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Corinne Mélis
« Des syndicalistes comme les autres ? »
II. Les dimensions du genre et de l’ethnicité dans les logiques d’engagement
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 24 avril 2011

II. Les dimensions du genre et de l’ethnicité dans les logiques d’engagement

Dans tous les entretiens, les militantes font des liens entre différentes sphères de leur vie sociale et différents temps de leur histoire pour expliquer leur engagement syndical, tandis que les rapports de genre et interethniques apparaissent sous leur forme discriminatoire et stigmatisante (sexisme et racisme). La distinction qui suit entre racisme et sexisme au travail et hors travail et leur incidence sur l’engagement est donc opérée pour les besoins de l’analyse. Elle permet de saisir des logiques d’action différenciées selon les contextes de travail, parallèlement à l’appropriation subjective d’une expérience sociale commune du racisme et du sexisme croisées.

Quand racisme et sexisme au travail façonnent l’engagement syndical

Racisme et sexisme prennent évidemment des formes différentes selon la composition sociale du collectif de travail. Globalement, les descriptions de propos et de pratiques inter-individuelles ou systémiques racistes émaillent les récits, même les moins centrés sur ce type de relations au travail. Le sexisme est plutôt rattaché à la sphère privée, mais est aussi identifié dans la sphère professionnelle, et parfois dans l’activité militante. Ces aspects des relations de travail sont aujourd’hui connus : la description que m’en font mes interlocutrices ressemble fort à des interactions et des pratiques déjà décrites ailleurs [1]. Mon étude de terrain abonde davantage la problématique traitée dans ce dossier lorsqu’elle se concentre sur la perception qu’ont les syndiquées elles-même des rapports de pouvoirs imbriqués dans lesquels elles sont insérées, et de la mise en œuvre de stratégies de résistance à cet égard.

La conscience d’une situation d’exploitation spécifique ou de discriminations croisées au travail du fait d’être femme et immigrée s’exprime dans divers milieux de travail. Dans certaines professions à forte concentration féminine et immigrée en Ile de France, comme celui du nettoyage ou de la garde d’enfants à domicile, les militantes ont conscience d’une vulnérabilité sociale particulière du fait d’être femme, migrante, et très faiblement voire pas du tout diplômée, et d’être précisément embauchées pour cela dans un système de travail sexiste et raciste. Danielle comme Fanta en font le cœur du sentiment d’injustice et de la lutte pour la dignité qui animent leur engagement, sur fond de débats, qu’elles reprennent à leur compte, sur le racisme, l’esclavage et la colonisation. Danielle raconte par exemple : « Avant, je travaillais à la Mairie de Paris dans le 15ème, et franchement, quand je suis arrivée à Disney, je me suis demandé si on était encore en France, où on se dit que vraiment l’esclavage est aboli et tout, et je me suis retrouvée à avoir des conditions de travail... même en Afrique, c’est moins... ça m’a vraiment épatée. Une fois, mon patron m’a dit « Mme B., est-ce que vous croyez que dans votre pays, vous pourriez parler ». Je lui ai répondu : « chez moi, je ne parle pas parce que je ne paie pas d’impôts, mais ici je paie des impôts donc je peux parler, vous ne pouvez pas me traiter n’importe comment ». Moi j’ai dit à mon patron que je suis une esclave affranchie, hein ! C’est pour dire aujourd’hui que... qu’on ne croit, parce qu’on est de couleur, qu’on ne va pas arriver à revendiquer ses droits. »

La production syndicale issue des luttes dans lesquelles Danielle et Fanta ont été motrices (société Arcade [2] et sous-traitance dans les hôtels d’Euro-Disney), développe ces domaines de revendication sous des formes souvent explicites. L’un des premiers tracts de la lutte contre Arcade, titré « Nettoyage rime encore avec esclavage » évoque « Ces négriers qui se croient tout permis et tentent d’installer la mondialisation de l’esclavage ! ». Le thème de l’esclavagisme sera récurrent dans la lutte (tracts, banderoles, slogans). Au cours de nos entretiens comme dans les interviews qu’elle accorde à la presse généraliste ou militante, Fanta établit des liens directs entre l’exploitation des femmes de chambre et celle des populations africaines (particulièrement féminines, du fait dit-elle d’une moins grande maîtrise de la langue française et de la lecture ) dans le système de travail français.

C’est avec ce bagage que les « femmes de ménages
immigrées-africaines » ont acquis leur reconnaissance dans le militantisme syndical, et rendu visibles des catégories de salariées réputées difficiles à mobiliser. Mais au-delà, elles sont devenues, le temps de leur mobilisation, des figures exemplaires de la résistance à l’exploitation patronale en France et de la lutte syndicale dans son ensemble.

