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Par Émilie E. Joly avec la collaboration de Jaime Quintana Guerrero
Les élections présidentielles mexicaines : parodie électorale ou tragédie démocratique ?
Article mis en ligne le 25 décembre 2006
dernière modification le 19 décembre 2006

Le 1er décembre 2006, malgré les accusations de fraude dont il fait l’objet, Felipe Calderón, candidat du PAN [1], a été investi président de la République des Etats-Unis du Mexique, au milieu du tumulte organisé par l’opposition sociale-démocrate.

Le Mexique s’inscrit dans une longue tradition de fraude électorale. De 1876 à 1910, Porfirio Díaz, autocrate autoritaire, s’est maintenu au pouvoir grâce à ce moyen. C’est, entre autres, une des raisons du soulèvement armé de 1910, et c’est aux cris de « Suffrage réel, non-réélection », que de nombreux opposants à la dictature ont pris les armes et l’ont renversé. Mais une élite en a remplacé une autre et les effets pervers du pouvoir se sont à nouveau manifestés. Le PRI [2] , parti issu de la Révolution, s’est maintenu pendant près de 70 ans au pouvoir, par la fraude, le clientélisme et la répression. Ce n’est qu’en 2000, avec la victoire du candidat conservateur du PAN, Vicente Fox, que le Mexique a pu connaître l’alternance. Ce parti n’aura pas mis longtemps à tirer les enseignements de ses prédécesseur en appliquant les mêmes méthodes. Il y a plus d’un siècle, Louise Michel, dont le fantôme hante actuellement la région d’Oaxaca [3], avait pourtant prévenu : « Tout pouvoir est maudit ». Et nous avons sous les yeux ses effets corrupteurs.

Même si, en tant que libertaires, nous sommes opposés au système électoral, nous ne devons passer à côté de l’analyse de ce phénomène dont les conséquences sur la vie politique et sociale du Mexique sont importantes. Preuve en est la mobilisation pour soutenir l’ « Autre Campagne », initiée par l’EZLN, et soutenue par des centaines d’organisations, collectifs et individus [4]. Ajoutons que si la forte mobilisation sociale qui agite Oaxaca depuis plusieurs mois n’est pas, en soi, directement liée aux résultats du scrutin de juillet 2006, elle illustre néanmoins le rejet de plus en plus massif, par la population, d’un système pyramidal, autoritaire et corrompu. L’Assemblée Populaire des Peuples d’Oaxaca (APPO), née de la volonté de s’organiser en dehors des bases de la politique traditionnelle, en est la preuve.

Retour donc sur ce processus électoral et ses mécanismes frauduleux, avec un excellent article d’Emilie E. Joly, chercheuse en science politique à l’Université du Québec à Montréal.

Thierry Libertad

Le 2 juillet 2006, la course serrée à la présidence mexicaine devait connaître sa conclusion, l’IFE (Instituto Federal Electoral) s’était engagé à annoncer les premiers résultats à vingt heures. Alors qu’on s’attendait à ce que la tendance reflétée par les sondages sur les intentions de vote donnant la victoire à Andrés Manuel Lopez Obrador du PRD (Partido de la Revolución Democrática) se concrétise, le pays fut laissé en suspens [5]. Ce n’est qu’à vingt-trois heures que le président de l’IFE, Luis Carlos Ugalde, est apparu à la télévision pour expliquer brièvement « [qu’]il n’est pas possible de déterminer, à l’intérieur des marges scientifiquement établies pour le décompte rapide, le parti ou la coalition qui a obtenu le plus grand pourcentage de la votation émise ».

Devant cette incertitude, les deux principaux prétendants à la présidence se sont autoproclamés vainqueurs. Felipe Cálderon Hinojosa du PAN (Partido Acción Nacional) s’appuyait sur le fait qu’il se soit maintenu devant Lopez Obrador durant tout le dévoilement des résultats préliminaires du PREP (Programa de Resultados Electorales Preliminares), tandis que Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) prétendait que, selon ses propres chiffres, la coalition du PRD l’emportait par au moins 500 000 voix et que sa victoire était « irréversible ».

