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Revue Lignes, n° 26. Immigration, rétentions, expulsions. Les étrangers indésirables
L’espace-camp et l’exception furtive, Alain Brossat.
Article mis en ligne le 13 juillet 2008
dernière modification le 14 juillet 2008

Le racisme et la xénophobie d’État se banalisent comme les pratiques de brutalités policières se multiplient, la machine à stigmatiser et à exclure s’emballe… La politique des quotas prônée par le "ministère des Expulsions" a pour résultat la peur, le désespoir, la mort.
Le 18 juin, la « directive de la honte » est adoptée par le Parlement européen au mépris des nombreuses protestations des associations et de la société civile. Directive qui prévoit d’étendre la rétention à dix-huit mois, la
détention et l’éloignement des personnes vulnérables (femmes enceintes, personnes âgées, victimes de tortures) et des mineurs isolés, le renvoi des étrangers dans un pays de transit.
Dimanche 22 juin, le centre de rétention de Vincennes est en feu au lendemain de la mort d’un homme enfermé dans ce centre.

Pour son vingt-sixième numéro, la revue Lignes a choisi de traiter de « cette sombre conjoncture que le présent volume veut penser en termes politiques, ainsi que les formes de résistances auxquelles elle donne lieu ».

En quel sens pourrions-nous dire que nous vivons encore ou à nouveau à l’âge des camps, soit en un temps où les camps, voire le camp, feraient distinctement époque et seraient des marqueurs incontestables de notre actualité historique et politique ?

Le rapport publié par la Cimade sur les centres et lieux de rétention, pour l’année 2006, sonne l’alarme. Il souligne que, avec l’allongement de la durée maximale de rétention, avec la multiplication du nombre des centres, l’augmentation du nombre des retenus, ce dispositif général tend à devenir tentaculaire. D’exceptionnel, le placement d’étrangers en situation irrégulière en CRA (centre de rétention administrative) devient routinier. Subrepticement, le dispositif change de fonction et d’échelle et, note le rapport, l’exception devient la règle sous l’effet d’une « politique globale d’expulsion ». Du coup, ajoute-t-il, on assiste à une transformation de ces lieux en camps.

CRA de Marseille

[…] Les camps sont bien de retour, en Europe occidentale et, plus généralement dans toutes les démocraties à l’occidentale où une partie de la main-d’œuvre étrangère séjourne et travaille dans des conditions « irrégulières ». Il s’agit d’un phénomène « global » puisqu’on l’identifie aussi bien en Australie, en Malaisie, à Taiwan qu’en France ou en Italie.

Succinctement, ce sont deux facteurs qui permettent de détecter des continuités fondamentales dans l’histoire des camps, européenne et mondiale, en tant que celle-ci constitue l’ombre portée de la brutalisation (G. Mosse) des rapports politiques et des pratiques répressives des États, essentiellement au XXe siècle : d’une part, l’enfermement dans des camps, quelle qu’en soit la forme, relève généralement d’un décret administratif, sur le modèle de la Schutzhaft pratiquée par les nazis, d’autre part, le camp est un lieu de rétention, de punition ou d’extermination de catégories ciblées et non pas d’individus condamnés selon des procédures régulières pour des infractions caractérisées à la loi. Ces éléments fondamentaux de continuité en relativisent d’autres : les facteurs topologiques (tous les camps ne ressemblent pas à Auschwitz, une briqueterie désaffectée fait également l’affaire, comme aux Milles, dans la banlieue d’Aix-en-Provence) et aussi le niveau de violence ou le degré d’horreur sévissant en de tels lieux (on ne tuait pas au camp de Pithiviers, qui était pourtant, pour certains, une antichambre des usines de la mort nazies).

De ce point de vue, la Cimade est parfaitement fondée à désigner les centres de rétention et les locaux de rétention (CRA et LRA) où sont enfermés les étrangers en instance d’expulsion comme des camps : c’est par décision administrative que ces personnes sont placées en ces lieux, sous l’autorité des préfets — des lieux gérés par la police. Et c’est bien en tant qu’il appartient à une catégorie épinglée comme indésirable, destinée à être refoulée — l’étranger-en-situation-irrégulière — qu’un individu s’y trouve confiné.
Le propre de la rétention (à distinguer soigneusement de la détention ici) est de signifier l’absence de droits de la personne : sa durée est élastique, au point qu’en 2007 un projet de directive européenne prévoyait d’en porter la durée possible à dix-huit mois ; d’autre part, en l’absence de règlement précis déterminant les conditions du séjour des étrangers en ces lieux, c’est pour une bonne part l’encadrement policier qui fixe les règles et impose les usages — d’où les brutalités, les vexations, les actes d’arbitraire qui y sont monnaie courante, comme l’ont fait apparaître sur la scène publique de nombreuses actions de protestation entreprises par des « retenus » (au centre du Mesnil-Amelot, à celui de Vincennes…) en janvier et février 2008.

