Robert S. Rivkin, un ancien combattant de l’armée américaine, est un écrivain de San Francisco, et un avocat en semi-retraite spécialisé dans le droit militaire depuis de nombreuses années. Il a formé des avocats, des juges et des procureurs dans le cadre de projets internationaux de réforme du droit ayant lieu en Russie et en Mongolie [1].

Ce serait délicat pour quelqu’un tel que moi, dont la famille éloignée est morte à Auschwitz, d’exagérer les parallèles entre la mentalité des juristes de Hitler et celle des juristes de Bush. J’ai essayé de ne pas le faire. Tout d’abord, il y a une énorme différence entre la situation des juristes militaires traditionalistes qui servaient le Troisième Reich et celle des juristes militaires américains contemporains dont l’honneur et la dignité furent offensés par les hommes de main de Bush. Les Américains savaient qu’ils seraient protégés s’ils sonnaient l’alarme et cherchaient de l’aide hors du système. Moltke et Stauffenberg (voir ci-dessous) ne disposaient d’aucune protection équivalente. Le Troisième Reich ne possédait ni barreau indépendant ni American Civil Liberties Union.
Il existe néanmoins quatre parallèles importants entre ce qui est arrivé sous le Troisième Reich et ici, aux Etats-Unis. Ce sont les suivants :
1. Pour des motivations idéologiques, les avocats des deux systèmes ont décidé que les Conventions de Genève ne s’appliquaient pas ;
2. Ces mêmes groupes d’avocats ont justifié leur évasion des doctrines légales établies en se fondant sur le principe que le dirigeant de la nation dispose d’un pouvoir incontestable pour ordonner des changements de la loi ;
3. Ces avocats ont assumé ou argumenté qu’il existait une immunité totale contre toute poursuite pour crime contre l’humanité lorsqu’il s’agissait de viser des ennemis particulièrement dangereux pour l’Etat ;
4. Finalement, ce sont des avocats de carrière militaire qui, dans les deux systèmes, ont tenté de freiner l’altération excessive de la doctrine légale.
Aux Etats-Unis, bien sûr, le gouvernement Bush a été contraint de battre en retraite après le scandale d’Abu Ghraïb. Nous ne sommes pas encore un Etat fasciste, et il est peu probable que nous en devenions un - parce que des citoyens américains ont commencé à résister au gouvernement Bush et à son utilisation de la peur publique, et à comprendre la répugnante réalité de son mépris de la loi.
Un professeur de droit, Stephen Holmes, lui-même un critique de la torture sous Bush, suggère que comparer la politique de Bush à celle des Nazis n’est « absolument pas crédible ». [2]
Que le lecteur décide par lui-même.
Cet article est tiré d’une communication présentée au Colloque International Bilingue, Université de Savoir, Chambéry, France, en avril 2006.
Depuis leur victoire dans la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis sont vus par certains comme le pilier de la démocratie et le protecteur des droits de l’homme. Le Président George W. Bush est en train de détruire rapidement ce qui survit de cette image de l’Amérique, même si de nombreux citoyens des Etats-Unis continuent à les considérer comme le principal protecteur de la liberté et de l’Etat de droit dans le monde. A mon avis, ils se trompent. Sous la présidence de Bush, la politique du gouvernement des Etats-Unis a évolué vers un régime, disons-le gentiment, aux tendances autoritaires, voire, je pense, fascistes. [3]
Si vous voulez perdre votre public aux Etats-Unis, il vous suffit de comparer le régime Bush et le Troisième Reich. De telles comparaisons sont jugées exagérées, hyperboliques. Je crois toutefois que les Américains vont y devenir de plus en plus réceptifs à mesure que de plus en plus de preuves de l’illégalisme de Bush émergent. (Le régime refuse encore de rendre publics des documents liés au débat sur la torture, au prétexte de « sécurité nationale ») Cet article présente les inquiétants parallèles entre la façon dont les juristes de Hitler plaidèrent pour le retrait des droits de l’homme et de l’accusé à l’encontre de catégories précises de personnes, et celle par laquelle les juristes de Bush ont fait la même chose à l’encontre des soi-disant « combattants illégaux », c’est-à-dire les terroristes de Ben Laden et les combattants Taliban. Tant les juristes de Hitler que ceux de Bush ont invoqué la même raison ; la sécurité de la société.
