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Nestor Potkine
Succès matériel, échec social
Article mis en ligne le 15 novembre 2009

À propos de The Spirit Level, why more equal societies almost always better

Un vrai modèle de propagande intelligente. Des arguments en béton. Une logique en titane. Chromé. Et le tout simple, clair, accessible. Pas d’hystérie, pas de stridence, mais une Blitzkrieg intellectuelle sans merci. The Spirit Level, why more equal societies almost always better de Richard Wilkinson et Kate Pickett (Allen Lane), n’est pas un livre ordinaire. On n’osera pas traduire son titre, un calembour entre “niveau à bulle” et “esprit d’égalité”. Le sous-titre est plus facile : « pourquoi les sociétés plus égalitaires s’en tirent presque toujours mieux. »
Wilkinson et Pickett, il y a 25 ans de cela, ont commencé à s’intéresser aux causes de la grande différence d’espérance de vie entre les pauvres et les riches. Car, formés à l’épidémiologie, ils ont voulu appliquer les techniques d’analyse des épidémies séparées à un problème de santé général.

Ils ont vu qu’il ne fallait pas chercher midi à quatorze heures : la cause de l’inégalité de l’espérance de vie entre pauvres et riches se trouve dans l’inégalité entre pauvres et riches.

Non, lectrices et lecteurs, je vous entends protester : « Mais c’est évident ! On le sait depuis longtemps ! » Que nenni. Nous, nous belles âmes progressistes acharnées à comprendre et à critiquer la société qui nous entoure et décidées à la changer, oui, nous, nous le savons. Mais vous avez sans doute remarqué que, entre ce que nous nous savons, et ce que le reste de la planète croit savoir, il y a un fossé. Un abîme. Dans lequel on pourrait fourrer quelques galaxies. Et ce que livre apporte, c’est une démonstration (une démonstration, pas un jugement, pas une supposition, pas une hypothèse) implacable que l’inégalité, la simple inégalité est cause, cause directe, de nombres de fléaux sociaux. Mieux, de fléaux sociaux reconnus comme tels par la droite la plus rancie. Car nous, belles âmes, considérons par exemple le développement sans frein et la publicité comme des fléaux. À droite en revanche, on en redemande. Alors Wilkinson et Pickett ont sournoisement choisi d’étudier des fléaux partout reconnus comme tels :

Le manque de confiance entre les gens (sic).

La santé mentale, en particulier sous l’angle de la toxicomanie et de l’alcoolisme.

L’espérance de vie et la mortalité infantile.

L’obésité.

Les performances scolaires des enfants.

Le taux de mères adolescentes.

Le taux d’homicides.

Le taux d’incarcération.

La mobilité sociale.

Cette liste fera sourire qui connaît les Etats-Unis, tant elle évoque aussi bien les obsessions de la droite américaine que certains des pires problèmes de ce pays, champion du monde, entre tant d’autres, de l’incarcération.

Trois principes ont guidé leur recherche.

1/ La patience. Il s’agissait d’attendre les résultats, non pas de trois petites enquêtes menées dans un coin par quatre gauchistes chevelus, mais de centaines d’enquêtes, certaines gigantesques et menées sur dix, quinze, vingt ans !

2/ Un échantillon incontestable. Pas de statistiques venues de pays où les statistiques, quelles qu’elles soient, sont sujettes à caution. Donc, on s’est limité aux statistiques des pays propres sur eux, bien élevés bien peignés et qui disent merci à la dame. Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Etats-Unis, Finlande, France, Grande-Bretagne, Grèce, Hollande, Irlande, Israël, Italie, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Portugal, Suède, Suisse. Pas de pays trop bordéliques pour rassembler des statistiques méprisables par les gens bien. Pas non plus de pays à la démographie absurde, Chine dans un sens, ou Dubaï, Luxembourg ou Bahamas de l’autre. Non, de vrais pays.

3/ Des sources incontestables. Pas d’ONG bobos, ou pire, de scientifiques gauchistes et irrespectueux des vraies valeurs. Non ; des statistiques en provenance d’ins-ti-tu-tions. L’OCDE, monsieur. On ne fait pas plus libéral et mondialisateur que ça, non ? Mieux encore, la Banque Mondiale, ce repaire bien connu de trotskystes comploteurs. Et l’UNICEF, et l’OMS.

Américains , comprenant que même ces trois principes prêtaient encore le flanc à la critique au sein des USA profonds, où tout ce qui est étranger est a/ plein de microbes b/ communiste pardon, islamiste, Wilkinson et Pickett ont donc aussi comparé les statistiques en provenance des différents Etats américains ! Rappelons qu’aux Etats-Unis — ce beau pays où entre 30 et 40 % de la population croit que Darwin a tort et que Dieu a créé le monde en six jours — l’un des mythes politiques les plus répandus voit en l’ONU une organisation décidée à détruire les USA, au moyen d’hélicoptères noirs. Le mythe ne précise pas qui sort des hélicoptères noirs ; des Juifs, des communistes, des Arabes, ou des Noirs ?

