« Répéter, c’est se comporter, mais par rapport à quelque
chose d’unique ou de singulier, qui n’a pas de semblable ou
d’équivalent. Non pas ajouter une seconde et une troisième
fois à la première, mais porter la première fois à la énième
puissance. Ce n’est pas la fête de la Fédération qui
commémore ou représente la prise de la Bastille, c’est la
prise de la Bastille qui fête et qui répète à l’avance toutes les
Fédérations ».*
Comme sa désignation courante l’a bien compris, Mai 68 est un événement. Il s’agit plus précisément d’un événement révolutionnaire et émancipateur. En effet, par les conditions de son émergence, la nature de ses désirs et de ses aspirations, l’ampleur et le nombre des forces qu’il a mobilisé et qui l’ont rendu possible, Mai 68 a montré aux yeux de tous les mensonges et la fragilité de l’ordre existant. Il a menacé ses fondements et affirmé brusquement la possibilité évidente que d’autres mondes et d’autres vies étaient possibles.
En ce sens Mai 68 échappe à toute commémoration, à toute interprétation qui ne peuvent qu’appartenir à l’ordre et à la logique réductrice dont cet événement était non pas la négation mais l’altérité absolue. Commémorer mai 68 c’est célébrer un cadavre, le déterrer de nouveau (tous les dix ans), pour le ré-enterrer sous un monceau de considérations sans rapport avec l’événement dont il est le nom. Interpréter et analyser mai 68, c’est autopsier ce cadavre, faire l’inventaire de ses composants et s’étonner que tant de restes dérisoires (archives de police, photos, témoignages) aient pu donner corps un jour à une réalité dont on sent bien qu’elle échappe à tout inventaire, à toute réduction, à toute classification et à toute explication présentes.
Quarante ans plus tard et au regard de la malveillance, de l’étroitesse et du cynisme des temps présents, les évènements de Mai 68 ne peuvent être que ridicules. Et c’est tant mieux. Car ils échappent ainsi à cette mémoire et cette histoire que Nietzsche qualifiait de monumentales ; une mémoire et une histoire de fossoyeurs, avec leurs mausolée, leurs basiliques, leurs panthéons et leurs prêtres au langage sonore et vide.
Les événements de mai 68, seuls d’autres événements, analogues, peuvent en saisir le sens : ces innombrables et souvent imperceptibles moments d’arrêts, de révolte, ces pas de côté minuscules ou de grande ampleur qui traversent et déchirent aussi bien les sociétés que les groupes et les individus, là où sans cesse tout est toujours possible.
*Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968,