Les Américains ont oublié (s’ils l’ont jamais connu) le massacre, en 1967, de civils Vietnamiens innocents par des troupes américaines, à Maï Laï. Les Américains en général ne veulent pas croire que les tortures et les mauvais traitements infligés par les soldats américains à des détenus civils de la prison d’Abu Ghraïb et d’ailleurs sont le résultat inévitable de décisions prises aux plus hauts niveaux de leur gouvernement. [4] C’est pourtant le cas. Les Américains préfèrent croire le régime, selon qui il n’y eut là que mauvaise supervision, et excès de la part de quelques « brebis galeuses ». Car les Américains ne lisent pas la presse étrangère, les médias progressistes aux Etats-Unis ou les essais des professeurs de droit.
Avant d’analyser comment les juristes de Bush ont tordu les textes de loi dans le but de justifier des comportements criminels, je voudrais décrire brièvement l’état du droit militaire avant le 11 Septembre 2001. Ceci permettra de mieux comprendre pourquoi les laquais juridiques de Bush ont choqué même des conservateurs et des officiers de carrière.
La loi avant le 11 Septembre
Pendant des centaines d’années, les tribunaux militaires ont été considérés comme des agents de la branche exécutive du gouvernement. [5] Si les supérieurs n’appréciaient pas un verdict, par exemple un acquittement, ils se contentaient de renvoyer le cas à un tribunal pour faire déclarer la culpabilité de l’accusé. [6] Après leur contact forcé avec le monde militaire lors des deux guerres mondiales [7] les civils américains se rendirent compte de ce qui se passait et s’en indignèrent. Afin de rendre le système un peu plus juste, on y injecta certaines caractéristiques du modèle contradictoire anglo-saxon. [8] Le droit militaire américain changea considérablement après la Seconde Guerre Mondiale, lorsque l’UCMJ, Uniform Code of Military Justice, fut promulgué, en 1950, peu après la fin des procès de Nuremberg.
Ce furent les Américains qui, à Nuremberg, avancèrent le plus la notion de la responsabilité personnelle du soldat. On rejeta la défense si souvent répétée des Nazis « je n’ai fait qu’obéir aux ordres ». Les soldats et les civils furent considérés comme étant des agents doués de raison : chacun a l’obligation de refuser d’obéir à des ordres illégaux, tels que celui de commettre un meurtre de sang-froid, ou des « mauvais traitements », dont la torture de prisonniers de guerre ou de civils.
Cette idée de rendre les guerriers responsables de leurs excès dérive probablement de celle que les guerres existeront toujours, et qu’en conséquence l’humanité doit mettre des limites au carnage guerrier. La section 8 de la Charte du Tribunal Militaire International de Nuremberg affirmait que « que le fait que l’accusé agissait selon les ordres de son gouvernement ou ses supérieurs ne l’exonère pas de sa responsabilité... » Les principes de Nuremberg s’incarnèrent dans le droit militaire américain par le biais de l’UCMJ. Par exemple, une cour d’appel militaire tenue en 1953, dans le cas U.S v. Kinder [9] affirma que les ordres des supérieurs ne pouvait servir à la défense d’un accusé de meurtre, qui, pendant la Guerre de Corée, avait tué un intrus déjà mis hors d’état de nuire dans une base sud-coréenne.
Il est clair que, sans même mentionner les Conventions de Genève, la loi militaire américaine déclare criminels la cruauté et les mauvais traitements (art. 93), les coups (art.128), les mutilations (art.118) et l’homicide (art.119). En outre, un officier peut se voir puni pour « conduite indigne d’un officier » (art. 133), et un engagé pour « conduite de nature à discréditer les forces armées » (art.134).
