Divergences Revue libertaire en ligne
Slogan du site
Descriptif du site
Philippe Zarifian
Le délire sarkozien, la nostalgie du passé et le nouvel ordre
Article mis en ligne le 12 mars 2008
dernière modification le 11 mars 2008

1. Le délire

Depuis que Nicolas Sarkozy a été élu président de la République, il semble qu’un vent de folie souffle sur la France. De réformes en réformes, de coups médiatiques en coups médiatiques, de voyages à l’étranger en voyages, on finit, nous autres citoyens, par avoir le tournis. Va-t-il s’arrêter ? Ne serait-ce que marquer une pause ? Passera-t-on un seul jour sans qu’il occupe l’écran de nos téléviseurs ? Et où nous conduit-il ? Ne serait-on pas embarqués dans une sorte de bateau ivre ? La France titube. Le personnel politique se délite. Le Parti socialiste semble en voie de disparition à une vitesse inédite que personne n’aurait pu imaginer. Le Parti communiste est prêt à prononcer sa
dissolution, au grand malheur de sa dirigeante qui semble être totalement à court d’idées et d’analyse. C’est peut-être cela l’ivresse suivant quelque malheur : on n’arrive plus à penser. Seul reste le réflexe essentiel : tenir debout, ne pass’affaler. Les grandes organisations syndicales ne vont guère mieux. Elles semblent totalement prises de vitesse par les réformes et les coups médiatiques, ne sachant plus que dire et que faire. Un monde politique et syndical totalement déboussolé.

Comment est-ce possible, et aussi vite ?

Bientôt toute opposition, un tant soit peu organisée et puissante, aura disparu. Il n’y aura plus que l’espace des révoltes. Un Sarkozy triomphant sur un champ de ruines, alors que ses réformes n’ont même pas eu encore le temps de s’appliquer, de produire leurs effets.

Vent de folie ou plutôt bulle délirante ? Est-ce que Sarkozy et les siens ne sont pas en train de nous enfermer dans un délire, dans leur délire ? Un délire au sein duquel il nous déplace à leur guise comme les éléments d’un mauvais rêve ou les personnages d’un monde virtuel. Un délire sans fin, sans vraie finalité autre que sa propre existence, sans horizon ni repère. Dans ce délire, tout est joué avant même que le jeu n’ait commencé. Battus d’avance : voici ce que nous semblons devenir. Et si ce délire n’était pas autre chose qu’une phase régressive de l’éternel retour ? Un moment dans la spirale ?

Essayons de poser les pieds sur terre

Sarkozy n’est pas seulement, ni peut-être principalement, contrairement à ce qu’il aime faire croire, un personnage d’action. C’est un personnage de discours sur l’action, et c’est à travers ce discours que son délire tend à nous envelopper.

J’ai déjà noté le caractère particulier de ce discours. C’est un discours qui, quand bien même il répond à des questions (et il n’esquive aucune question), possède une forte particularité : il se clôt sur lui-même et n’appelle aucun échange langagier, n’amorce aucune discussion, ne provoque aucune autre question. En ce sens, c’est un discours délirant, celui d’un être déjà enfermé dans un espace clos, dans lequel il fait aussitôt entrer toute question, toute interpellation.

Il procède, quel que soit le thème, toujours en trois temps :

  premier temps : le constat, d’un constat d’évidence, qu’il fait passer pour un pur constat, objectif, mais qui ne l’est aucunement. C’est déjà un constat de stigmatisation. Ce ne sont pas nécessairement des personnes qui sont stigmatisées. Ce sont aussi des faits. Des voyous ont brûlé des voitures ou ont agressé des forces de l’ordre. C’est intolérable. L’existence des régimes spéciaux de retraite est une injustice. Ce n’est pas à discuter. Le jugement d’opinion qui est alors émis est posé comme un fait véridique indiscutable. « Qui pourrait mettre en question une telle évidence ? » D’ailleurs, chaque énoncé de Sarkozy au cours de cette première étape pourrait être ponctué de cette interrogation. On assimile le jugement moral à un fait.

  Deuxième temps : « il en découle que » ; suit l’énoncé d’une action, moralement justifiée, qui va mettre fin, radicalement (une « vraie réforme », une « véritable action »), à l’état constaté. On va juger et punir les voyous, soigneusement distingués du reste de la population des « banlieues », on va supprimer les régimes spéciaux et les faire rejoindre le régime général.

