Le matin du départ, après une nuit agitée par l’excitation, les deux garçons découvrirent dans la cour du haras une dizaine de gros fardiers surchargés. Un chargement astucieux dissimulait des cages de pigeons voyageurs provenant de l’élevage du haras, derrière des bottes de paille et de fourrage. Les caches aménagées dans les faux planchers contenaient des armes fraîchement forgées ainsi que de gros baliveaux d’if destinés à la fabrication d’arcs. Deux roulottes terminaient le convoi, l’une était occupée par la famille de Pierre Minquier et l’autre par Marie-Jeanne, Flo et les deux garçons. Une centaine de chevaux étaient affectés à la traction et à la monte des palefreniers qui accompagnaient le convoi. Victor Bellou supervisa les derniers préparatifs sous l’œil attentif du chapelain, qui approuva le choix des montures destinées à l’évêché de Coutances. Il embrassa les deux garçons et fit un baisemain cérémonial à Marie-Jeanne.
— Madame Delahaie-Abertywynn, je vous souhaite un bon voyage et surtout pas de faiblesse avec les deux vauriens, dit-il d’une voix protocolaire.
— N’ayez crainte, monsieur le comte, ils reviendront endurcis et disciplinés.
Le lourd convoi s’ébranla lentement sous les ordres de Robby en compagnie d’un Jean-Lô fier sur son cob alezan. La première étape les mena par les petites routes jusqu’au haras de Garnetot, dirigé par un cousin paternel du comte. La troupe arriva en milieu d’après-midi après une chevauchée paisible. Marie-Jeanne fut accueillie comme une amie et Jean-Lô fut traité en héritier du haras de Bellou. Flo se rendit au fourneau du domaine où elle participa à la préparation du dîner. Après une longue discussion avec la cuisinière, un rapide échange de recettes eut lieu en toute discrétion. Pierre Minquier dirigea un lourd fardier vers une grange isolée, surveillée par Robby. À l’abri des regards, les balles de foin et de paille déchargées, une cage en osier contenant une dizaine de pigeons sortit de sa cachette. Les bagues serties aux pattes droites correspondaient aux « haricots bleus » de la recette du civet de perdrix figurant dans le livre de cuisine que Floavait remis à la cuisinière du manoir. Le manège de la première halte devint la routine à chaque étape du voyage.
Les jours suivants, le rythme du convoi s’accéléra. Le poney de Jean-Jacques se mit à boiter
du postérieur gauche. Robby ordonna une halte ; les lourds chariots furent garés dans un pré et il mit ses apprentis au travail. Jean-Jacques rechigna à tenir la patte de sa monture. Jean-Lô se proposa de le remplacer.
— Mon gars, Jean-Jacques, tu dois savoir changer un fer, mais comme nous devons arriver rapidement à Vire chez le marquis, je passe ton tour aujourd’hui. Allez, Jean-Lô, montre à ta mauviette de frère comment on fait.
Jean-Lô prit le poney par la bride. Il lui parla calmement, l’attacha à un anneau de la roulotte et lui caressa l’encolure. Il se plaça au niveau de la croupe, tapota le postérieur gauche du poney, qui, habitué au ferrage, leva le pied. Jean-Lô n’eut qu’à poser le boulet sur sa cuisse tandis que Robby examinait le fer. Un clou était part ; il se contenta de le remplacer en prenant soin d’en choisir un d’une bonne taille. Une fois l’opération terminée, le cortège redémarra. L’étape de Vire se révéla plus dangereuse que prévu, car l’une des femmes du réseau de résistance était parvenue à séduire l’archiprêtre de la paroisse principale de Vire et à recopier les instructions concernant la mise en place du comptoir ducal ainsi que les itinéraires des patrouilles de surveillance. Il fallut l’exfiltrer de la petite ferme amie où elle avait trouvé refuge. Robby et Marie-Jeanne profitèrent de l’office dominical pour s’éclipser, en compagnie d’un guide, et récupérer l’héroïne. Un achat de picotin servit de prétexte. Robby menait un chariot aménagé. La paroissienne se cacha dans l’espace vide aménagé au milieu des cages et des bottes de foin.