Alors que les candidats sont au coude à coude, le résultat final à la ligne d’arrivée semble voilé par les accusations de fraude touchant le décompte, par l’incapacité de l’IFE à s’affirmer comme une institution indépendante et par l’implication d’acteurs qui se devraient de maintenir un certain niveau d’impartialité. Au lendemain des élections, avec le dévoilement final des actes officiels constituant l’échantillon du PREP, Cálderon comptait 36,38% des votes, tandis que les suffrages en faveur de Lopez Obrador s’élevaient à 35,34%. Depuis le décompte total de tous les bureaux de vote, les chiffres finaux établissent la victoire de Cálderon avec 35,89% des votes exprimés, devant Lopez Obrador avec 35,31% et Roberto Madrazo du PRI (Partido Revolucionario Institucional) avec 22.26%.

Devant l’impasse électorale actuelle, alors que le pays est divisé, que chacun des deux principaux candidats présidentiels se proclame victorieux, que de nombreux éléments de la société civile crient à la fraude et que les institutions développées pour assurer une démocratie transparente et inclusive sont remises en question, la présente chronique cherchera à exposer la trame politique mexicaine en s’attardant tout particulièrement aux accusations de fraude portées à l’endroit du PAN et de l’IFE.

Les élections présidentielles

Le contexte préélectoral

Le Mexique, depuis les élections présidentielles de 2000 qui ont mis fin au règne du PRI qui s’était maintenu au pouvoir pendant 70 ans, vit une transformation politique fondamentale : la transition à la démocratie. En six ans, le paysage politique mexicain a considérablement changé. L’arrivée au pouvoir du PAN (Partido Acción Nacional) en 2000, a laissé entrevoir la possibilité d’une nouvelle alternance démocratique. En effet, cette alternance démocratique a été reçue comme le symbole suprême du retour de la démocratie au Mexique. Les élections présidentielles ne devaient plus être perçues comme un jeu aux résultats inéluctables, alors que la domination du PRI sur la politique fédérale était basée sur des élections truquées, sur la création de partis d’opposition créés par le gouvernement même pour soutenir la mise en scène de la démocratie, et sur le contrôle des organisations syndicales ouvrières et paysannes.

Le contexte politique mexicain a certes changé. Et six ans plus tard, le PRI s’est éclipsé de la course, tous les analystes s’entendant pour affirmer que la présidence se joue entre Felipe Calderón Hinojosa du PAN et Andrés Manuel Lopez Obrador du PRD. En ce sens, les élections présidentielles du 2 juillet 2006 se présentaient comme la consolidation d’un processus de démocratisation.

Cependant, à peine une semaine avant la tenue du scrutin, il était toujours difficile -voire impossible- d’en prédire le résultat. Trois scénarios étaient évoqués par les analystes politiques : (I) la victoire d’Andrés Manuel Lopez Obrador, et avec lui, la première ascension du PRD au plus haut pouvoir de la nation ; (II) la victoire légitime de Felipe Calderón, successeur de Vicente Fox à la tête du PAN ; ou (III) la commission d’une fraude électorale qui mènerait Calderón au pouvoir.

En accédant pour une première fois au pouvoir en 2000, le PAN s’est présenté comme le gouvernement du changement. Il fallait en finir avec un PRI nationaliste et réactionnaire, et entamer une nouvelle ère de développement économique soutenu par un plan néolibéral préconisant l’ouverture au marché, les investissements étrangers et le retrait progressif de l’État dans certains secteurs clés. Toutefois, les politiques du gouvernement de Fox n’ont pas su engendrer l’essor économique souhaité. En effet, le PIB n’a augmenté que de 1,8% au cours de la dernière année pour se situer à un niveau équivalent à celui de 2000 [6]. En revanche, l’évasion fiscale a considérablement augmenté et elle s’élèverait à 800 000 millions de pesos, soit 70 000 millions de plus qu’en 2005. En attendant, environ 70 millions de Mexicains vivraient dans la pauvreté et le changement promis par le PAN n’a pas réussi à améliorer la condition économique des plus démunis [7] .