Que dire après ? Tout cela relève du bon sens, de la pure évidence. Ce n’est même pas discutable. Ce n’est pas le bon sens populaire, ce n’est pas teinté de démagogie. Non, c’est le bon sens tout court, qui transcende tout découpage social. Le bon sens, c’est-à-dire le sens commun. D’ailleurs les découpages sociaux n’ont plus lieu d’être. Nous sommes tous équivalents et identiques dans le partage du même bon sens.

  Un troisième temps cependant, plus implicite, apparaît : « Vous voyez, ce que j’avais dit, je l’ai fait. » Car il faut que ça passe, que le mal soit éradiqué, que la morale triomphe.

Le scénario est toujours le même : si la résistance à une réforme se manifeste, le gouvernement négocie. Il négocie des contreparties financières, quitte à renvoyer à plus tard les conséquences de la montée du déficit public. Mais la réforme, symboliquement et dans ses effets sur l’ordre social, passe. Et plus ça passe, plus les oppositions s’étiolent, prises de vitesse, mais aussi prises de court en matière d’argumentation, car à aucun moment le registre sollicité n’est argumentatif, à aucun moment un débat d’aucune sorte n’a été ouvert. Les syndicats, seule force d’opposition organisée restante, n’ont pas sur quoi agir. Ou, plutôt, la légitimité de leur action est d’avance discréditée. Ils partent déjà vaincus. Seule en restera une immense rancœur, un goût amer dans la bouche et des concessions financières.

Le triomphe du bon sens, avec son arrière-plan moraliste, n’est pas autre chose que la fin de la démocratie : le débat et les oppositions d’idées et de projets n’ont plus lieu d’être. Aucune option différente n’est ouverte, voire envisageable. Nous sommes plongés dans la permanente évidence, le « il va de soi que ».

En même temps qu’il répond, Sarkozy interpelle. Il interpelle au nom du bon sens et de la morale qui lui est immanente. Toute différence peut devenir injuste et catégorielle et est donc passible d’une « réforme ». Il n’oppose pas les droits de l’homme, ne verse pas dans l’universalisme républicain. Il oppose les comportements normaux et donc normés du bon Français, de l’identité française. Une seule différence, un seul écart est juste : celui des richesses. À chacun selon son mérite. Cela est valable pour les individus. Cela l’est pour les institutions, transformées en organisations : à chaque université selon son mérite. Et pourquoi pas à chaque prison ? Tout devient susceptible de concurrence et de mérite, tout devient « entreprise ». De l’individu lui-même jusqu’à l’entreprise France, nous vivons dans un univers empli d’entreprises, univers qui suppose que tout ce qui ne l’est pas soit progressivement détruit.

Le délire sarkozien nous enveloppe. Il s’apparente à la production d’une bulle, qui se ferme sur elle-même au fur et à mesure de sa construction. Nous nous trouvons enfermés, nous nous enfermons dans une bulle translucide aux parois étanches. De son intérieur, nous pouvons voir l’extérieur. Ce dernier est chaotique et barbare. Le voyant, mais à l’abri, nous pouvons tout à la fois nous faire peur et nous sentir rassurés. On ne peut entrer dans la bulle que sous condition. Si l’on n’est pas de nationalité française, il faudra répondre à des critères bien déterminés. Et, si l’on est français, il faudra donner en permanence la preuve de sa normalité. Mais, en contrepartie, en quelque sorte, le président de la République pourra aller jusqu’à retirer, par un geste spectaculaire, quelque Français (ou équivalent) d’un lieu de l’univers barbare et chaotique qui nous est quotidiennement montré à travers les grands médias. Le nez collé aux parois translucides, nous pouvons, chacun de nous, nous dire : « Quelle chance j’ai de vivre en France en bon Français ! » L’identité nationale n’est pas un vain mot. Nous délirons. Le délire n’est pas autre chose que le montage de cette bulle imaginaire au sein de laquelle nous sommes invités à nous croire rassurés. Les inégalités de chances et de richesse sont alors bien peu de chose, un bien faible tribut à payer. L’absence de liberté et de débat est le fruit de la sécurité ainsi accordée. Nous vivons comme dans un film de science-fiction : la cité isolée. Dehors un air pollué, un univers irradié. Qui aurait l’idée incongrue d’essayer même d’en sortir, bien qu’il faille en permanence veiller à toute intrusion ? Les normaux face aux anormaux. Le bon sens est l’incarnation même de cette normalité, sa preuve tautologique.

