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Christiane Passevant
La Désintégration
Film de Philippe Faucon (1)
Article mis en ligne le 16 novembre 2011
dernière modification le 30 mars 2012

Le titre du nouveau film de Philippe Faucon, La Désintégration [1], est parfaitement juste sur plusieurs plans, tant symbolique, qu’ironique que physique. La Désintégration évoque la désintégration sociale qui est le pendant occulté de « l’intégration » médiatisée à outrance et en toute mauvaise foi par les politiques, les sociologues du sérail et les journalistes en mal de copie. Film courageux et percutant, la Désintégration bouscule les tabous, les jugements hâtifs et les idées reçues en cernant un problème social majeur, celui de la discrimination et de ses conséquences possibles. L’action du film se situe dans la banlieue lilloise, mais évidemment pourrait tout aussi bien se dérouler dans la banlieue d’une autre agglomération.

Le film décrit la dérive progressive de trois jeunes gens, Ali, Nasser et Nicolas (qui se fait appeler Hamza), âgés d’une vingtaine d’années, vers un islamisme radical. Leur rencontre avec Djamel, homme plus mature, les impressionne et bouleverse le cours de leur vie. Ce dernier les écoute et, jouant de leurs déceptions, de leur révolte, les manipule, les endoctrine et les coupe peu à peu de leur famille et de leurs amis. Djamel, le « recruteur », expert religieux, les entraîne, au prétexte de constat d’injustice sociale flagrante, vers un jihad meurtrier en cul-de-sac.

Comme auparavant dans plusieurs de ses films, Philippe Faucon explore le milieu de l’immigration avec une acuité rare et directe. Avec la Désintégration, il offre au public un film fort, libre des astuces convenues et des fioritures exotiques habituelles lorsque l’on traite ce sujet. Auteur du scénario, très documenté, Philippe Faucon sait de quoi il parle. Les trois jeunes gens, à l’orée d’une vie active, se trouvent confrontés au rejet social et rencontre Djamel qui fait basculer irrémédiablement leur avenir. Il connaît leur parcours, leurs difficultés, leurs frustrations, leurs espoirs déçus et en joue pour les embrigader dans une cellule islamiste. « Regarde où tu vis. Tu n’as droit et accès à rien » pourrait être le point de départ du basculement des trois garçons. L’endoctrinement ira jusqu’à la mort, après avoir coupé tout lien avec la réalité. D’abord le discours idéologique, xénophobe et violent au nom d’un islam originel, les isole de leur environnement familial et amical, puis, progressivement, ils s’excluent eux-mêmes.

La direction des acteurs et actrices est remarquable. Les personnages secondaires existent à l’écran au même titre que les principaux. La caméra filme en plans serrés les visages pour cerner l’évolution des personnages, les regards qui, peu à peu, se durcissent. Le rythme du récit fait monter une tension lourde jusques dans les détails pratiques de l’attentat qui créent un suspens jusqu’à la fin. On pense à Paradise Now [2] qui se passe entre Naplouse et Tel-Aviv et qui retrace le cheminement de trois jeunes Palestiniens des territoires occupés se préparant à un attentat-suicide. Une autre situation, un autre contexte politique il est vrai, les Territoires occupés ne sont pas comparables aux banlieues, mais il n’en reste pas moins une vision du désespoir dans les deux films et la tension qui demeure bien après les dernières images.

On se prend à espérer que des films français de cette intensité soient plus nombreux. Du vrai cinéma !

Sélectionné à la 68e Mostra de Venise hors compétition, la Désintégration a fait partie des films montrés en avant-première au 33e Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, CINEMED. Fidèle à ce festival, Philippe Faucon y a présenté en compétition La Trahison, en 2005, et, lors d’un hommage à son itinéraire cinématographique, en 2008, Dans la vie. La Désintégration sera sur les écrans en février 2012.

Philippe Faucon [3] : Le sujet du film m’a été proposé par deux jeunes producteurs que je ne connaissais pas et dont c’était pratiquement le premier long métrage. Le scénario n’était pas très bien écrit, mais je l’ai accepté parce qu’il rejoignait un intérêt que j’avais pour les questions abordées dans le film. Je m’étais intéressé notamment à l’histoire de Zacarias Moussaoui qui a revendiqué être le vingtième pirate de l’air dans l’attaque du World Trade Center et à celle d’autres personnes moins médiatisées. Je me rappelle avoir vu des photos de Zacarias Moussaoui, très jeune, sur lesquelles on voyait un jeune garçon plein de vie, souriant, ayant des relations avec des filles, très ami avec un garçon juif. Mais son évolution, due à diverses déceptions, a échappé à son entourage. J’ai lu le livre écrit par sa mère et celui de son frère [4]. Après ses études, déçu dans sa recherche de débouchés professionnels, Zacarias est parti en Angleterre et s’est éloigné de sa famille. Son frère et sa mère ont ensuite appris qu’il fréquentait une mosquée radicale de Londres. Les dernières images de lui montrent un personnage très différent des autres photos. Il a un regard vide, tient un discours de robot, très violent et judéophobe. Cela m’avait alors questionné sur le processus de ce type de changement.