Le manuel réglementaire 34-52 établit les règles à suivre par les interrogateurs militaires. En gros, il leur enseigne à veiller à ne pas franchir les limites de la légalité dans l’interrogatoire des prisonniers. Ainsi que nous allons le voir, les juristes militaires de carrière combattirent les juristes nommés par Bush afin d’empêcher les Etats-Unis de miner les principes du droit militaire et de promouvoir une culture de torture et de mauvais traitements au détriment des détenus.
Le principe selon lequel le soldat est un agent doué de raison et doit refuser des ordres manifestement illégaux fut appliqué de la manière la plus éclatante dans le cas du lieutenant William Calley à propos du meurtre de douzaines de civils, en majorité des femmes et des enfants, à Maï Laï pendant la guerre du Vietnam. [10] De nombreux Américains eurent du mal à accepter l’application des principes de Nuremberg à un officier américain accomplissant son « devoir ». Par millions, ils protestèrent contre sa condamnation, persuadés que sa défense « d’avoir obéi aux ordres » devait s’appliquer. Répondant avec cynisme à la pression émanant de sa base politique de droite, le président Nixon intervint dans le cas de Calley. En attendant qu’il soit jugé en appel, Nixon le mit aux arrêts chez lui plutôt qu’en prison, pendant la période de son recours. [11]
Après le Vietnam, les Etats-Unis signèrent des traités, dont les Conventions de Genève modernisées, et adoptèrent des lois que l’on peut considérer comme des extensions des principes de Nuremberg. En particulier le War Crimes Act de 1996 (18 USC Sect. 2441), qui définit un crime de guerre comme « une grave infraction aux conventions internationales signées à Genève le 12 août 1949, ou à tout autre protocole dont les Etats-Unis sont signataires... ». On a incorporé dans le War Crimes Act la convention contre la torture et autres traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants, qui stipule que « aucunes circonstances quelles qu’elles soient, état de guerre ou menace de guerre, instabilité politique internationale ou toute autre urgence publique, ne sauraient être invoquées pour justifier la torture [12] » Un décret fédéral contre la torture (18 USC Sect. 2340A), promulgué en 1994 peut être aussi appliqué. Il exige des poursuites contre tout citoyen américain ou personne présente sur le territoire des Etats-Unis qui a commis ou tenté de commettre des actes de torture hors du territoire des Etats-Unis. [13]
Comment les juristes de Bush ont essayé de subvertir la loi après le 11 Septembre.
Passons à l’après-11 septembre. Le président Bush, le vice-président Cheney, le Secrétaire à la Défense Rumsfeld et d’autres dirigeants, décident qu’ils ont besoin d’avoir les mains libres pour combattre le terrorisme. (...). Poursuivre une telle politique, apparemment sans fin, nous a jetés dans la guerre d’Irak_ et nous savons à présent qu’elle fut lancée sur des bases mensongères. D’aucuns affirment que les Etats-Unis ont commis des crimes de guerre en Irak en a/ lançant une guerre d’agression, b/ bombardant des populations civiles, c/ utilisant de l’uranium appauvri, d/ utilisant des bombes à fragmentation, e/ envoyant des suspects de terrorisme se faire torturer dans des pays étrangers. Ces problèmes dépassent le cadre de cet article. Je vais plutôt discuter ici les tentatives par les juristes du régime de justification de la torture et des mauvais traitements infligés par des Américains, à des suspects de terrorisme, et des tentatives de couvrir les autorités qui promeuvent, commettent et approuvent de telles tactiques.