Face à cette pauvreté grandissante, le PRD a positionné sa campagne en créant la coalition Por el Bien de Todos [8] avec le PT (Partido del trabajo) et le Parti Convergencia, un parti formé surtout de professeurs socio-démocrates rattachés au Colegio de México. Le PRD s’insère dans cette nouvelle logique nationaliste et centriste qui cherche à remettre de l’avant le modèle de l’État providence, comme l’ont fait les présidents Kirchner et Lula da Silva en Argentine et au Brésil. Toutefois, le PRD est un jeune parti qui n’a pas su développer une large base militante. Il est issu d’une rupture engagée au sein du PRI par suite de la nomination par le président Miguel De la Madrid Hurtado de Carlos Salinas de Gortari [9] plutôt que de Cuauhtémoc Cárdenas Solórzano comme candidat présidentiel du PRI pour les élections de 1988 [10]. Cárdenas décide alors de quitter le PRI et de former le Frente Democrático Nacional pour soutenir sa candidature aux élections de 1988. Le PRD est créé le 5 mai 1989, avec Cárdenas à sa tête, par plusieurs priistes qui formaient le Corriente Democrático du PRI, une tendance social-démocrate au sein du parti d’État. Andrés Manuel Lopez Obrador est ainsi le deuxième candidat du PRD [11] à se lancer à la conquête de la présidence. Il s’est imposé comme candidat présidentiel en gagnant les élections comme Jefe de Gobierno [12]. du District Fédéral (ville de Mexico) en 2002. Sa popularité s’est particulièrement développée durant l’épisode du Desafuero. Tout député, sénateur ou gouverneur est doté dans l’exercice de ses fonctions d’une immunité constitutionnelle empêchant qu’il soit poursuivi en justice. Seul le processus du desafuero peut lui retirer cette immunité et peut permettre le développement d’une poursuite en justice, procédure pénale qui empêcherait toute personne de se présenter comme candidat présidentielle. Orchestré par le PAN, le desafuero a échoué dans sa tentative de prévenir la candidature de Lopez Obrador et a plutôt permis au perrediste de bénéficier d’un appui populaire significatif et de se présenter comme un candidat en rupture avec des politiques étatiques corrompues.

Les élections présidentielles mettaient donc en scène deux partis et deux candidats radicalement opposés, ralliant chacun de leur côté un des nombreux Mexiques qu’on rencontre au sud du Rio Bravo. La polarisation s’est exacerbée tout au long de la campagne pour mener, à son apogée, à des résultats que le PRD dénoncent comme étant frauduleux, tandis que le PAN fait l’éloge de l’élection présidentielle comme étant l’élection « la plus propre et démocratique du Mexique [13] ».

Le décompte

La présidence mexicaine se joue lors d’élections uninominales où tous les citoyens détenant une carte d’électeur peuvent voter. Leur nombre total est estimé à 71,3 millions [14]., mais le taux de participation environnant les 60% [15], quelque 40 millions de Mexicains exercent leur droit d’élire leur président. Le processus électoral s’est considérablement alourdi depuis les élections de 2000. Alors que le Mexique a vécu jusqu’en 2000 sous un régime gouverné par un parti d’État unique - tant parce qu’il était le seul à disposer de ressources lui permettant de mener campagne à la grandeur de la république, que parce que le système électoral même était organisé pour assurer sa victoire - les élections de 2000 ont mené au développement d’institutions promouvant la voie démocratique. La campagne électorale mexicaine s’étend donc sur 160 jours, la plus longue en Amérique Latine [16], et elle débouche sur l’élection simultanée du président [17], des 500 députés de la Chambre, ainsi que des 128 membres du Sénat. De plus, le processus électoral est surveillé par une armée d’observateurs dont 693 observateurs internationaux provenant de 60 pays et 24 769 Mexicains accrédités officiellement à cette fin [18].