Nouria mobilise le même registre revendicatif : elle assimile tout au long de l’entretien la profession d’assistante maternelle aux femmes issues de l’immigration, qui sont majoritaires au sein des salariées en Ile de France. Elle « lutte pour la défense et la dignité de l’assistante maternelle » tout en évoquant l’attitude « colonialiste » de sa directrice de crèche. C’est sur le double plan de la défense et de la reconnaissance des salariées de « petits métiers » comme le formule Nouria, et de « l’émancipation » des travailleuses immigrées que Nouria et Meriem, animatrices du même syndicat, situent leur lutte. Toutes deux considèrent leur rôle syndical comme un rôle d’intermédiaire, de « passeuses » disent-elles, entre leurs collègues « immigrées », qu’elles identifient comme les moins armées face à la direction et aux parents, et le « système français ».

Jalila, occupant un poste d’encadrement dans une société de restauration collective, a rejoint son syndicat sur le même registre de motifs, qu’elle rattache immédiatement à « ses convictions politiques » : elle dénonce un blocage de carrière lié à son sexe et à son origine. Elle s’appuie pour mieux l’affirmer sur les travaux scientifiques de mieux en mieux connus sur la question, relayés tant par la presse généraliste que par les productions syndicales et qui concourent, pour peu qu’on y ait accès, à prolonger une « impression » personnelle dans l’identification d’un fait collectif. L’espace du syndicalisme permet en outre de passer de l’identification d’un phénomène à la mobilisation, par la politisation d’un état des rapports de pouvoir. Intérêt personnel (avancement) et intérêt collectif (égalité des droits entre tous les salariés, lutte contre toutes les formes de discriminations) se conjuguent dans le récit de son engagement.

« Hors travail », les motifs de l’engagement

Qu’elles soient directement concernées, qu’elles se souviennent de leurs parents ou qu’elles aient peur pour l’avenir de leurs enfants, les militantes décrivent des motifs d’engagement enracinés dans une expérience commune de discriminations croisées qui viennent s’articuler à la mobilisation collective en tant que salariées.

Notamment, les souvenirs de situations d’humiliation, ou à tout le moins de dévalorisation de leurs parents dans différents espaces sociaux (travail, administrations, voisinage...) sont convoqués systématiquement pour expliquer leur engagement. Quelles que soient d’ailleurs leurs propres stratégies de résistance, et notamment leur engagement politique ou syndical, les pères sont perçus comme un archétype du travailleur exploité. Les mères sont présentées depuis la sphère familiale, même lorsqu’elles exercent un travail salarié -à l’exception des cas où elles sont décrites comme des « femmes indépendantes » qui se sont démarquées de ce « qu’on » (soit le groupe de socialisation primaire mais aussi la société française) attendait d’elles. Chez les filles d’immigrés, l’expression d’une revanche au nom des humiliations vécues par leurs parents est récurrente : elles ont des droits en France et entendent les faire valoir là où leurs parents n’ont pas toujours pu le faire.

Par ailleurs, les militantes qui ont des enfants font état d’une volonté de s’engager pour eux, dans l’espoir d’agir sur les inégalités et les discriminations, surtout racistes, auxquelles elles anticipent qu’ils seront confrontés. Pour leurs enfants, mais aussi ceux des autres, car leur inquiétude concerne la précarisation de l’ensemble des salariés, et surtout des jeunes. Il s’agit donc de transformer sa propre situation d’oppression, mais aussi les rapports sociaux qui l’ont rendue possible, dans l’objectif d’une transformation sociale dont tous les opprimés puissent bénéficier.

L’expérience commune et la mémoire partagée d’une assignation à des positions sociales subalternes, et les discriminations directes et indirectes qui lui sont associées, irriguent le sentiment d’injustice. Elles forgent dans le cas étudié ici un ressort de la lutte pour la reconnaissance et la dignité, et spécifient de ce fait des valeurs et des projets « universalistes » sur l’émancipation des travailleurs.

Que la prise de conscience d’une situation spécifique d’oppression, alliant exploitation au travail, hiérarchie de genre et hiérarchie ethnique, ait précédé l’engagement ou qu’elle se soit construite dans l’expérience de la lutte syndicale, elle participe de la démarche d’adhésion et de participation à l’action syndicale. Les expériences du racisme et du sexisme ne sont pas souvent décrites directement au cœur de ces dernières, mais elles façonnent des motifs et un « bien commun » de l’action.

Engagement syndical et division sexuelle du travail

La division sexuelle du travail dans notre société pèse sur l’engagement des femmes dans la vie publique [3] : matériellement si l’on considère la division sexuelle du travail domestique et les processus propres au monde du travail qui en usent et la renforce, et symboliquement en ce qui concerne les représentations dominantes des statuts et rôles sociaux sexués. A titre d’exemple, ce n’est sans doute pas un hasard si la plupart des militantes que j’ai rencontrées n’ont pas d’enfants, ou ont des enfants déjà autonomes.