Malgré l’inconfort, la résistante anonyme, connue dans le réseau sous le sobriquet de « chaufferette », accueillit ses libérateurs avec joie. L’étape de Vire fut écourtée par nécessité ; en conséquence, le convoi modifia donc un peu son itinéraire afin d’éviter les contrôles tatillons des douanes. Par précaution, Robby arbora sa tenue de chevalier, ses décorations flottant au vent. Cette sagesse s’avéra payante, car entre Percy et Hambye, un sergent particulièrement tatillon arrêta la caravane.
— Ordre du duc et du dape, les convois de plus de trois chariots doivent circuler munis d’une autorisation spéciale, dit-il en bloquant le passage avec sa patrouille.
— Nous arrivons de Moustier et nous avons toutes les autorisations nécessaires, précisa Marie-Jeanne, depuis la roulotte de tête.
— Les ordres sont stricts depuis le nouvel édit ducal sur la régulation du charroyage .
— Mais ce décret n’existait pas encore à notre départ de Bellou, monsieur le comte s’en est assuré, répliqua Marie-Jeanne.
— La loi, c’est la loi, vitupéra le sergent douanier.
— Alors, sergent Hutrel, on ne laisse pas passer les amines , s’écria Robby en s’approchant.
— Capitaine Goin ! Vous z’icite ? Je vous croyais grièvement blessé, s’exclama le sergent en rectifiant la position et perdant un peu de son arrogance.
— La gambe est pas cor très querrue, mais j’ai repris du service auprès du comte de Bellou, l’ami d’enfance du duc, précisa Robby.
— C’est y qui faut des papyis pour le viage (voyage) à c’t’heu, dit le Sergent
— Nous querrions des chevaux destinés à l’évêque de Coutances sur l’ordre de Sa Sainteté, sergent. Voilà les autorisations, dit Robby en sortant de sa besace de gros documents roulés qu’il tendit à son ancien subalterne.
— C’est tout bon, mon capitaine, conclut le sergent impressionné par les sceaux ducaux et papaux qui ornaient les permis de transport.
— Nous sommes en retard dans notre livraison. Je ne peux pas m’arrêter pour baire une moque (tasse à cidre avec une anse) en souvenir du bon vieux temps. Voilà un ducat, rincez-vous le gosier après le service, les gars, remercia Robby en soulevant sa saluette (casquette) avant de remettre le convoi en branle.
L’étape d’Hambye était importante dans le vaste maillage du réseau de résistance. En effet, le monastère des Sœurs de la Terre était l’un des rares couvents hostiles au papisme ambiant. L’ordre regroupait des hommes et des femmes qui exploitaient de grandes fermes, à l’image des trappistes de jadis. Les dimensions du monastère indiquaient l’ampleur de l’activité agricole. Hambye ressemblait à une énorme ferme fortifiée, située au bord de la Sienne, dont les origines lointaines se voyaient encore dans des bâtiments conventuels les plus anciens. L’architecture traditionnelle en schiste ressemblait à celle du Sud que les voyageurs découvriront plus tard. L’église monumentale faisait de ce lieu une merveilleuse synthèse des styles anciens et du nouvel art que les spécialistes qualifieront plus tard de « roman flamboyant ». Mère Ann-Vaast, la supérieure du lieu, une amie de sœur Christophine, jouait un rôle crucial dans la Résistance locale. Sous sa houlette énergique, le monastère servait de plaque tournante avec ses alliés des Marches de Bretagne (le pays Gallo). Ann-Vaast invita Marie-Jeanne à une longue promenade dans les jardins entourant le déambulatoire du cloître à l’intérieur de la clôture (un lieu interdit aux hommes).
— J’ai de bien mauvaises nouvelles, commença Ann-Vaast. La création de l’évêché de Coutances et les projets de rénovation du Mont-Saint-Michel attirent l’attention des papistes sur notre monastère. Les pères de l’abbaye de La Lucerne contrôlent de plus en plus souvent l’orthodoxie de nos pratiques ; comme en témoigne la mutation de notre confesseur au fin fond du nord Cotentin. Je marche sur une corde raide en permanence. Je conseille de mettre le monastère en sommeil si nous voulons préserver notre réseau local.