Nous pouvons aussi bien commencer par le plus proche des conseillers juridiques de Bush, Alberto R. Gonzales, qui porte le titre de Conseiller du Président. Dans un mémorandum du 25 janvier 2005, il a recommandé que la Troisième Convention de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre ne soit pas suivie par les Etats-Unis. Il écrivit que « ce nouveau paradigme (du terroriste sans Etat) rend obsolète les strictes limites édictées par Genève en ce qui concerne l’interrogation des prisonniers ennemis et rend dépassées certaines de ses stipulations... » Une décision présidentielle officielle que la Convention de Genève « ne s’applique pas à Al Qaeda et aux Talibans » « réduit considérablement la menace de poursuites criminelles intérieures aux termes de la loi contre les crimes de guerre. »
Si la loi contre les crimes de guerre ne s’applique pas au traitement de « combattants illégaux » ainsi que l’a déterminé le président, alors les autorités (ou, par implication, ceux qui se livrent aux mauvais traitements) disposeraient, selon Gonzales, « d’une défense solide contre d’éventuelles poursuites futures. » [14]
Des juristes des affaires étrangères américaines s’opposèrent vivement aux vues extrémistes exprimées dans ce mémo, comme dans d’autres provenant du Pentagone et des bureaux du vice-président Cheney. Les plus hauts placés des juristes militaires de carrière, les Judge Advocates General of the Armed Forces, s’y opposèrent également, car ils estimèrent que ces mémos minaient tant les lois militaires américaines mentionnées plus haut que d’honorables traditions militaires. Ils comprirent que de tels principes mettraient en danger les soldats américains qui, à l’avenir, tomberaient aux mains de l’ennemi. Car si nous maltraitons autrui, nous ne pouvons plus nous prévaloir de la correction de notre propre morale pour exiger que nos soldats capturés soient traités humainement. Ainsi que nous allons le voir un peu plus loin, les opinions de Gonzales et d’autres personnes nommées par Bush et Cheney reprennent étonnamment celles du Feld-Maréchal Wilhelm Keitel. En 1939, Keitel se dit convaincu que les Conventions de Genève étaient obsolètes à l’égard des commandos britanniques et américains et des soldats soviétiques, les « terroristes » du Troisième Reich d’Hitler. Keitel était de l’opinion que Genève était « une relique d’une notion chevaleresque de la guerre. [15] »
L’autre mémo infâme du gouvernement Bush, le « Mémo sur la torture », a été produit à la demande de ce même Alberto Gonzales. Il fut signé par Jay Bybee, alors à la tête de l’Office of Legal Counsel, une section du département de la justice qui sert traditionnellement de « conscience » à ce département. Daté du 1er août 2002, il a été rédigé par John Yoo, un professeur de droit de Berkeley (qui avait été l’un des clercs de Clarence Thomas, juge radicalement conservateur de la Cour Suprême). Les vues de Yoo sur l’autorité exécutive peuvent en toute honnêteté être décrites comme extrêmement autoritaires. [16] Elles ont été défendues par David Addington, le directeur de cabinet de Cheney, par Stephen Cambone, sous-secrétaire d’Etat à la Défense pour le renseignement, et par William Haynes, le General Counsel du Pentagone, entre autres civils au sommet de la hiérarchie du gouvernement Bush.
Le mémo sur la torture du 1er août 2002 fut rédigé en réponse à une demande de la CIA au sujet de la légalité de tactiques déjà utilisées contre des prisonniers détenus en Afghanistan et ailleurs. Dans ce mémo, Yoo définit la torture si étroitement que ce que la plupart des personnes civilisées considèrent comme étant de la torture n’en serait pas, et deviendrait donc « légal ». Il dit que la torture n’est « qu’une douleur physique [qui] doit être équivalente en intensité à la douleur accompagnant une atteinte physique sérieuse, telle que l’arrêt du fonctionnement d’un organe, un dysfonctionnement du corps, voire la mort. » En ce qui concerne la douleur mentale, le mémo affirmait que seule « une atteinte mentale prolongée » est une torture « l’atteinte devant provoquer des dommages durables, quoique pas nécessairement permanents ».