CRA de Vincennes.

Par ailleurs, davantage que les prisons encore, les CRA et les LRA sont des espaces anomiques, nullement bornés ou encadrés par la loi : selon les nécessités du moment, à peu près tout espace clos peut se transformer, par décision administrative, en LRA où sera confiné pour une durée indéterminé un étranger en situation irrégulière : une chambre d’hôtel, une petite pièce dans un commissariat — des espaces qui peuvent aisément devenir des lieux de disparition (bien souvent, le retenu y est privé de tout contact avec l’extérieur, par téléphone notamment). En janvier 2008, un ancien hall de l’aéroport de Roissy situé entre les pistes a été purement et simplement réquisitionné par l’autorité préfectorale pour être transformé en zone d’attente, ce afin de faire face dans l’urgence à un afflux temporaire de demandeurs d’asile ; des couchettes sommaires ont été installées dans cette immense salle éclairée jour et nuit, sans séparations, ainsi que quatre douches de chantier…

On voit, grâce à cet exemple, la facilité avec laquelle peut bourgeonner, dans nos sociétés, l’espace-camp sans que d’aucune façon l’État de droit ne soit en mesure de dresser des obstacles face à une telle prolifération. Ces dispositifs en effet prospèrent sous le niveau de la loi ; ils ne sont pas illégaux, bien sûr, mais ils court-circuitent toutes les procédures légales selon lesquelles un individu peut se voir, en principe, dans nos sociétés, privé de liberté : garde à vue, mise en examen, placement en détention provisoire, instruction, renvoi devant une juridiction, procès, condamnation, placement en détention en vertu d’un jugement, etc. La rétention, en tant que dispositif de privation de liberté en vue de l’expulsion (« éloignement », selon le délicat euphémisme cultivé par Hortefeux), est exemplaire de l’apparition de ces espaces d’indistinction entre l’exception et la règle que cultivent toutes les démocraties policières contemporaines : elle relève d’une procédure générale dont le cadre est fixé par la loi, mais dont le propre est de traiter des séries d’individus assimilés à une espèce dangereuse comme s’ils étaient dépourvus de tout droit, comme des hors-la-loi. En d’autres termes, l’État de droit devient indistinct de pratiques de saisie des corps relevant d’une sorte d’état de nature dans lequel prévaut le droit du plus fort — ou bien alors d’une pratique « archaïque », antérieure à toute espèce d’institution du droit moderne — la mise au ban ou le vomissement par l’État des corps indésirables.

En d’autres termes encore, la prolifération de ces usages de l’exception ponctuelle, furtive (et non plus massive et compacte comme dans la forme classique décrite par C. Schmitt) suppose une désintégration de la notion même d’institution — dans ses rapports avec la loi. Il est bien évident que la loi s’effondre sur elle-même et devient, comme le dit Benjamin, indistincte de la violence pure lorsqu’elle en vient à « encadrer » (autoriser et légitimer) des dispositifs et des pratiques dont le propre est de dépouiller des individus de toute prérogative faisant d’eux des sujets de droit et donc de les réduire à l’état de « corps » purs et simples ou de viande humaine : ce qui est précisément le cas avec ces dispositifs voués à la saisie des étrangers indésirables, mais aussi avec la loi sur la rétention de sûreté, ou bien encore avec les tests ADN conditionnant le regroupement familial des étrangers vivant en France."

L’espace-camp et l’exception furtive , Alain Brossat.

Lire la suite dans Lignes, n° 26, Immigration, rétentions, expulsions. Les étrangers indésirables.

Le CRA de Vincennes en feu (photo Bellaciao)

Témoignage :

De retour de Vincennes.