— En Auge, la pression augmente pareillement. Nous renforçons nos mesures de sécurité. Victor multiplie les actes d’allégeance, mais il craint les infiltrations du démon Grandouet dans nos rangs. Ses fourberies le rendent malade. Notre alibi pour ce voyage est parfait ; aussi, j’en profite pour développer nos filières d’évasion vers la Grande-Bretagne et les principautés flamandes. Ann-Vaast ne prend pas de risques inutiles. S’il le faut, part chez nos amis ; tu en as déjà fait beaucoup. Ton arrestation et celle de Christophine seraient une catastrophe et une profonde blessure.
— Les méfaits de cette bande de profiteurs avilissent notre foi ; notre combat ne cessera qu’avec leur disparition. Ne t’inquiète pas pour moi. Mettez le monastère hors circuit pendant quelque temps et changez tous les codes. Nous ferons le dos rond et nous multiplierons les courbettes aux soutanes pourpres, sans vomir si possible.
— Ann-Vaast, j’ai pourtant un dernier service à te demander. Lors de notre passage à Vire, nous avons récupéré, en catastrophe, une paroissienne en grand danger après une mission très risquée. Elle est cachée depuis deux jours sous les bottes de foin d’un des chariots, dans une situation très inconfortable. Elle doit quitter le pays le plus vite possible.
— J’ai reçu une demande d’aide de notre ami de Vire en début de semaine concernant « chaufferette ». J’espère que c’est elle que vous avez sauvée. Demande à Flo de passer, après l’office du soir, à la procure (intendance) pour prendre un paquet. J’y mettrais une robe de bure, un scapulaire de novice, une coiffe et une lettre de permission de sortie destinée à visiter un père mourant, précisa la mère supérieure.
— Merci, mais surtout, sois prudente, ma chère Ann-Vaast.
Aux aurores, la recluse travestie, le convoi reprit la route. Marie-Jeanne décida, par prudence, de se diriger directement vers les Salines au lieu de livrer les chevaux à l’évêché. La livraison à Coutances se fera avec Robby et Pierre Minquier tandis que son épouse restera avec les deux garçons.
Les enfants ne perçurent que la hâte d’arriver. La dernière étape leur permit de découvrir progressivement un paysage nouveau : la forêt entrecoupée de praires céda la place à des landes parsemées de sapins aux troncs inclinés par le vent dominant. Puis, sans transition, apparurent des champs de cultures maraîchères bordés d’aulnes têtards. Un parfum nouveau flottait dans l’air : celui caractéristique de la mer, des vasières et du varech en décomposition utilisé comme engrais et pour la fabrication de la teinture d’iode.
— Marie-Jeanne, arrivons-nous bientôt ? demanda Jean-Jacques.
— Presque, nous traverserons le havre avant d’atteindre les dunes, où une surprise vous attend.
Après la dernière haie coupe-vent, ils découvrirent une vaste zone de marais parcourrue par des ruisselets en creux. Les eaux d’une rivière peu profonde se perdaient dans les bancs de sable. Une multitude de moutons blancs à tête noire paissait en petits groupes dispersés sur les plaques de terre couvertes d’herbe épaisse et de salicorne. La route, couverte de traces d’une inondation récente, se perdait dans les dunes proches.
— Mais il n’y a pas de maison, chez les cousins de Jean-Lô, s’étonna Jean-Jacques, impatient de retrouver un peu de confort après ces journées trop longues à dos de cheval et ces nuits passées dans la roulotte étroite.
— Si tu veux, tu dormiras avec les moutons ; leur laine tient chaud, ironisa Marie-Jeanne. Ouvre les yeux et regarde attentivement, mon garçon.
Au sortir du marais, la route serpentait entre les dunes. L’air était empli du chant des alouettes qui s’égosillaient à monter vers le ciel. Très rapidement des signes d’occupation humaine apparurent. D’abord, une succession de chemins en rondins de bois, puis quelques chevaux broutant l’herbe, et enfin, de façon incompréhensible, des volutes de fumée s’élevaient de terre, comme si ses entrailles se consumaient.
Au hennissement des chevaux, les dunes se peuplèrent soudain d’enfants qui coururent vers eux en criant. Des adultes firent signe au convoi de s’arrêter au pied d’une grande dune couverte de magnifiques chardons bleus. Robby supervisa la manœuvre, puis , une fois les chevaux mis à la pâture, Marie-Jeanne se dirigea, en compagnie des garçons et de la famille Minquier, vers les habitants qui les accueillirent avec de larges et généreuses embrassades.