Selon cette analyse « une pression physique modérée » n’est pas une torture. Des traitements simplement cruels, abusifs ou inhumains ne sont pas des « tortures ». Quoiqu’ils n’aient pas été spécifiquement discutés dans ce mémo, d’autres officiels, dont Rumsfeld, ont plus tard déterminé que des actes tels que déshabiller les détenus, les doucher à l’eau froide, les bombarder de musique très forte pendant des heures, les contraindre à adopter des positions physiquement stressantes, les placer dans l’obscurité totale, les menacer avec des chiens, les humilier sexuellement, etc. n’étaient pas de la torture. N’oublions pas que ces conseils ont précédés les tortures d’Abu Ghraïb.
Et si cette définition étroite ne suffisait pas à protéger les officiels et les interrogateurs américains de toutes poursuites, Yoo offrit à Bush l’échappatoire suprême . Yoo écrivit (et son patron, Bybee approuva) que toute tentative d’appliquer la loi anti-torture au président dans l’exercice de son autorité en tant que commandant en chef des forces armées serait nulle et non avenue, et même inconstitutionnelle ! Le mémo dit : « En tant que commandant en chef, le président détient le pouvoir constitutionnel d’ordonner l’interrogation des combattants ennemis. »N’importe quelle méthode, y compris la torture, pourra être employée si le président estime qu’elle est nécessaire et fondée sur « l’autodéfense nationale ». Le mémo continue : toute mesure « qui limiterait la direction présidentielle d’affaires guerrières aussi centrales que la détention et l’interrogation de combattants ennemis serait par conséquent inconstitutionnelle. » Même le Congrès ne possède pas le pouvoir de limiter les prérogatives présidentielles, selon Yoo et Bybee. Des personnes accusées par la justice américaine d’avoir utilisé des techniques d’interrogation extrêmes pourraient donc bénéficier de la protection présidentielle et invoquer des circonstances atténuantes telles que la « nécessité » et « l’auto-défense » [17]
Quand le mémo est parvenu à la presse après que le scandale d’Abu Ghraïb ait éclaté en 2004 [18], le département de la justice l’abrogea et affirma qu’il n’avait jamais été « opératoire ». Avant que le scandale n’éclate, M. Bybee fut nommé par Bush et confirmé par le Sénat au poste de juge dans la plus haute juridiction du pays après la Cour Suprême, la Ninth Circuit Court of Appeals, où il occupe à présent un emploi à vie (dans lequel il est supposé soutenir et protéger la Constitution).
William Haynes avait été nommé par Bush à une autre cour d’appel fédérale, mais il n’a pas eu autant de chance que Bybee. Sa nomination a été ralentie par les Démocrates et sa confirmation échoua après que son rôle dans le débat sur la torture ait été révélé [19]. Et bien sûr, nous savons tous que le promoteur de la torture a eu sa promotion : Bush a nommé Alberto Gonzales Attorney General of the United States [20] et le Sénat contrôlé par les Républicains a approuvé cette nomination. [21]
C’est afin de répondre à l’un de ces mémos secrets définissant étroitement la torture que plusieurs des juristes de carrière des forces armées se sont tournés vers Scott Horton, dirigeant du Human Rights Committee of the Association of the Bar of the City of New York, pour lui demander son aide. Il faut peut-être avoir pratiqué le droit militaire pendant presque trente ans _comme je l’ai fait _ pour réaliser à quel point il est sidérant que les plus hauts juristes militaires en soient venus à demander l’aide d’un avocat civil pour défendre le droit et la tradition militaires : et ce pour lui demander de l’aider à contrer des extrémistes déchaînés placés au-dessus d’eux dans l’autorité civile !