Le projet du film rejoignait évidemment ces thématiques et j’ai donc accepté de le réaliser, mais le scénario traitait le problème de manière simpliste, attendue et stéréotypée. Le projet nous rassemblait, les producteurs et moi, mais en même temps nous savions qu’il ne serait pas facile à écrire ni à financer et qu’il ferait peur. Nous avons cependant décidé de l’entreprendre en travaillant beaucoup pour éviter les écueils que nous pressentions.

Christiane Passevant : Dans la première partie du film, vous placez en quelque sorte les personnages, vous expliquez la complexité de ce qui les anime. Dans la seconde partie, c’est la description du processus de transformation de vos personnages qui les conduit au terrorisme.

Philippe Faucon : Il se passe quelque chose insidieusement qui fait que le personnage principal s’isole de plus en plus et est exclu aussi. Dans son livre, le frère de Zacarias Moussaioui décrit ce phénomène. Lors d’une visite à Londres, il s’est aperçu que son frère avait été coupé de l’influence de ses parents et enfermé dans un discours à sens unique. C’est la même chose pour des cas de captations sectaires. C’est du même ordre, les gens sont manipulés et la première chose est de les couper de toute influence. Donc petit à petit, le personnage s’enferme, s’éloigne des siens parce qu’on les discrédite, et cette dérive va très loin dans le film. La fin du film a, pour moi, un sens métaphorique en même temps qu’elle est possible.

Éliane Olivares (RCF Maglone Hérault) : Le fait que vous soyez né au Maroc joue-t-il dans le choix du sujet de vos films ?

Philippe Faucon : Je suis né au Maroc et je vis avec une jeune femme d’origine algérienne, donc mon entourage est concerné par ces problèmes et c’est aussi cet entourage que je décris dans mes films. J’ai également entendu parler d’histoires semblables à celle du personnage du film, rapportées par des proches qui disaient — « on ne sait pas ce qui s’est passé. On lui a retourné la tête. Il a changé. » — sans bien sûr que cela aille aussi loin que pour Rachid. Mais il a des garçons qui sont partis en Bosnie, en Irak, ou qui se sont enfermés dans une attitude sectaire et de rejet de tout le reste.

Éliane Olivares (RCF Maglone Hérault) : Dans votre film, vous envisagez tous les cas de figures, plusieurs générations mais aussi plusieurs attitudes adoptées face à la société…

Philippe Faucon : Dans le film, plusieurs discours se revendiquent de l’islam, celui de l’imam, celui de la mère et celui du recruteur qui est au service d’un dessein politique.

Christiane Passevant : Concernant le personnage faisant partie de la « nébuleuse » islamiste, il n’y a pas d’éléments sur sa vie personnelle, vous êtes-vous basé sur les personnes qui recrutaient des jeunes dans les mosquées en Algérie durant les années 1990 ? Les recruteurs avaient un discours différent, sinon opposé, de l’imam, comme dans votre film.

Philippe Faucon : Pour construire ce personnage, nous nous sommes beaucoup documentés. J’ai rencontré à plusieurs reprises Mohamed Sifaoui, journaliste parfois contesté, mais qui a beaucoup travaillé sur ces questions. J’ai également rencontré des jeunes qui avaient eu ces tentations à certains moments et qui m’ont parlé de ce qui s’était passé. On trouve aussi beaucoup de choses sur Internet, notamment de la propagande radicale islamique. Et l’on voit bien sur quoi elle s’appuie et son danger. Mohamed Sifaoui l’explique très bien, dans leur discours pour approcher les jeunes, les recruteurs mélangent le vrai et le faux et il est parfois impossible de rejeter leurs allégations comme fausses. Quand ils disent aux jeunes, « regarde où tu vis. Tu n’as droit et accès à rien. », ce n’est pas évident de leur dire que c’est faux. Les arguments face à ce type de discours ne tiennent pas. L’un des jeunes que j’ai rencontré me disait que la manière dont ils procédaient était très simple, ils vont dans un quartier ghettoïsé, laissé à l’abandon, et approchent quelqu’un en lui disant : « Regarde ce qui se passe, voilà l’œuvre de la France. Ta sœur se prostitue, ton frère se drogue, tes amis tiennent le mur. Vous n’avez droit à rien et soi-disant vous êtes français ! » Ce n’est pas faux, mais ils savent mélanger ce constat à un discours très dangereux.

Dominique Sarda (Vu de profil) : Dans votre film, le recruteur dit « je sais écouter » et s’oppose à l’éducation française classique. Cette phrase est très importante.