Dans une telle bulle, il est inévitable que le policier et le sécuritaire tiennent, à côté des moyens d’idéologisation du peuple, une place majeure. Comme je l’ai souvent dit, nous avons basculé dans un régime sécuritaire de contrôle, implicitement édifié sur une guerre civile interne qui ne dit pas son nom. Tous les films de science-fiction, eux, le disent et le mettent en scène. Car la normalité ne peut pas aller sans la déviance. Le chaos barbare est externe, mais il existe des foyers internes, parfois alimentés par l’externe (les réseaux terroristes en sont l’illustration), mais souvent inhérents à l’ordre interne. C’est pourquoi il faut que le fichage et la répression soient particulièrement durs et bien mis en scène. Au sein de la bulle, il est un métier d’avenir : non seulement celui de policier ou de gardien de prison, mais d’abord celui d’entrepreneur de construction de ces prisons, qui, au fond, symbolise à lui seul toutes les vertus (et, si les murs des prisons pouvaient être translucides, ce serait encore mieux : des bulles au sein de la bulle).

2. La nostalgie

Quel est le modèle de l’homme, et donc de la société, que Sarkozy et les siens nous proposent ?

Il est très simple : il emprunte au modèle libéral, dont Locke, au XVIIIe siècle, reste l’inventeur le plus abouti. Ou, plus exactement, la retouche actuelle consiste à ajouter à l’individu isolé, petit propriétaire, un zeste d’entrepreneur capitaliste. Cela permet de sceller l’alliance entre les deux, le petit propriétaire étant choyé par la nouvelle politique de Sarkozy.

La société n’est pas autre chose qu’une coexistence d’individus isolés qui agissent selon quelques principes élémentaires :

  la liberté d’entreprendre (au sens général de ce terme),
  l’égalité des chances,
  la responsabilité individuelle, à commencer par la responsabilité de soi, de sa propre situation, de sa propre trajectoire, de son échec autant que de sa réussite,
  le travail et l’effort,
  le mérite,
  et la place à laquelle on arrive, grâce à l’activation de ces principes dans la hiérarchie sociale, qui est soit une hiérarchie des richesses possédées, soit une hiérarchie des pouvoirs, soit les deux à la fois.

Sarkozy est lui-même l’incarnation de ce modèle, la meilleure réussite qui soit. Travail, mérite, effort, responsabilité de son propre parcours, progression dans la hiérarchie des pouvoirs (et accessoirement des richesses) : tout y est. Il est le modèle même du parvenu. Et personne ne lui contestera ce mérite, car il est effectivement parvenu, avec beaucoup d’efforts pour s’imposer. Ces individus isolés et responsables ne peuvent en effet parvenir sans écraser nombre de pieds et de mains.

Dans cette société libérale, au sens précis de ce terme, chacun finit par occuper sa place. Les moins méritants restent en bas. Ils restent pauvres, à moins qu’ils ne le deviennent (car le trajet de la montée vers le haut peut être aussi celui de la brutale descente). Néanmoins, même situés en bas de la hiérarchie, ces individus n’en sont pas moins méritants : un petit mérite est un mérite. Le président de la République saura lui serrer la main. Et il ne confondra pas entre un petit méritant et un voyou. On peut être pauvre, mais rester dans la normalité.

Ce modèle est fondamentalement nostalgique : il parle d’un type d’homme et de société qui, en réalité, n’existe plus, mais qui a été. C’est cela la puissance de l’idéologie : nous faire croire que ce qui a été est encore et pour toujours. Entre-temps, entre la vraie société libérale de l’époque de Locke et la société nostalgique de Sarkozy, il y aura eu l’affreuse parenthèse de l’individu socialisé et du droit social.

Dans l’éternel retour, il y a bel et bien un retour, « idéellement » produit.

Mais de quoi nous parle réellement cette musique nostalgique ? Dans quelle réalité sociale et politique vivons-nous ?

3. L’ordre

Nous ne vivons pas, nous ne revivons pas le passé. L’univers actuel n’est pas libéral. C’est uniquement son idéologie qui l’est.

Nous vivons l’instauration d’un « ordre nouveau ».