Je dois mentionner qu’il y eut un autre héros parmi les grands juristes militaires, un civil du nom d’Alberto J. Mora, le General Counsel de la marine, qui résista vigoureusement aux tentatives de son patron, M. Haynes, et d’autres personnes proches de Cheney de justifier la torture, la cruauté et les mauvais traitements à Guantanamo. Mora ne put demeurer « un membre de l’équipe ». Il ne pouvait tout simplement pas accepter l’idée d’accorder l’immunité à des criminels... avant même que les actes criminels ne soient accomplis ! [22]
Il est clair que M. Mora et les Judge Advocates General ont le sens de l’histoire, pas les juristes de Bush/Cheney. [23]
La mentalité totalitaire des juristes de Bush/Cheney
La chose la plus inquiétante au sujet des mémos des juristes de Bush/Cheney est la mentalité totalitaire qu’ils révèlent. Dans l’Allemagne nazie, la torture d’accusés « normaux » était illégale. Mais en ce qui concernait les « ennemis de l’Etat » (substituez à ces mots ceux de « combattants illégaux »), cela prenait une autre tournure. Le Conseiller Juridique de la Gestapo Werner Best posa cette distinction : « tant que les forces de police respectent la volonté des dirigeants du pays, elles agissent légalement » [24] (si Hitler dit que c’est légal, c’est légal). Dans son livre très appécié Hitler’s Justice : The Courts of the Third Reich, le procureur et professeur de droit Ingo Müller montre comment les juristes allemands tournèrent les lois traditionnelles du pays qui avaient protégé les libertés afin de convertir à peu près toutes les atrocités nazies en un acte « légal ». Le concept de « défense de l’Etat » (analogue aux arguments « nécessité » et « autodéfense » pour le pouvoir débridé de Bush) fut utilisé pour écraser toute opposition au régime, et devint la justification de l’assassinat légal. [25]
Même si une comparaison entre les crimes de l’Allemagne de 1940 et ceux de l’Amérique entre 2002 et aujourd’hui révèle une énorme différence d’échelle, la question se pose malgré tout : quelle différence y a-t-il entre d’un côté la défense par le Conseiller Juridique de la Gestapo de forces de police appliquant « la volonté des dirigeants du pays », afin de justifier la torture, et, d’un autre côté, le mémo de Bybee affirmant que Bush dispose du pouvoir d’ordonner n’importe quelle mesure relevant de cette soi-disant « autorité centrale » en tant que commandant en chef, afin de justifier la torture ?
La réponse est évidente : il n’y a pas de différence. [26]
En plus des parallèles dans le raisonnement juridique, il y a au moins un autre parallèle significatif dans le type des acteurs qui jouent leurs rôles respectifs dans les deux systèmes juridiques.
Scott Horton, l’avocat des droits de l’homme que j’ai cité plus haut, a écrit et donné de nombreux cours comparant le débat sur la Convention de Genève dans les milieux juridiques du Troisième Reich, et le débat sur la Convention de Genève dans le gouvernement Bush. [27]
Horton révèle que le feld-maréchal Keitel donna des ordres qui créèrent deux types d’ennemis dénués de droits : le Kommissarbefehl [Ordre du Commissaire] affirma que les commissaire politiques du parti communiste qui accompagnaient les soldats soviétiques au combat pouvaient faire l’objet de tortures et d’exécutions sommaires ; selon le Kommandobefehl [Ordre du Commando], les commandos alliés capturés à l’arrière des lignes allemandes pouvaient subir le même sort. [28] Ces gens-là étaient les « combattants illégaux » du Troisième Reich.
Selon Horton, ce sont les juristes militaires allemands qui « menèrent un vaillant combat pour contrer ce point de vue ». [29] Menés par Helmut James von Moltke, conseiller juridique de l’état-major général allemand, ils tentèrent de persuader les lèche-botte d’Hitler que l’Allemagne avait plus intérêt à respecter le droit humanitaire international. Peine perdue. Un autre avocat militaire, appelé Berthold, Comte Schenk von Stauffenberg, essaya lui aussi de retenir les juristes politiques de Hitler. Il échoua lui aussi et finit, tout comme Moltke, par être exécuté par sa participation au complot pour assassiner Hitler. A l’instar des juristes militaires du Troisième Reich, les juristes militaires américains essayèrent d’empêcher les juristes politiques d’abandonner les lois et les traditions démocratiques de leur pays.
A revenir sur les raisonnements parallèles des avocats de Hitler et ceux de Bush, mentionnés au début de cet article, est-il possible d’affirmer avec logique que les comparaisons entre les deux régimes ne sont absolument pas crédibles ? [30]