— Où est la surprise ? insista Jean-Jacques, lassé par le trop-plein de bisous sur des visages inconnus.
— On y va, on y va, répondit Marie-Jeanne en prenant Gwène dans ses bras. Vos cousins n’ont jamais vu la mer ; guidez-nous, les enfants !
Une ribambelle braillarde partit au trot dans le labyrinthe des sentiers aménagés. Jean-Lô et Jacquot accompagnèrent les gamins de Salines. Les adultes suivaient les lentement en bavardant paisiblement et en se transmettant les nouvelles de leurs connaissances communes. Le retour précipité de Jacquot Minquier les interrompit.
— Heulà ! Maman, viens guetti (voir) la grande mare ! s’exclama-t-il.
— Voilà la surprise de Marie-Jeanne.
— Allez-vous amuser dans la mer et apprendre à nager avec les cousins, lui répondit affectueusement sa mère.
Les adultes rejoignirent les enfants sur la plage. La marée étant haute, les enfants des Salines prestement déshabillés jouaient déjà dans les vagues ; les plus téméraires nageaient au large en poussant des cris. Jean-Lô se jetait dans les vagues en s’époumonant après son frère.
— Allez, Jean-Jacques, viens, l’eau est bonne. C’est vachement mieux que les mares à canards de chez nous. On flotte presque tout seul ; il suffit de faire comme les chiens… Allez, ne sois pas frousteux (peureux) comme une poule.
Sous les quolibets des enfants et avec les encouragements de Marie-Jeanne, Jean-Jacques se déshabilla. Il entra lentement dans l’eau, le dos voûté, la respiration bloquée et claquant des dents. Finalement, il s’assit au bord de l’eau et se contenta des vagues mourantes qui lui trempaient les jambes. Jacquot, suivant son ami Jean-Lô, buvait, hilare, des tasses mémorables. Il monta sur les épaules de Jean-Lô et il commença une série de sauts de plus en plus acrobatiques. Robby se joignit à eux et les deux garçons utilisèrent sa haute stature comme d’un plongeoir. Il fallut les contraindre à regagner la plage. Le séchage à l’ancienne se réduisit à une course effrénée sur le sable sec ; ils regagnèrent les maisons toujours invisibles. Pendant la remontée vers les dunes, Marie-Jeanne leur expliqua les us et coutumes des Saliniens.
— Ici, leur dit-elle, la végétation dunaire est très fragile, c’est pourquoi les sentiers sont constitués de rondins de bois ou de pierres plates. Vous ne marchez pas sur l’herbe réservée aux moutons. Sinon, le frottement des pas forme des sentes de sable qui favorisent le ravinement par les eaux de pluie et lorsque le vent souffle fort, le sable s’envole et envahit l’air
— Mais où sont les maisons ? insista Jean-Jacques.
— Vous avez remarqué que les dunes forment des ondulations semblables à de très grosses vagues. Entre la plage et les marais, il y a une série de dunes très hautes séparées par des vallons abrités du vent ; celles qui bordent le marais sont creusées. Ici, toutes les maisons sont souterraines. On les appelle des troglotats (troglodytes). Elles gardent la fraîcheur. Les Saliniens vivent de la mer et du maraîchage ; en conséquence, ils vivent surtout dehors, donc leurs maisons sont assez petites, très confortables mais sombres. Nous y résiderons un certain temps.
C’est ainsi que commença la période la plus heureuse de la jeunesse des deux frères . La punition prenait des airs de vadrouille. Ils découvrirent au rythme des marées les travaux de la mer. Le village de Salines était situé au milieu d’une vaste zone de dunes domestiquées si bien que, le premier jour, ils n’avaient pas vu le port, haut lieu de l’activité maritime clandestine de la résistance. Les cousins Bréhal, dont la cousinade était nombreuse, invitèrent les jeunes Augeois à une expédition de pêche en mer pour relever des casiers. Le lendemain, à la marée descendante, les enfants en âge de naviguer embarquèrent avec les marins. Le départ de Salines eut lieu aux aurores. Le port en cours de construction se composait, pour l’instant, d’une grande digue de pierres munies de robustes anneaux auxquels s’amarraient les barques de pêche . Des escaliers glissants permettaient d’accéder aux embarcations. Chaque barque, appelée vaquelotte dans le Cotentin ou jacut chez les Gallos (bretons de langue non gaélique), mesurait une dizaine de mètres de long et pouvait se manœuvrer à la rame ou à la voile gréée à misaine et à tapecul.