Alors que je m’étais rendue au CRA, à appel du 9ème collectif des sans papiers à 15h, nous avons entendu des hurlements de la part des détenus et ensuite des flammes ont commencé à surgir d’une fenêtre qui venait d’être brisée.
D’énormes fumées noires jaillissaient d’un bâtiment latéral. Nous étions une cinquantaine en soutien et nous gueulions aux flics "assassins, libérez les sans-papiers, collabos".

Au bout d’une heure, les flammes qui sortaient de la fenêtre brisée devenaient plus importantes et brûlaient le toit en bois du bâtiment. Devant nous, sur le balcon qui longeait le bâtiment, se déroulait une course de flics avec des extincteurs "de salon" qui essayaient de l’extérieur de circonscrire les flammes devenues énormes. La situation était d’autant plus risible qu’avec une petite cuillère d’eau, ils auraient eu la même efficacité qu’avec ces extincteurs qu’ils ne savaient manifestement pas utiliser.
Alors que le feu embrasait tout le toit, nous gueulions de libérer les prisonniers, et deux flics, dont une femme flic de couleur, maintenaient la porte d’entrée (celle par où l’on passe pour rendre visite à des "détenus") fermée.

De tout leur corps, ils s’appuyaient sur cette porte et nous nous interrogions pour savoir si les sans papiers avaient été évacués.
Une heure et demie après, nous assistions à ce spectacle incroyable (une prison se détruisait sous nos yeux !), deux camions de pompiers sont arrivés et les flics ont commencé à nous repousser.
Un manifestant qui s’approchait très près d’eux pour demander des nouvelles des détenus, s’est pris une décharge de lacrymo en plein visage à 10 cm de l’engin que brandissait un flic rendu furieux par notre persévérance à les traiter de "SS, collabos, assassins".

Beija du 9ème collectif a pu contacter un détenu. Il lui a dit qu’ils avaient été évacués (après deux heures du début de l’incendie) dans le gymnase du centre, puis dans la cour. Ils devaient être allongés par terre, au milieu des fumées (l’air était irrespirable, même pour nous qui pouvions nous éloigner des flammes), des verres explosés par la chaleur, et pour ceux qui ne restaient pas calmes, c’était les bombes lacrymos et les coups violents de la part des flics. À ce propos, l’un d’entre eux aurait été battu à mort. Les détenus contactés par les portables, de l’intérieur et malgré les fumées et les coups, nous demandaient de ne pas les abandonner et de dénoncer leur situation.

Une quinzaine d’ambulances sont arrivées au centre, autant pour les voitures de police (que nous avons insulté au passage), des ambulances de la Croix rouge, et un hélicoptère serait intervenu. Nous ne savons pas très bien pourquoi.
Avec cette procession d’intervenants qui prenaient leur temps, avec l’arrivée de quelques huiles policières, nous avons été de nouveau repoussés par les flics... bombes lacrymo, courses, sommations etc... la circulation des badauds du dimanche a été perturbée et chacun derrière ses vitres nous demandait les raisons de toute cette agitation !
Refoulés à nouveau, alors que les flics reprenaient leur manoeuvre d’encerclement, nous avons émigré vers l’entrée du centre. Une forte odeur de brûlé et de lacrymo nous suivait. Arrivés devant le centre, le ballet des cars de flics, des ambulances a repris, des journalistes interrogeaient les élus arrivés à 19h, alors que le feu avait presque cessé et qu’aucune nouvelle des sans-papiers ne filtrait de l’intérieur.
"Z’avaient rien vu, rien entendu, mais pouvaient tout dire"... D’ailleurs aux infos, l’incendie du centre n’était qu’une annecdote sans lendemain !
La jeune journaliste de Rue 89 qui nous a suivis avec une bonne détermination, bravant la force musclée des "cognes", aura peut-être rédigé un article de qualité sur un évènement que, pour ma part, je n’oublierai jamais de ma vie !

Nous étions révoltés car, à un moment donné, nous avons demandé calmement aux flics de libérer les sans-papiers pour qu’ils ne meurent pas brûler. Ils ont répondu qu’ils obéissaient aux ordres et qu’ils n’avaient pas la possibilité d’évacuer ces personnes en danger !

Les ordres... pour obéir aux ordres, hier soir, ils ont déjà laissé mourir un sans papier !

Et nous, qu’allons-nous faire ?

Marie-Christine (groupe Pierre Besnard/Chroniques syndicales de Radio libertaire)