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Un entretien avec Ibrahima Thioub
Réflexions sur l’esclavage et la traite des noirs
Article mis en ligne le 13 juillet 2008

Ce spécialiste de l’esclavage, qui intervient dans « les esclaves oubliés », deuxième documentaire diffusé par la chaine franco allemande, revient ici sur la question de la participation africaine à la traite atlantique. Rappelant que ce n’est pas en tant qu’objets ou victimes, mais bien en tant que sujets actifs que les Africains ont participé à leur propre histoire, Thioub insiste sur la nécessité de regarder ce passé en face, quels que soit les risques de récupération, pour en conjurer les conséquences dans le présent.

Comment capturait-on les esclaves dans le cadre de la traite atlantique ?


Ibrahima Thioub.
Il y avait trois voies principales : la voie marchande, la voie pénale et la voie martiale, la vente de prisonniers de guerre.
Le plus souvent, les Etats guerriers ne faisaient pas le commerce eux-mêmes, parce qu’ils étaient spécialisés dans la guerre. Avec le développement de la traite, dans certaines régions, des bandes armées se forment, qui se spécialisent dans la chasse aux esclaves. Ils repéraient des endroits non protégés et les attaquaient, ou organisaient des guets-apens. Ils arrivaient dans un village, l’incendiaient et attrapaient des gens.

Encore aujourd’hui, dans les villages du Sénégal, on dit qu’il ne faut pas sortir aux heures les plus chaudes de la journée ou au moment où le soleil va se coucher. C’est un héritage de la chasse aux esclaves, car ces moments étaient les moments particulièrement dangereux de la journée : en pleine journée quand il fait extrêmement chaud, quand les gens ont quitté les champs pour aller se reposer au village et qu’il n’y a plus personne alentour ou au coucher du soleil, parce qu’il fait suffisamment sombre pour que les chasseurs d’esclaves puissent disparaître, mais encore assez clair pour qu’ils puissent voir leurs proies.

Comment se faisait le contact entre les commerçants européens et ces chasseurs d’esclaves ?

Ibrahima Thioub. Il y avait d’abord les commerçants autochtones, qui étaient de connivence avec ceux qui contrôlaient des Etats africains souvent très militarisés.
Ils avaient des réseaux, qui connaissaient les routes par lesquelles passer pour ne pas être interceptés. Ils étaient sous la protection des Etats et payaient bien sûr des taxes pour cela. Les Etats, de leur côté, n’avaient pas intérêts à les attaquer, puisque c’étaient ces marchands qui servaient d’intermédiaires avec les compagnies européennes. Ces groupes marchands formaient des caravanes d’esclaves qu’ils acheminaient vers des marchés intermédiaires.
Il y avait des marchés très spécialisés comme dans le nord du Ghana en pays dagomba. Le royaume Ashanti (1) par exemple, allait capturer des esclaves, les livrer au marché. Les commerçants qui étaient sur place constituaient leurs caravanes de marchandises, principalement d’esclaves, qu’ils acheminaient sur la cote. Là, ils négociaient avec les capitaines de bateau ou avec les courtiers européens qui étaient installés par endroits sur la côte, à Gorée ou à Elmina (2)

Que faisaient les commerçants européens ?

Ibrahima Thioub. La traite démarre au XVe siècle et atteint son apogée au XVIIe.
Pendant cette période, les puissances européennes ont des visées commerciales sur l’Afrique mais pas encore de visées conquérantes. La seule chose qui les intéressait, c’était d’avoir des points d’appui : des forts, des comptoirs ou, le long des cours d’eau, des escales. Très souvent, ils négociaient ces points d’appui avec les pouvoirs locaux. Il s’agissait d’endroits stratégiques faciles à défendre, où les Européens pouvaient négocier en position de force, c’est-à-dire sans être trop dépendants des marchands ou des Etats autochtones.

Parfois, les Européens restaient dans leurs bateaux, particulièrement sur les voies navigables, parce qu’ils offraient une meilleure protection. Les Européens n’avaient pas alors les moyens politiques et militaires d’aller chercher les esclaves eux-mêmes. Ils avaient certes des armes et des bateaux de guerre qui protégeaient la marine marchande, mais ils ne pouvaient pas débarquer leurs armés à terre parce qu’à l’époque, ils n’avaient pas les moyens de soigner des maladies particulièrement meurtrières pour les Européens, comme la maladie du sommeil ou la malaria. Une armée européenne qui se serait aventurée dans les terres en Afrique aurait été très rapidement décimée. La connaissance géographique du territoire était de plus extrêmement limitée, et ce jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les Européens doivent donc rester sur la côte et attendre que des commerçants africains leurs amènent les marchandises dont ils ont besoin, de la gomme arabique, de l’or, de l’ivoire mais surtout des esclaves.