Le territoire mexicain est divisé en 300 districts électoraux regroupant eux-mêmes plus de mille sections, chaque section comptant un nombre variable de bureaux de vote. Sont donc installés pour ce processus électoral 130 488 bureaux de vote à travers la république. Comptant un nombre important de sections et de bureaux de vote installés dans des zones rurales difficiles d’accès, l’IFE a mis au point un programme de résultats électoraux préliminaires (PREP) qui aurait dû permettre, à partir d’un échantillon soi-disant représentatif de 7 636 bureaux de vote, de prédire le résultat des élections dès la soirée du 2 juillet. Alors que Luis Carlos Ugalde, conseiller président de l’IFE, devait dévoiler les premiers résultats à vingt heures, il a plutôt choisi d’annoncer que la compétition entre deux candidats étant trop serrée, il atteindrait vingt trois heures pour annoncer les premiers résultats préliminaires. Vingt-trois heures sonnant, toutes les chaînes de télévision ont simultanément diffusé un message de Ugalde annonçant qu’il était impossible de déterminer le vainqueur à partir des projections statistiques du PREP. La nation devait donc attendre l’entrée des données des actes électoraux par districts qui débuterait le 5 juillet 2006. Le Président Fox a par la suite transmis son propre message, appelant à la patience et au respect des institutions, faisant l’apologie de la transparence et du sens éthique de l’IFE.

L’appel à l’attente de résultats finaux n’est pas en soit ni frauduleux ni inhabituel. Toutefois, c’est en regardant de plus près le PREP et les anomalies dans les résultats préliminaires que les soupçons de fraude se sont développés. Premièrement, plusieurs mathématiciens, dont Luis Ramírez Villagómez, mathématicien et chercheur de l’UNAM, ont dénoncé l’impossibilité mathématique des résultats. En effet, tout au long du dévoilement des résultats préliminaires, Cálderon s’est maintenu au dessus de Lopez Obrador. Toutefois, selon leurs calculs, alors que des résultats sont si proches (entre 0,5 et 4 points), il serait statistiquement impossible que les courbes de chacun des candidats ne se croisent pas [19]. Le maintien des courbes mènerait à la conclusion soit que le programme informatique de traitement des résultats préliminaires a été altéré pour maintenir Cálderon en avance soit que l’IFE a délibérément choisi de divulguer les résultats des bureaux de vote favorables à Cálderon avant ceux favorables à Lopez Obrador.

Le PRD pour sa part, a dénoncé le fait que l’ordre d’entrée des données ne soit pas rendu public. Ceci a un impact d’autant plus important sur les résultats finaux que le pays est très divisé entre un Nord qui accorde la préférence au PAN (à l’exception de l’État de Baja California Sur) et un Sud qui vote PRD (à l’exception de l’État du Yucatan). Cette information prend une importance fondamentale alors que le candidat Cálderon utilise le fait de s’être maintenu audessus de Lopez Obrador tout au long du dévoilement des résultats du PREP pour revendiquer sa victoire à la présidence. De plus, en suivant le dévoilement des résultats par districts effectué le 5 juillet, alors que Lopez Obrador s’est maintenu au-dessus de Cálderon par plus de quatre points pendant plusieurs heures pour ensuite subir un revirement final donnant la victoire à Cálderon, la question surgit de savoir comment le calcul officiel des votes par districts électoraux a-t-il pu favoriser Lopez Obrador au départ, alors que le jour même de l’élection ni le conteo rapido, ni le PREP n’ont, à quelque moment que ce soit, placé Lopez Obrador devant Cálderon ? Les conseillers de l’IFE, Arturo Sánchez et Lourdes López, ont tenté d’expliquer que « l’ordre dans lequel sont entrés les bulletins de chaque bureau de vote du PREP n’est pas le même que l’ordre dans lequel ils se sont accumulés dans le système de calcul par district ». En effet, « arrivent en premier les bulletins des bureaux de vote qui se trouvent dans la même ville que le conseiller du district et à la fin ceux qui proviennent du milieu rural les plus éloignés du siège du district » a soutenu Miguel Angel Solís, directeur exécutif de la Organización Electoral de l’IFE [20]. De plus, l’intégrité du PREP a été remise en question depuis l’éclatement du scandale du « cuñado incomodo » qui a exposé Diego Zavala, le beaufrère du candidat Caldéron, comme ayant usé de trafic d’influence, incriminant en même temps le candidat du PAN, pour obtenir un nombre important de contrats gouvernementaux. Zavala est également accusé d’avoir refilé des informations confidentielles de l’IFE et des recensements de programmes sociaux à l’équipe du PAN. Étant donné que son entreprise de développement de systèmes informatiques et de software, la compagnie Hidelbrado SA de CV, avait obtenu les contrats de l’IFE pour développer le système informatique du PREP et du calcul général des résultats électoraux, c’est toute l’intégrité du programme qui a été mise en doute.