Philippe Faucon : C’est en effet très important car plus personne n’écoute ces jeunes ni ne leur parle. Et le personnage qui dit cela a sans doute eu le même parcours que ces jeunes. À un autre moment, il ajoute qu’à son époque, c’était pire encore. Il est, en quelque sorte, le dernier interlocuteur de ces jeunes qui n’écoutent plus leurs profs.

Dominique Sarda (Vu de profil) : Avez-vous voulu opposer ce personnage à celui du professeur, plein de bonne volonté, mais qui semble laisser tomber lorsque Rachid lui rétorque qu’il a déjà envoyé plus d’une centaine de CV ?

Philippe Faucon : Le professeur n’abandonne pas, il soutient son étudiant en l’encourageant à continuer d’envoyer des CV même s’il y a du racisme et de la discrimination à l’embauche en lui disant que ce n’est pas à lui-même de s’exclure. Mais à un moment donné, cela n’a plus prise et paraît vide de sens par rapport à la réalité vécue par ce garçon. C’est l’histoire d’un parcours solitaire. Le prof a beau dire que les Noirs et les Arabes ne sont pas tous exclus de la réussite, l’histoire d’Ali est significative de ce qui se passe.

Éliane Olivares (RCF Maglone Hérault) : Il a pourtant l’exemple de son frère sous les yeux ?

Philippe Faucon : Comme pour Zacarias Moussaoui et d’autres, à un certain moment, l’entourage n’a plus d’influence. C’est très rapide, en quelques mois, cela ne peut pas durer longtemps. Les jeunes sont dans une fragilité, une défaillance et ils sont plus réceptifs.

Éliane Olivares (RCF Maglone Hérault) : Mais aller jusqu’à les envoyer à la mort…

Philippe Faucon : Du point de vue du recruteur, il agit comme un général étatsunien qui envoie des soldats se faire tuer. C’est une guerre et la fin, les objectifs justifient les moyens.

Christiane Passevant : Le personnage de la mère qui, à mes yeux, est très fort et très présent dans le film, comment l’avez-vous construit ?

Philippe Faucon : J’ai construit le personnage de la mère avec elle. Je savais que je ne trouverai pas une actrice pour interpréter la mère, avec cette justesse et cette dimension. Nous avons fait une recherche en dehors des agences et j’ai rencontré cette femme qui m’a paru d’une grande richesse et tout à fait intéressante pour jouer ce personnage. Elle fait partie de ces femmes qui sont pleines de ressources et ont eu des vécus difficiles. Exilées, elles sont arrivées dans un pays dont elles ne parlent pas la langue, ont eu des enfants qui ne parlent plus leur langue. Alors finalement, se retrouver devant une caméra pour jouer un personnage, ce n’est pas quelque chose qui l’a intimidé.

Christiane Passevant : Ce qui me conduit à vous poser la question du choix du casting en général ? Le personnage de la sœur qui, dans le film, travaille dans le milieu associatif, les trois garçons qui tombent dans l’intégrisme ?

Philippe Faucon : Le personnage de la sœur est interprété par la fille de cette femme. J’ai d’abord rencontré la mère, puis la fille, et j’ai décidé de les faire jouer toutes les deux dans le film. Dans la vie, la mère porte le foulard et elle m’a demandé si elle devrait l’ôter pour le tournage. Ce n’était pas nécessaire sauf pour quelques plans, lorsqu’elle se réveille ou pendant son travail à l’hôtel où il n’est pas autorisé de porter le foulard. Elle a accepté, ayant déjà travaillé dans des endroits où il n’était pas possible de le porter. Mais ses filles ne portent pas le foulard, ont bu du vin devant elle lors des quelques pots durant le tournage et dans la vie. La mère pratique sa religion d’une manière très apaisée et tolérante. Les scènes dans lesquelles elle tente d’expliquer à son fils la religion et d’avoir un contre discours, c’est en fait un discours qu’elle a dans sa vie.

Christiane Passevant : Elle se l’est appropriée. Et le choix des trois
garçons ?

Philippe Faucon : Rachid Debbouze, qui incarne Ali, a été choisi en premier. Il jouait dans un spectacle comique, à Paris, et je suis allé le voir sur scène. Je l’ai trouvé très intéressant même s’il ne jouait pas dans le même registre. Il n’était d’ailleurs pas dans la reproduction de l’humour de son frère aîné. Je lui ai donc proposé le scénario, mais n’ai pas eu de réponse immédiate. Les producteurs ont ensuite reçu un appel de son frère, Jamel Debbouze, qui désirait en savoir plus sur le projet. On lui a envoyé le scénario et peu après Rachid nous a donné son accord. Pour les deux autres garçons, Nasser qui renonce à la fin n’est pas un comédien professionnel, et Nicolas qui se fait appeler Hamza, d’origine européenne, est un jeune comédien promis à émerger, mais qui n’avait pas fait grand chose jusques là. Dans le film, il a un rôle à part, mais est impressionnant dans les quelques scènes où il apparaît.


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