Les contre-révolutions fascistes sont ainsi contraintes d’attenter à la propriété capitaliste, mais c’est malgré elles, et toujours en s’efforçant de sauvegarder en gros les intérêts des classes riches. Elles ressemblent par là, de loin, aux révolutions : comme le poison au calmant.

23-24 juillet 1938