Toutefois, les doutes émanant de l’efficacité du PREP et du calcul des résultats ne sont pas les seuls à mener à des conclusions incertaines. En effet, dans les jours précédents le scrutin du 2 juillet 2006, un nombre important de dénonciations avait été mis au jour. Parmi les plus graves et les plus grossières, il y a celle de ces citoyens qui alertent le ministère public [21] après qu’ils eurent trouvé dans les dépotoirs de Xochiaca et de Neza III dans la ville de Nezahualcóyotl (État de Mexico) des talons de bulletins de vote et des actes officiels des résultats appartenant à cinq sections de ce district électoral [22]. Des anomalies sont alors signalées à la grandeur de la république. Par exemple, dans l’État de Baja California, les bureaux de votes 47, 116, 700 783, 891, 1104, 1279, 1318 ont comptabilisé davantage de votes que de bulletins alloués par l’IFE, tandis que dans les États du Chiapas et de Quintana Roo, les résultats du PREP ne concordent pas avec les bulletins officiels, les résultats étant souvent inversés, voire retirés du total appartenant au PRD pour être accordés au PAN [23], une manœuvre appelée le « vol de la fourmi » (« robo hormiga »). Dénonçant ces anomalies, Horacio Duarte, représentant de la coalition Por el Bien de Todos (PRD) au sein de l’IFE, a affirmé que « nous avons détecté que, dans 25 023 bureaux de votes, les résultats du PREP diffèrent du décompte de l’acte officiel » et « nous avons des bureaux de vote où on retrouve des taux de participation de 100,28%, de 100.93% et aussi, et ceci est un bijou, à Jalisco où participa 101,4% et à Guanajuato où participa 101,7% [24] ».

En ce qui à trait aux taux de participation, il est à noter que les différences entre les taux de participation pour l’élection présidentielle et pour les élections des députés et sénateurs laissent planer une odeur fétide de fraude, dans la mesure où il y a 822 décomptes de moins pour l’élection présidentielle, ce qui représenterait 2 365 508 votes. De plus, la participation par État diffère : dans les États du Sud, qui appuient plutôt le PRD, la participation pour les présidentielles est inférieure à celle des législatives, alors que dans les États du Nord, qui appuient plutôt le PAN, on compte un plus grand taux de participation à l’élection présidentielle qu’aux élections des députés et sénateurs. Ainsi, dans les États perredistes du sud de Chiapas, Tabasco, Michoacán, Veracruz et dans le District Fédéral, on compte 312 450 votes de plus pour le Sénat que pour la présidence, tandis que dans les États panistes du nord de Nuevo Leon, Sinaloa et Baja California, on compte 91 290 votes de plus pour la présidence. Cette tendance ne s’était jamais affirmée auparavant, la participation aux présidentielles étant toujours supérieure dans tous les États de la république [25]. Devant ces exemples de fraude apparente, est-il réellement possible de parler d’élections démocratiques ? Plutôt que d’ouvrir la porte à une nouvelle transition démocratique, les élections présidentielles de 2006 risquent de mener à la remise en question des institutions gouvernementales.