Il y a des courtiers, qui parfois, comme dans la région des Rivières du sud, vers l’actuelle Guinée-Bissau, sont des métis. Autre exemple : le long du fleuve Sénégal, il y avait des escales, celle du Coq rouge, celle du Terrier, où les Maures apportaient de la gomme et des esclaves. Les Etats du nord Sénégal, le Walo, le Fouta, amenaient eux aussi des esclaves là, ou alors à Saint Louis, à l’embouchure du fleuve Sénégal. Il s’agissait donc d’un commerce assez complexe, avec des situations très variées, mais dans lequel les Européens n’avaient pas les ressources technologiques, politiques et militaires pour pénétrer à l’intérieur du continent et participer à la chasse aux esclaves, même s’ils ont pu le faire sporadiquement sur les côtes.

Y a-t-il eu des mouvements de refus ou de résistance à ce commerce ?


Ibrahima Thioub.
Il y en a eu énormément. C’est d’ailleurs cela qui me fait m’opposer à la thèse selon laquelle les Africains n’avaient qu’un seul choix : être esclave ou chasseur d’esclaves. Dès cette époque, des Africains ont engagé de façon très délibérée et très consciente un combat contre la traite. On a plusieurs exemples.

Il y a eu d’abord les communautés qui se sont organisées pour l’autodéfense, qui se sont installées dans des zones refuges, inaccessibles aux chasseurs d’esclaves ou qui ont mis en place des organisations spatiales qui leur permettaient de contrôler les entrées et les sorties de leur territoire. On aussi eu des mouvements plus vastes. Ainsi, en 1673, un mouvement s’est développé en Mauritanie puis dans le Sénégal actuel. Ce mouvement s’appelait Poub Naan. Poub est un mot arabe qui veut dire renoncer ou cesser de faire une mauvaise action ; Naan signifie boire en wolof. C’était un mouvement de tempérance contre la consommation d’alcool, parce que le mouvement avait compris que c’était la consommation d’alcool qui était le carburant de la traite : en échange des esclaves, les Européens amenaient de l’alcool que les élites qui contrôlaient les Etats consommaient, et aussi des armes avec lesquelles ils chassaient les esclaves. On avait donc un cycle alcool-armes/esclaves.

Le mouvement Poub Naam, qu’on a aussi appelé « La guerre des marabouts » parce qu’il était sous le leadership des chefs musulmans, a cherché à mettre fin à ce cycle et à arrêter l’esclavage. La position du dirigeant de ce mouvement, Nasr al Din, nous est connue au travers d’un rapport du directeur de la Compagnie du Sénégal, une compagnie française qui avait à l’époque le monopole du commerce dans la région : selon ce rapport, le mouvement Poub Naam expliquait aux populations qu’elles ne devaient pas être les esclaves de leurs rois, que ces derniers n’avaient pas le droit de les piller, de les vendre, et qu’au contraire, Dieu leur avait donné des rois pour que ceux-ci les les protègent. Ce mouvement a ainsi incité les populations à la révolte contre les Etats africains qui participaient à la traite, et il a ainsi pu prendre le pouvoir dans les différents Etats de la Sénégambie(3).

Une fois les Etats négriers vaincus, des rois musulmans choisis dans la population ont été installés. Cela a asséché le commerce, à tel point que le directeur de la Compagnie du Sénégal a dû faire un rapport aux actionnaires pour leur expliquer pourquoi il ne trouvait plus d’esclaves. Pour mettre un terme à cela, la Compagnie du Sénégal s’est alliée avec les Tiedo, c’est-à-dire les groupes militarisés qui contrôlaient les Etats négriers et qui organisaient la traite jusque-là. Elle leur a fourni des armes qui leur ont permis de vaincre le mouvement maraboutique en 1676. Ce mouvement n’a donc duré que 4 ans mais il a constitué c’est un tournant extrêmement important dans l’histoire de cette région. A partir de ce moment, l’islam est devenu un refuge contre la traite atlantique.

Les réformateurs musulmans ont organisé la population : des communautés musulmanes se sont formées et dans de nombreux villages, des groupes se sont organisés pour se défendre contre les esclavagistes. C’est certainement cela qui explique que la Sénégambie n’a pas fourni autant d’esclaves que par exemple ce qu’on appelait la Côte des esclaves, dans l’actuel Bénin. On peut expliquer cette forme délibérée d’opposition par le fait que les populations de la Mauritanie ont souffert de la réorientation du commerce transsaharien vers l’Atlantique. _ Mais on peut aussi prendre en compte la dimension religieuse de l’interdiction de l’alcool, et dire que c’est un mouvement qui a compris que la consommation d’alcool et d’armes par les élites autochtones, nourris la traite et la violence sur les populations . Le deuxième exemple est très différent. Il s’agit d’une révolution musulmane qui a lieu sur le fleuve Sénégal en 1776, en même temps que la Révolution américaine.

