Oaxaca est une ville occupée par la soldatesque, vous n’ignorez pas ce que cela signifie : perquisitions sur délation, la radio papita ou mapache ou citoyenne ou encore radio de la haine, la seule désormais qui occupe les ondes comme les forces armées occupent la ville, demande à la population de dénoncer son voisin, et appelle à mettre le feu aux maisons qui hébergeraient des membres connus de l’Appo ; arrestations arbitraires, seule la jeunesse dorée peut se déplacer sans crainte, les jeunes des quartiers populaires, doivent prendre mille précautions pour aller d’un point à l’autre de la ville, mieux vaut ne pas être Indiens ou pauvres ; des maîtres et maîtresses d’école sont détenues avec la plus grande brutalité devant leurs élèves (je viens d’apprendre que la PFP a pénétré dans une école en lançant des grenades de gaz, ils étaient à la recherche d’un instit), sans qu’il y ait de réactions de la part du syndicat enseignant, du moins jusqu’à présent (une manière pour la direction de se débarrasser de ses opposants ?) ; déportation des prisonniers et prisonnières, à qui est refusé tout droit de visite (de la famille, des avocats ou des droits de l’homme), dans des prisons de haute et moyenne sécurité du Nord sous le prétexte d’une extrême dangerosité (En quoi une jeune institutrice indienne enseignant dans un village de la montagne peut-elle être d’une extrême dangerosité ? Elle n’est pas la seule, elles sont huit dans son cas avec des familles entières, père, mère et enfants... la dangerosité d’être Indiens ?) ; rondes continuelles dans toute la ville de camionnettes pleines de gardes mobiles (la police fédérale préventive ou PFP) fortement armés, suivies ou devancées par les pick-up des paramilitaires (police de l’Etat en civil, certains ont grossièrement dessiné sur leur tee-shirt une croix gammée) ; tabassage systématique, torture, violence sexuelle et, sans doute, assassinats (avec l’ordre de ramasser les corps de façon à ne pas laisser de preuves) ; la loi et l’ordre sont de retour dans notre bonne ville d’Oaxaca. Le petit tyran tente de s’imposer par la terreur, il est le seul à avoir peur, les gens ne sont pas terrorisés, inutile de chercher un affrontement si inégal, on prend des précautions pour ne pas être arrêté, on se planque et on attend que passe l’ouragan.
Cette débauche de violence a été orchestrée et planifiée de longue date dans les sphères du pouvoir. C’est le moment où toute la presse et les médias portent leur attention sur les clowns de la chambre des députés, qui se battent pour occuper la tribune, où Felipe Calderón dit Fécal doit faire son discours d’investiture comme président illégitime de la République. La manifestation du 25 novembre fut une aubaine : on provoque les jeunes les plus déterminés en arrêtant, tabassant et torturant trois des leurs ; des terrasses proches du Zócalo, on leur balance des pierres et cela suffit pour réveiller une colère retenue et légitime et déclancher une confrontation à laquelle adhèrent non seulement les jeunes mais l’ensemble des participants à cette manifestation. La bataille a été intense et a duré plus de quatre heures, ce n’est que sous une pluie de grenades lacrymogènes que des commandos de la PFP ont pu avancer derrière leurs tanks et prendre en tenaille les combattants, tabasser et arrêter ceux qui leur tombaient sous la main, se retirer pour répéter ainsi l’opération plusieurs fois jusqu’à être maître du champ de bataille, en l’occurrence de la place Santo Domingo. Pendant ce temps la police de l’Etat en civil (les paramilitaires), à laquelle s’étaient joints des membres du PRI occupaient les jardins publics, les hôpitaux, la faculté de médecine (beaucoup d’étudiants en médecine avaient formé des groupes de secouristes durant les affrontements), la gare d’autobus, le fortin, où pouvaient se réfugier les blessés et les fugitifs, ils étaient armés et ont fait feu plusieurs fois, ils ont fait le sale boulot en collaboration avec les gardes mobiles qui patrouillaient tout autour du centre. L’objectif de l’Etat est clair arrêter le plus de monde possible, porter un coup fatal à l’Assemblée, châtier la population rebelle et la tenir sous la menace du fouet et de la geôle. Pendant que j’écris ces lignes, me parviennent les mauvaises nouvelles des arrestations, des disparitions, ou la bonne nouvelle de ceux qui ont pu quitter la ville sans dommages, nous nous appelons les uns les autres pour nous tenir au courant en espérant que l’ami que l’on appelle va répondre ou que nous ne serons pas les prochaines victimes. Entre soulagement et tristesse passent les heures.