La remise en question des institutions

L’IFE

L’IFE, l’Instituto Federal Electoral, est l’institution qui a l’obligation légale d’exercer une fonction d’arbitrage sans biais. Il s’agit de l’institution responsable d’assurer la transparence du processus électoral tout en permettant le libre exercice d’un scrutin démocratique. Il fut créé en réaction aux élections de 1988 [26]. Toutefois, l’IFE, dès sa création, est devenu un organe d’État. En effet, bien que l’IFE se doit d’être une institution indépendante, la partialité a été évidente dès sa mise en place. Des conflits politiques ont empêché le PRD de présenter des candidats pour le Conseil général de l’IFE et les neuf conseillers de l’institut proviennent du PRI et du PAN. De plus, l’IFE s’est démarqué par son flagrant manque d’efficacité lors de la campagne électorale. Il n’a pas su agir pour arrêter les publicités du PAN traitant Lopez Obrador de danger pour le Mexique, publicité étant conçue comme une pièce clé de la campagne de peur opérée par le parti, laissant croire à un acte de favoritisme à l’égard du parti au pouvoir. Aussi, l’IFE n’a pas su agir contre l’implication du président Fox dans la campagne électorale. L’IFE semble donc plutôt avoir été mis en place pour montrer un front démocratique devant la permanence du pouvoir arbitraire de l’exécutif et du parti au pouvoir.

Le pouvoir exécutif

Tel que statué dans les devoirs du président de la nation établis par la constitution mexicaine et repris dans la Loi électorale, tout personne représentant l’État dans ses fonctions doit s’abstenir de s’impliquer de manière partisane dans le processus électoral. Fonctionnaires, députés ou maires devraient s’abstenir de soutenir la candidature d’un candidat quelconque. Or, la présente campagne électorale a été marquée par la transgression de cette loi. Le président sortant Vicente Fox a ouvertement soutenu le candidat du PAN et, plus grave encore, a mis à la disposition de Calderón les ressources du gouvernement fédéral. Le PRD et le PRI ont dénoncé l’utilisation du programme Oportunidades qui, à partir de fonds fédéraux, offre un soutien financier aux plus démunis. Le gouvernement de l’État de Sinaloa a accusé le PAN de détourner les paquets de matériel de construction d’une valeur de 10 000 pesos pour les allouer à des fins partisanes et influencer le vote en faveur de Calderón dans les États de Mexico, Sinaloa, Zacatecas, Hidalgo, Veracruz et Oaxaca [27].

De plus, le PAN est accusé [28] d’avoir exercé des pressions sur les bénéficiaires de programmes sociaux pour favoriser le vote en faveur de leur candidat. Par exemple, le PAAM (Programa de Atención a Adultos Mayores) est accusé d’avoir servi à des fins partisanes, alors que seules les propositions des législateurs panistes auraient été acceptées pour déterminer les communautés couvertes par l’allocation financière de 2 100 pesos. Plutôt que de respecter le programme initial offrant une couverture à 175 000 personnes âgées vivant dans une situation de pauvreté, la SEDESO (Secretaría de Desarollo Social) aurait émis 220 000 chèques distribués par des fonctionnaires, députés et dirigeants du PAN [29] . Enfin, plusieurs bénéficiaires ont rapporté avoir été encouragés, lors de rencontres avec les fonctionnaires de la SEDESO, à voter en faveur du PAN, sous la menace que le programme, mis en place par le gouvernement de Fox, ne serait pas renouvelé sous un gouvernement priiste ou perrediste.

Le rôle des médias

Les médias, ce fameux quatrième pouvoir, a joué un rôle prépondérant dans la campagne politique mexicaine. Il est impossible de comprendre le contexte politique mexicain touchant les élections présidentielles, sans s’attarder au rôle des médias, où une seule entreprise, Televisa, détient la propriété d’une majorité de chaînes télévisées et de radios. Promouvant la privatisation des ondes et ayant été le principal acteur derrière l’adoption de la Loi Televisa [30], cette chaîne, et les nombreuses chaînes radios et télés dont elle est propriétaire, contribue largement à l’orientation de l’opinion publique. Par exemple, le scandale du desafuero fut largement construit par les médias. Et lors des élections présidentielles, la « partisanerie » des principaux médias commerciaux ne faisait aucun doute. Toutefois, leur rôle s’est particulièrement intensifié comme relais du parti au pouvoir avec le soutien qu’ils ont apporté à la prétendue victoire de Cálderon dès son auto-proclamation comme président. En effet, on pouvait entendre sur de nombreuses chaînes les présentateurs se désespérer devant l’incapacité du PRD à reconnaître sa défaite, avant même que les résultats officiels soient connus. Les médias ont ainsi joué un rôle important, dès la soirée du 2 juillet, afin de convaincre l’opinion publique du triomphe du PAN.