Il y a effectivement un certain ordre social qui se délite et que Sarkozy et son gouvernement se donnent pour but premier de détruire complètement. Il s’agit d’achever ce que les gouvernements précédents n’avaient fait qu’entamer et que les évolutions sociétales elles-mêmes disqualifient.

Quel est cet ordre ancien ? Une parenthèse historique, l’ordre socialisant qui s’était donné pour but de détruire le libéralisme, l’ordre de Durkheim, l’ordre de la solidarité et de la sécurité sociales, l’ordre des individus socialisés et intégrés à la fois, l’ordre de l’État providence. Refaire vivre idéologiquement le libéralisme, c’est discréditer l’antilibéralisme promu par cette parenthèse historique.

Pour bâtir un nouvel ordre, il faut achever de détruire le précédent, il faut fermer la parenthèse. On n’a que trop tardé, trop hésité. Il était temps que Chirac, cet indécis, cet homme du compromis, cet individu d’entre-deux-mondes, parte.

Personne mieux que Denis Kessler, ancien numéro deux du Medef, son meilleur idéologue, n’a indiqué de manière récente l’objet et l’enjeu de cette destruction :

« Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme…
 » À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux.
 » La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !...
 » Ce compromis (entre gaullistes et communistes), forgé à une période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de la Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.
 » Cette “architecture” singulière a tenu tant bien que mal pendant plus d’un demi-siècle. Elle a même été renforcée en 1981, à contresens de l’histoire, par le Programme commun.
 » Pourtant, elle est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. Elle se traduit par un décrochage de notre nation par rapport à pratiquement tous nos partenaires. »
(Revue Challenges, 4 octobre 2007.)

Denis Kessler indique donc de manière précise l’enjeu et la liste des destructions que le gouvernement Fillon, sous l’impulsion de Sarkozy, a commencé d’opérer et qu’il doit poursuivre. C’est toute l’architecture de l’après-guerre qui doit être abattue. Ce doit être des réformes « menées jusqu’au bout ».

Mais le nouvel ordre comporte aussi des aspects constructifs.
J’en distinguerai deux principaux :

  l’ordre économique, l’essor, sans entrave, du capitalisme de l’époque de la mondialisation et de la financiarisation et de ses incarnations concrètes, en France : les grandes firmes mondialisées et le capital de placement (fonds de retraite, fonds de placement, hedge funds, grandes banques…). Rappelons au passage que presque toutes les grandes firmes dites françaises sont aujourd’hui placées sous le contrôle majoritaire d’actionnaires anglo-saxons. Sur ce plan, Sarkozy prolonge la politique des gouvernements précédents : on défend d’autant mieux les intérêts du capitalisme mondialisé qu’on en parle moins. Mais on verra, bel et bien, dans la « suite » présidentielle, au cours des voyages du président, la cohorte des dirigeants de ces firmes et de ces banques, Sarkozy jouant, comme Chirac, le voyageur et le démarcheur de commerce. Ce qu’apporte de nouveau Sarkozy, c’est la prise en compte des managers de ce capitalisme mondialisé, au double sens où il leur accorde des nouveaux avantages fiscaux et, de plus, promeut idéologiquement leur valeur suprême : la richesse (en monnaie, actions, biens physiques, etc.). La promotion des biens de luxe est même devenue une sorte de signe distinctif de lui-même, de sa famille, des membres de son gouvernement (Rachida Dati qui pose dans les magazines vêtue de robes luxueuses en est un bon exemple). Cela relativise le discours idéologique sur le mérite individuel et la responsabilité de soi. Personne ne peut être naïf au point d’ignorer qu’on n’accède pas à ces niveaux de richesse et de pouvoir sans avoir une « dot » de départ, un capital culturel familial et éducatif, un réseau d’influence, l’insertion dans cette caste des hauts dirigeants (insertion effective ou potentielle), des mises à l’épreuve permanentes, une adhésion profonde à l’ordre capitaliste (qui, économiquement, se présente tout autant d’ailleurs comme un désordre, marchant sans cesse au bord d’une grave crise financière et/ou monétaire). Il ne s’agit pas d’individus fictivement isolés, mais bel et bien d’une caste. Sarkozy lui-même n’est pas aussi parvenu qu’il veut bien en donner l’image !