La logique de l’argument de base du livre — l’inégalité, d’abord l’inégalité, surtout l’inégalité est à la base d’une foultitude de problèmes sociaux — est singulièrement fouillée. Par exemple, dès le début du livre, et jusqu’au bout, W&P étudient l’idée simpliste mais séduisante que les fléaux sociaux étudiés sont dus à de simples conditions matérielles telles qu’un logement lamentable, une alimentation déficiente, une scolarisation insuffisante, etc. Et donc que les pays riches, qui peuvent fournir la solution matérielle à ces problèmes matériels, ont pour seul devoir d’augmenter la richesse générale, plutôt que de se préoccuper de l’inégalité générale. Manque de chance, le livre entier démontre qu’on peut être un pays très riche, en particulier très riche en valeur absolue, mettons la Grande-Bretagne, mettons les Etats-Unis, contrôlant le sort de milliers de milliards de dollars ou de livres sterlings, et battre tous les records de ces fléaux sociaux. Dans les termes des auteurs, on peut combiner le succès matériel et l’échec social .

On s’aperçoit vite qu’il existe bien à peu près trois groupes :

Les pays non pas égalitaires, mais nettement moins inégalitaires, Finlande, Suède, Norvège, Danemark… et Japon (les raisons de la moindre inégalité sont évidemment très différentes au Japon et en Scandinavie) se classent presque à tous les coups (individuellement) et à tous les coups (en groupe) dans les meilleurs de la classe en regard des fléaux étudiés.

Les pays mi-chair mi-poisson, les pays tels que la France, la Belgique, la Suisse, la Hollande, le Canada, l’Allemagne. Ces États — dont les élites tiraillées entre la chèvre et le chou se mitonnent des mélanges bâtards d’Etat-Providence d’un côté et de bonne vieille sauvagerie sociale de l’autre — oscillent à tous les coups au milieu de la classe. C’est particulièrement amusant dans le cas de la France, affligée d’une droite venimeuse, jalouse, la droite de roquets hargneux à la Sarkozy, mais qui reçoit de temps en temps de sérieux coups de pied aux fesses, venant de rébellions de gauche, et de poussées dirigisto-patriotiques quand un dirigeant s’avise qu’il lui faut quand même des soldats qui sachent lire et des ouvriers qui sachent travailler. La France est à peu près dans tous les graphiques de ce livre pile-poil au milieu.

Les pays où les salopards règnent heureux, rarement et brièvement endigués ; le paradis de la justice sociale, les Etats-Unis. Mais aussi la Grande-Bretagne, où le Labour des années 1950-1960 n’aura été qu’une brève parenthèse entre Victoria et Margaret ; la Nouvelle-Zélande ; Israël où l’Arabe et le juif éthiopien jouissent de la considération générale ; le Portugal, l’Italie, l’Irlande, la Grèce saccagés depuis des siècles par des Églises toutes-puissantes, et une succession de gouvernements plus bêtes les uns que les autres. Ces pays-là se classent systématiquement bons derniers. Et les Etats-Unis, très souvent, sont à l’extrémité du graphique, loin, loin derrière tout le monde.

Quelques exemples.

La confiance entre les gens… La pente la plus fréquente consiste à se fier
à ses égaux, et à se méfier des supérieurs et des inférieurs. Bref, si l’on veut améliorer la niveau de confiance sociale, il vaut mieux améliorer l’égalité. Cette supposition est confirmée par une vaste étude où l’on demanda, entre autres, de confirmer ou d’infirmer la phrase « on peut faire confiance à la plupart des gens ». 60 % des Suédois, Danois, Norvégiens et Hollandais approuvent.

On descend à 40 % aux USA. Qui en étaient pourtant à 60% en 1960.
Et au Portugal à 10%. À peine 20 % en Israël. Confirmation avec l’étude interne aux USA : 67% de confiants au Dakota du Nord, l’un des sept états les moins égalitaires. Mais 11% seulement au Mississipi, l’un des trois états les plus inégalitaires !

La santé mentale, y compris toxicomanie et alcoolisme : aux USA, un QUART de la population adulte a consulté pour un tel problème. Et un QUART de ces problèmes ont été classés « sévères ».

Au Japon, à peu près 8%. Les connaisseurs du Japon objecteront que dans la culture japonaise, il faut vraiment se sentir très mal pour consulter un psychiatre ou un psychologue. Soit, mais le taux est à peu près le même en Allemagne !

Qui vient en seconde place de cette triste liste, après les USA ? La Grande-Bretagne, où la culture locale n’approuve pas vraiment l’apitoiement sur soi-même.

La mobilité sociale, mesurée, très simplement, par la différence de revenus entre enfants et parents, au même âge. Là les statistiques disponibles se limitent à huit pays. Le graphique laisse sans voix : à un bout, loin, les pays où la mobilité sociale est la plus mauvaise (traduction : où les pauvres restent pauvres, et les riches deviennent toujours plus riches), USA et Grande-Bretagne.

À l’autre bout, complètement à l’autre bout, rien au milieu, la Norvège, la Suède, la Finlande et le Danemark. Le Canada et l’Allemagne sont un peu éloignés des quatre pays scandinaves, et très éloignés de deux pays reagano-thatchérites.

Le livre compte des dizaines de petites phrases, brillamment choisies ou rédigées par Wilkinson et Pickett, qui résument en quelques mots des dizaines de mécanismes sociaux complexes, mais tous liés à l’inégalité. Rien que pour ces phrases, le livre mérite déjà les éloges les plus vifs. Tenez, celle-ci, de James Gilligan, psychiatre pénitentiaire depuis trente ans : « Les actes de violence sont des tentatives d’éviter ou de supprimer les sensations de honte et d’humiliation — des sensations qui sont douloureuses, et peuvent être écrasantes ou intolérables — et de les remplacer par leur opposé, la fierté. »