Endosser le rôle de « femme publique », entrer dans des collectifs et sur le terrain de pratiques considérées comme masculines ne va pas de soi. Plusieurs militantes décrivent des situations de tensions familiales et conjugales exprimant peu ou prou des réticences à les voir occuper ces espaces. Ce sont parfois les patrons, des collègues, ou même des camarades de lutte, qui résistent sous différentes formes à cettetransgression des rôles sexués, renvoyant principalement les syndiquées aux qualités et attributs supposés féminins qu’elles sacrifieraient dans leur militantisme.

L’engagement peut alors s’accompagner d’un conflit de normes sexuéeset de valeurs transmises et remaniées dans différents espaces de socialisation, comme Farida l’exprime très clairement tout au long d’un entretien centré sur « le conflit entre ce qui était et ce que je peux, et ce qui est. C’est pas facile. C’est pas facile d’effacer toute une éducation ».

Elle a tout d’abord adhéré au syndicat « pour faire comme tout le monde, par solidarité » lors d’un conflit sur la pérennisation des contrats précaires (qui la concernait directement) dans un établissement public. Le cours de sa carrière militante relève d’une suite de quiproquo (« Quand on m’a demandé si je voulais être au bureau [de section], j’ai compris si je voulais aller travailler dans les bureaux. J’ai dit oui ! ») et se caractérise d’ailleurs par un mélange de retenue et de persévérance. Elle est restée au syndicat contre l’avis de son mari, le cache à sa famille qui verrait elle aussi, pense-t-elle, d’un très mauvais œil cet engagement « car une femme ne doit pas faire de politique ».

Elle continue, alors qu’elle remplit son rôle d’intermédiaire entre ses collègues et sa section, à se qualifier d’observatrice. Au fur et à mesure de l’entretien, elle décrit un conflit de normes sexuées associé à son engagement. Dans ce processus de transformation de normes et de valeurs, mais aussi d’image d’elle- même, l’apprentissage de l’opposition à l’autorité et l’exposition de soi par la parole sont décrits comme fondamentaux : « et des fois ça m’effraie aussi, alors j’écoute seulement ».

L’engagement est dans ce sens aussi perçu comme une expérience d’émancipation d’assignations concrètes et symboliques, dans la sphère publique et dans la sphère privée. Toutes mes interlocutrices témoignent à un degré ou autre de remaniements de normes et de valeurs à cet égard, qui ont eu des effets très concrets sur leur vie privée et publique : choix de vie matrimonial, choix résidentiel, ré-organisation dans la prise en charge de la famille, changement de carrière professionnelle... Il peut s’agir tant d’un divorce rattaché à un conflit conjugal autour du remaniement des rôles dans la famille que de l’utilisation des compétences acquises dans le syndicalisme pour une réorientation professionnelle.

De la légitimité des minoritaires à représenter l’ensemble des salariés

C’est à la fois en tant que femme et en tant que migrantes ou filles d’immigrés que les militantes doivent convaincre et se convaincre de leur capacité à représenter et à défendre les salariés. Car si elles accèdent à des mandats et prennent des responsabilités, c’est rarement dans l’indifférence de leur milieu de travail. Différentes configurations se profilent selon la composition socioprofessionnelle, sexuée et ethnique de ce milieu.

Dans certains cas, par exemple celui de Karima, le rejet peut être brutal. Dans cette usine textile de 200 salariées, comptant une trentaine, dit-elle, de salariées « maghrébines », sa présence sur la liste lors d’une élection de délégués du personnel a provoqué, selon ses termes, « un tollé ». En ce début d’années 80, dans un contexte de délocalisation de l’industrie textile dans des pays d’Afrique du Nord qui menace l’usine même, cette première candidature d’une « arabe » est vivement reprochée au syndicat. Celui-ci maintient cependant Karima sur la liste, ouvre un débat dans l’usine sur le racisme et gagne les élections. Karima ne cessera par la suite de gravir les échelons syndicaux, et je la rencontre en 2003 comme membre de la direction de sa fédération et membre de la commission financière de contrôle de sa Confédération.

Autre époque, autre lieu, autre composition sociale du salariat sur son lieu de travail : Nadja, seconde déléguée syndicale et première juge prud’homal « maghrébine » de son entreprise de vente par correspondance, fait état de la bienveillance de ses collègues de travail en général et de la fierté des « Maghrébines », en particulier lors de ses victoires en 2002 et en 2003. Ce qui n’est pas exclusif de propos et de pratiques racistes au quotidien de la part de membres de la direction comme de collègues, comme elle le décrit longuement au cours de l’entretien.