Conclusion

À la fermeture du décompte final des bulletins des 300 districts électoraux, Cálderon menait par 0,58%. Or, Luis Carlos Ugalde, président de l’IFE, s’est cru autorisé, à partir de cette faible majorité, à le déclarer victorieux, bien que le TEPJF (Tribunal Electoral del Poder Judicial Federal) soit le seul organe, selon la constitution, qui ait la prérogative de reconnaître la validité d’une élection et d’en proclamer le vainqueur. Le président de l’IFE a ainsi soutenu que « le candidat qui a obtenu le plus grand pourcentage de la votation présidentielle est Felipe Cálderon du PAN et que la règle d’or de la démocratie établit que gagne le candidat qui a le plus de votes [31] . »

Devant les soupçons -et preuves de plus en plus accablantes- de fraude, Lopez Obrador a déjà indiqué qu’il ferait appel des résultats devant le TEPJF et exigerait que les résultats soient établis à partir d’un nouveau décompte « vote par vote [32] ». Il a également convoqué les citoyens à une assemblée qui a eu lieu le samedi 8 juillet dans le Zócalo, la place centrale de la ville de Mexico. En termes de mobilisation populaire, cette manifestation pourrait avoir des retombées semblables à celles du desafuero, comme l’a souligné en conférence de presse le président national du PRD, Leonel Cota Montaño [33] .

Cette crise politique révèle au grand jour la déroute des institutions de la soi-disant « transition démocratique » et elle soulève d’importantes questions concernant la légitimité des institutions créées à cette fin. Avec des dépenses de 11 892 100 000 pesos, l’élection la plus chère de l’histoire mexicaine en aura-t-elle valu la peine [34] ? À travers les manœuvres du président sortant et l’ingérence du PAN dans les décisions de l’IFE, réapparaît une étrange ressemblance avec les années de la « dictature démocratique » du PRI. Alors qu’on planifiait déjà un congrès divisé et une présidence difficile à assumer en raison de cette polarisation, c’est plutôt à un pays déchiré que les Mexicains font aujourd’hui face. Devant cet affront à la légitimité populaire, certains ont déjà soutenu que la voie électorale n’était pas la solution. Certains acteurs et organisations civiles et politico-militaires ont déjà dénoncé la fraude électorale et maintiennent qu’un changement social réel ne pourra être mené à terme qu’à la suite d’un changement profond [35]. Pour sa part, le mouvement zapatiste, organisation fondatrice de l’Autre Campagne a, par la voix de son porte-parole, le sous-commandant Marcos, dénoncé cette fraude et reconnu Lopez Obrador comme le vainqueur des élections. Du même souffle toutefois, Marcos devait rappeler que les zapatistes, ainsi que les promoteurs de l’Autre Campagne, ne soutiennent ni Lopez Obrador, ni ses réformes qui s’inscrivent dans un cadre néolibéral, ce qui ne les empêche pas de défendre le respect de la volonté populaire [36].

Finalement, alors que plusieurs analystes politiques parlent déjà d’un coup d’État, d’autres le qualifient de « coup d’État technique de droite ». En effet, « il s’agit d’un coup d’État parce qu’à la volonté légitime des citoyens se sont imposées par la force d’autres autorités ; technique parce qu’au lieu de recourir aux Forces armées, des ressources informatiques et cybernétiques furent utilisées pour présenter comme vainqueur des élections celui qui ne l’est pas ; et de droite parce qu’il impose la continuité des intérêts conservateurs du gouvernement au pouvoir [37]. » Confronté à cette réalité, le Mexique ne semble pas être au bout de ses peines, surtout si on assiste au retour du spectre des partis d’État et, avec lui, au retour des organisations clandestines contestatrices. Le PAN, dans sa quête du pouvoir et dans sa tentative de se maintenir au pouvoir, pourrait bien mener le Mexique au bord du gouffre démocratique et, tout à la fois, instaurer un contexte menant à la radicalisation des mouvements sociaux.

Emilie E. Joly

Source : La Chronique des Amériques, juillet 2006, n°26, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec à Montréal (UQAM).

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