L’illusion du self-made-man n’est pas crédible pour quiconque réfléchit et s’informe a minima. L’appui inconditionnel au capitalisme mondialisé suppose d’en assumer les effets (sur l’emploi, sur les niveaux attendus de rentabilité, sur la distribution des revenus, etc.). C’est pourquoi, d’ailleurs, pour un dirigeant politique qui est acquis à ce capitalisme, moins on en parle, mieux ça vaut, car cela reste toujours un sujet dangereux. Tous les discours publics sont tenus « comme si » le rapport économique et l’action de ces firmes n’existaient pas… Et leur absence de la scène publique permet de ne pas discuter de leur propre responsabilité quant aux effets de leurs actions.

 Mais il existe un second aspect du programme de Sarkozy et des siens, le volet proprement social et politique. Il tient en trois mots : sélectivité, marginalité, sécuritaire.
La sélectivité est déjà inscrite dans nos structures et nos systèmes : le système éducatif dans son ensemble et le système des grandes écoles en particulier sélectionnent, de longue date, les élites. Toutefois, Sarkozy y ajoute une touche nouvelle : il détruit les autres fonctions de l’école, au sens large (fonction de socialisation, de formation à la citoyenneté, de construction d’un jugement critique, en particulier), fonctions qui sont incompatibles avec l’idéologie du mérite et de la réussite personnelle. Et, par la loi déjà votée sur les universités, il transforme ces dernières en entreprises, rendant légitimes et normales tout à la fois les inégalités et la concurrence que ces « entreprises universitaires » vont se livrer et l’état d’esprit qui devrait régner dans le contenu même de l’enseignement.
La marginalité (ou l’exclusion, si l’on préfère) n’est pas un accident. C’est l’état nécessaire et permanent d’une fraction qui sera probablement croissante de la population. Le slogan « Travailler plus pour gagner plus », assis sur une mythique croissance forte, ne peut avoir qu’un seul effet : augmenter le chômage. S’il existe une constante dans l’évolution des systèmes productifs (aussi bien dans les entreprises de services, agricoles ou industrielles), c’est bien celle-ci : la substitution du capital (technologique) au travail vivant. Allonger tout à la fois le temps de travail et l’âge de départ à la retraite, c’est allumer une bombe à retardement qui aura des effets structurels et drastiques sur le niveau d’emploi. Cette marginalisation est, nous l’avons vu, enveloppée dans l’idéologie de la responsabilité personnelle : si nous restons pauvres ou exclus, c’est de notre faute. Les processus sociaux et systémiques sont totalement occultés. Du moins, pour aussi pauvre qu’il soit, l’individu comme tel, même s’il lutte tous les jours pour survivre, lui et sa famille, pourra être dit « méritant » et « digne ». Il aura droit à une médaille… Un chômeur, quant à lui, doit tout faire pour retrouver rapidement du travail : l’ANPE, doublée de l’Unedic, est là pour l’y aider. S’il n’y parvient pas, c’est de sa responsabilité propre. De telle sorte que la suppression des allocations chômage va devenir de la responsabilité propre de chacun ! Comme il sera de cette responsabilité propre de capitaliser de l’argent pour assurer, du moins en partie, la couverture maladie et retraite…
Le sécuritaire, enfin, en résulte. Dans un univers où règne la « guerre de tous contre tous », ou encore « de chacun contre chacun », non seulement se forment de vrais exclus (à tous points de vue désocialisés et, à leur manière, déresponsabilisés puisque non reconnus comme existant de façon légitime), mais aussi, plus largement, des comportements globaux de défiance, de concurrence, de haine, de mépris. Les troubles sont inévitables. Ils se mélangeront aux résistances raisonnées et éthiques contre l’ordre sarkozien. Il faut donc instaurer un ordre sécuritaire à double face : la face des révoltés voyous, la face des résistants « corporatistes » (ceux qui n’ont pas fait leur l’analyse de Kessler).

Terminons sur le type d’individu que la politique sarkozienne est en train de préparer et de promouvoir.

Ce sera un individu dur, centré sur lui-même, résistant aux coups, opportuniste, porté vers l’effort personnel, méritant par distinction des autres (donc toujours plus méritant que les autres), responsable de ce qui lui arrive (mais aucunement responsable de ce qui arrive à la société, et à n’importe quelle composition sociale ou collective) et, last but not least : porté par un double idéal : la richesse matérielle et le pouvoir.

Dieu ait pitié de son âme !

Philippe Zarifian,
8 décembre 2007.