L’Assemblée des peuples depuis la tenue de son Congrès, malgré ses failles, a désormais des assises solides dans la société. Il ne s’agit pas pour elle de prendre le palais du gouvernement mais de se construire et de se développer comme un nouveau mode d’organisation sociale. Plus de 300 participants au forum des peuples indigènes d’Oaxaca ont bravé Ulises Ruiz, ses sbires et l’odeur pestilentielle, qui règne sur la ville depuis son retour, afin de se réunir, en présence des conseillers de l’Appo recherchés par la police, pour deux journées de réflexion et de débats. Le 28 et 29 novembre. Dans ces moments de persécution, de tragédies et de souffrances, dans ces heures cruciales de la lutte des peuples, cette rencontre prenait tout son sens, celui d’une résistance invincible puisant sa détermination non plus dans le passé mais dans le futur : « Nous, les Indiens, avançons lentement parce que nous allons loin. » Ces quelques mots dits par une autorité municipale lors de la cérémonie d’ouverture résumaient tout l’esprit du mouvement social apparu il y a peu au grand jour à Oaxaca et connu sous le nom de la Commune Libre d’Oaxaca. Cette réunion fut un défi au déchaînement de la barbarie, au vent mauvais qui souffle sur la ville, à la guerre menée contre l’humanité. Elle marque une nouvelle étape de l’Assemblée : la participation des communautés indigènes, avec leurs valeurs propres, leur expérience, à la construction d’un monde nouveau. Cette participation des communautés en donnant à l’Assemblée son assise concrète, pratique, (une organisation sociale où l’assemblée joue un rôle central) lui donne du coup son orientation fondamentale : étendre, élargir et renforcer, son champ d’action à toute la société mexicaine. Cela ne se fera pas du jour au lendemain, les obstacles à cette émancipation, à cette reconquête de soi, sont nombreux et ils ne sont pas seulement extérieurs à l’Appo, partis politiques, syndicats, organisations civiles viennent en quelque sorte s’intercaler entre la source et son devenir. Ces éléments jouent un rôle important par leur capacité d’organisation et de convocation, leur aptitude et leur disposition à mobiliser la population des quartiers ou des villages. Ils devront pourtant s’effacer peu à peu devant l’initiative des assemblées de base, s’ouvrir à ces initiatives, en auront-ils la disposition ? Jusqu’à présent ils ont comblé un vide, mais en même temps qu’ils le comblent ne le créent-ils pas ?
Les autorités municipales, les organisations communautaires et régionales des peuples zapotèque, mixtèque, chinantèque, chatinos, mazatèque, mixe, ikoot, cuicatèque, chontal, zoque, triqui, amuzgo, chochotelque, et tacuate ont participé à ce forum. Nous nous sommes partagés autour de quatre tables de réflexion sur : la libre détermination et l’autonomie ; la terre, le territoire et les ressources ; l’éducation et la communication indigène interculturelle ; La violation des droits humains. Les communautés indiennes connaissent et vivent des agressions continuelles qui s’exercent en général sous le couvert des lois libérales : partis politiques au nom de la démocratie, sectes religieuses au nom de la tolérance, qui tentent d’intervenir dans la vie sociale du village et qui sèment le trouble, la division et le rejet. Depuis la modification de l’article 27 de la Constitution, qui protégeait un tant soi peu les terres ejidales et communales, tout le territoire, tout l’espace de la communauté, est devenu l’objet des convoitises privées : forêts, eau, biodiversité, centres cérémoniels et toute la richesse du sous-sol. Les fonctionnaires forcent la main aux habitants par des menaces et par des promesses pour qu’ils acceptent la parcellisation et la privatisation des terres et plus généralement de l’ensemble des biens communaux. Une fois la privatisation des terres acquise, arrivent dans le village des banques de prêts qui proposent de l’argent sur la terre, que le paysan, appauvri par la concurrence des produits nord-américains, devra hypothéquer. Vieux et antique procédé mis en œuvre et soutenu, cette fois-ci, par toutes les forces de l’Etat. C’est une guerre pour s’emparer de l’espace, expulser les paysans de leurs terres, 3 millions d’immigrés pour le seul Etat d’Oaxaca, expulser les habitants des villes des rues et des espaces publics, c’est ce qui se passe aussi en France où les jeunes et, évidemment les adultes, sont expulsés de leurs rues et même de leurs entrées d’immeubles, pour réserver tout l’espace au commerce et au profit que les grands marchands en tirent.
« Ce profond et complexe conflit, douloureux comme un accouchement, a permis l’expression pleine et authentique des peuples d’Oaxaca. Il a laissé voir que dans l’Etat d’Oaxaca, désormais les lois en vigueur, les institutions et les pratiques autoritaires du régime politique ne correspondent pas aux exigences et aux aspirations de la société. En ce sens Oaxaca a changé et ne peut revenir à la situation antérieure. Nous aussi, les peuples indigènes d’Oaxaca, devons l’entendre de cette manière : ce mouvement nous a changés et nous ne pouvons revenir à notre situation antérieure... Nous voulons faire savoir à la société et au gouvernement d’Oaxaca, du Mexique et du monde que l’énorme abus de la force publique mis en pratique ces derniers jours ne nous intimide pas, ni nous paralyse comme nous l’avons montré avec la réalisation de ce forum... Nous sommes sous un état d’exception non déclaré donc illégal. Le fait nous préoccupe et nous amène à agir avec une extrême prudence. Mais cela ne nous arrête pas. Notre chemin est tracé et nous allons le suivre à notre manière avec nos temps et nos rythmes. Ce chemin comprend la transformation de toutes les normes et institutions qui, actuellement, régissent notre cohabitation. Nous n’allons pas le faire seuls. Mais nous ne serons plus jamais exclus de la conception et de la mise en œuvre de ces normes et institutions.
Jamais plus un Mexique sans nous.
Pour le respect de la libre détermination et la reconstitution des peuples indigènes.