Quand les Almamy(4) créent cet Etat, qui occupait toute la moyenne vallée du Sénégal et qui était sur la route des esclaves, ils ont décidé que tout bateau passant par leur territoire devait être inspecté. Les esclaves qui se trouvaient dans ces bateaux étaient libérés s’ils étaient capables de réciter le premier verset du Coran. Des communautés musulmanes se sont organisées pour racheter et libérer des musulmans qui avaient été fait prisonniers pour être exportés en Amérique. Cet Etat s’est particulièrement constitué en réaction contre le trafic organisé par les Maures qui descendaient sur le fleuve et allaient chercher des esclaves.

Quelles étaient les motivations des groupes africains qui ont participé à la traite ?

Ibrahima Thioub. A partir du démarrage de la traite, les Etats côtiers et les communautés qui vivaient sur les côtes ont acquis des produits venant de l’extérieur, qui leur ont donné la capacité d’entrer en dissidence par rapport aux grands Etats qui s’étaient constitués jusque-là. Pour ce qui est de la Sénégambie, la région que je connais le mieux, avant le démarrage du commerce des esclaves, la majorité des Etats étaient orientés vers l’intérieur de l’Afrique. Qu’ils s’agissent des grands empires médiévaux comme le Ghana, le Mali ou le Songhay (5), tous avaient leurs capitales très loin dans les terres, sur la boucle du Niger, sur le Haut Sénégal. La côte était une périphérie, tant du point de vue politique qu’économique, une région sous-développée. Les groupes qui y vivaient se sont donc saisis de l’opportunité du commerce avec les Européens pour s’armer et se libérer. Ils sont ainsi entrés en dissidence. _ Les ex-provinces côtières des empires se sont constituées en Etats indépendants qui ont continué le commerce. On a donc une atomisation de l’espace politique, avec la multiplication de petits Etats qui, tous, ont des débouchés sur la côte, parfois juste de quelques kilomètres, qui leur permettent d’avoir un ancrage avec les compagnies européennes. Pour conserver leur force, ils vont se militariser de plus en plus et utiliser la violence comme mode d’accès et mode d’exercice du pouvoir. Les ressources qui entretiennent ce pouvoir viennent principalement de l’extérieur – le pouvoir se produit par l’extraversion. Cette extraversion se retrouve aujourd’hui quand les dirigeants en Afrique, donnent l’impression que leurs opinions publiques sont plus à RFI et à la BBC que dans la presse de leur pays. Ils sont plus sensibles à leur image extérieure qu’intérieure, parce que les instruments qui leur permettent de se maintenir au pouvoir viennent de l’extérieur. A l’époque de la traite, les produits qu’apportaient les Européens, permettaient à ces groupes côtiers militarisés soit de contrôler physiquement le pouvoir (armes, fer), soit d’accéder à des produits qui sont symboliques du pouvoir (verroterie, alcool, tissus, pacotille)… Se met alors en place une culture, qui perdure jusqu’à nos jours, dans laquelle seul est valorisé l’objet qui vient de l’extérieur, même quand il ne sert à rien. A partir de ce moment là, c’est le contrôle de l’Etat qui permet d’accéder aux ressources, en dehors de la production.

Ce n’est donc plus la productivité qui détermine les revenus, c’est le contrôle de l’appareil d’Etat. Du coup, les Etats qui se mettent en place durant cette période de la traite atlantique sont tellement peu préoccupés par la production qu’ils vendent les producteurs comme esclaves ; ils peuvent même brûler des récoltes, qui leur rapportent peu. Ils détruisent, ils pillent, ce sont des Etats prédateurs. Cette façon de faire est encore présente aujourd’hui. Le peu de ressources dont disposent la plupart des pays africains se retrouve transformées en Toyota ou en BMW. Ceux qui ont accès à ces ressources ne le doivent pas à leurs grandes entreprises ou à leur statut de capitaines d’industries, mais simplement au fait qu’ils sont détenteurs de pouvoir ou affidés des détenteurs du pouvoir. Leur richesse n’a rien à voir avec leur propre productivité, ce qui fait qu’ils procèdent à un gaspillage qui devient lui-même un signe d’exercice du pouvoir. Désormais, le luxe, l’ostentation font partie des modes de construction du pouvoir. Il n’y a qu’à regarder la façon dont les femmes des dirigeants africains sont couvertes d’or. Il existe une culture de consommation excessive, jusqu’au gaspillage et à la destruction, qui résulte de la façon dont ces Etats prédateurs et pillards se sont mis en place pendant plus de trois siècles qu’a duré la traite atlantique.

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