« On a souvent des conflits par rapport à ça ici [sur le site de manutention de l’entreprise], on a eu le cas avec les élections, sur l’insécurité. Ils [des collègues] sont en groupe, en train de prendre leur café, et il suffit que je passe par là pour l’entendre : c’est toujours « les Arabes ceci, les Arabes cela », c’est eux qui posent problème, quoi. Tu vois, c’est des mots qui sont forts et qui existent ici, c’est au quotidien. Et même, tu le vois dans l’évolution des postes. La plupart des gens issus de l’immigration sont à la manutention. J’ai eu une discussion avec une fille, il y a peut-être trois semaines. Elle a eu une licence de littérature en Algérie, c’est vraiment une crack, hein ! Et bien c’est une fille qui n’a jamais bougé de la manutention. Elle m’a raconté son entretien avec une responsable de la DRH. Celle-ci lui a dit « tu sais, toi, avec ton accent de Bab-el-Oued, je ne sais pas si tu pourras évoluer au sein de l’entreprise ». Tu imagines, toi, quelqu’un de la DRH qui puisse parler comme ça ? »

Autre configuration encore : Siham, employée du nettoyage à la SNCF, doit se battre au quotidien sur ses chantiers (où travaillent pour l’essentiel des hommes, européens dans l’encadrement supérieur et d’Afrique du Nord et sub-saharienne dans les postes subalternes) comme au syndicat pour faire admettre sa compétence à exercer ses responsabilités syndicales. Fortement soutenue par sa direction syndicale, elle se heurte cependant à des propos sexistes et à une réassignation à sa place de femme « arabe » supposée incompatible avec sa charge dans la pratique au quotidien de son militantisme. Direction, collègues et parfois camarades participent à cette disqualification, sexiste et raciste, de sa légitimité et de ses compétences syndicales.

Notons cependant que Mounia semble avoir échappé à ces processus de ré-assignation identitaire aux effets multiples : membre du bureau fédéral de la métallurgie d’un syndicat dont la figure même pourrait être l’ouvrier qualifié métallurgiste français ou issu de l’immigration européenne, elle affirme n’avoir jamais ressenti de doutes dans son milieu de travail comme dans son syndicat sur sa légitimité à représenter « les métallos ».

En m’intéressant aux dimensions de genre et ethniques de
l’engagement, j’ai été amenée à m’intéresser à celle qu’on pourrait qualifier de « clivages » ou de « fraction de classe ». À mon sens, ces
deux termes sont plus appropriés que la notion de « fragmentation de classe », qui relève d’une analyse post-moderne de dilution des classes sociales et de fin des rapports de classe [4]. Ils permettent de rendre compte de la diversité contemporaine des positions et situations et de leur hiérarchisation dans le monde du salariat. Celles-ci peuvent déboucher sur des processus de marginalisations, voire des conflits d’intérêts entre « catégories » de salariés (qui sont conjointement insérés dans d’autres ordres de rapports d’exploitation et de domination), sans pour autant impliquer la fin des rapports et du conflit de classe.

L’histoire sociale du monde et du mouvement ouvrier donne à voir au cours du temps des divisions et processus d’inclusion/exclusion à la classe ouvrière (tant sur le plan objectif que subjectif) dont les formes différent selon les contextes socio-historiques et les « catégories sociales » considérées [5]. La prise en compte de cette hétérogénéité n’invalide pas l’analyse en termes de classe, pour autant que cette dernière ne subsume pas à l’antagonisme de classe l’analyse des processus propres aux rapports/systèmes hiérarchiques de genre et interethniques.

Cette question m’est apparue autour de la question de la précarisation salariale, et des difficultés des syndicats à prendre en charge cette dimension de l’évolution du salariat. Mais elle émerge par ailleurs de l’expression récurrente dans les entretiens d’un malaise dans la « classe ouvrière », d’une hiérarchisation de genre, ethnique, de position professionnelle ou de capital social et/ou culturel qui induit le
sentiment « de ne pas être de la grande classe ouvrière » comme le formule Mounia. Ou encore d’être « la base de la base » comme Nouria s’est vue qualifiée au syndicat : « Vous êtes la base de la base des ouvriers » dira un syndicaliste à celle-ci, la blessant bien involontairement profondément, « tu te rends compte, « la base de la base », ça veut dire qu’on est rien ! Et ce type là a pensé ça de nous, mais tout le monde le pense, au syndicat et ailleurs ».

C’est donc au croisement de dynamiques complexes que les militantes construisent leur place et forgent les conditions de leur reconnaissance comme syndicalistes légitimes et compétentes à représenter tous les salariés concernés par leur charge syndicale. En la matière, le soutien actif et la protection de la part des collectifs syndicaux auquel elles sont rattachées sont fondamentaux.