À côté, deux bisquines, des bateaux plus grands, attendaient la fin de leur chargement à destination de la Grande-Bretagne avec à leur bord la paroissienne de Vire déguisée en poissonnière. L’embarquement se fit dans les cris et la joie, sauf pour le cérébral Jean-Jacques qui suivait son frère en traînant des pieds. Les deux Augeois furent répartis dans des bateaux différents. La sortie du port, calme à marée descendante, ne chahuta pas trop les petites embarcations. Jean-Lô se joignit à la manœuvre ; il hissa la voile de misaine sous les ordres bourrus d’Émile Bréhal, son oncle. Toutes voiles dehors, le frêle esquif fendit la mer avec un air dangereusement penché.
— Mon neveu, tu as le pied marin en plus du sens de l’équilibre, mais j’ai l’impression que ton frère nourrit les poisons avec ses dégueulis. Et pourtant le clapot (petites vagues rapprochées typiques des mers à faible fond) est d’huile. À la marée montante, il ne lui restera rien dans le gésier, au pauvre gars. Viens à la barre que je fasse du rejeton de ma sœurette un vrai marin.
En quelques heures, le fils de Colombe et de Victor devint un marin d’adoption passionné. Le bruit du vent dans les voiles, le sifflement des écoutes et la coordination nécessaire aux changements de cap et virements de bord lui semblèrent un jeu exaltant. La journée se passa à enfiler des appâts faits de morceaux de blancs de seiche ou de poissons avariés sur des hameçons en fer forgé. Sa première prise, un joli bar de six livres, avait avalé l’hameçon si profondément qu’il dut l’assommer avec un bâton puis l’ouvrir pour récupérer son matériel. En haute mer, ils jetèrent un filet à mailles fines, un haveneau, destiné à pêcher les lançons qui frétillaient à la surface. L’air marin et le vent ouvrirent l’appétit de la bordée qui dévora les victuailles embarquées. Ils ne purent aborder les îles Chausey transformées en fort militaire par le duc, mais relevèrent les casiers posés à quelques encablures du rivage.
La beauté du lieu sous le soleil miroitant n’échappa pas au moussaillon Bellou. De magnifiques crabes araignées et quelques homards forts en pinces complétèrent la pêche du jour. Après avoir regarni les casiers d’appâts, ils mirent le cap sur Salines. Émile voulut tester la fibre marine de son neveu. Le retour se transforma en course sur la houle montante, sous un suroît forcissant. La vaquelotte prit de la vitesse avec un gîte à la limite de la sécurité. Jean-Lô s’adapta : il suivit ses cousins, debout sur le bord opposé, penchés en arrière pour permettre au bateau de garder sa vitesse sans risquer de dessaler. Des bouts attachés au mât les empêchaient de tomber à la baille moutonnante. Le changement de bord fut épique, mais le savoir-faire des marins rendit la manœuvre parfaite. Jean-Lô tint la barre avec son oncle, qui lui enseigna la palpitation de la course dans le bras du gouvernail. Ils rentrèrent aux ports à la godille. Le bateau de Jean-Jacques arriva plus d’une heure après. Le capitaine n’avait pas voulu infliger d’autres tourments à son passager, qui était vert de trouille et tremblait de tous ses membres.
Le soir, Marie-Jeanne décida que Jean-Jacques ne retournerait plus en mer, mais qu’il profiterait de la présence du prêtre anglican venu pour parfaire sa connaissance de la langue augeronne et servir de lien avec la Résistance. Les jours suivants, le tourbillon des activités nouvelles grisait les Augeois. La pêche à pied, domaine plutôt réservé aux femmes, convenait mieux au tempérament calme de Jean-Jacques, qui partait tous les jours récolter des praires, des palourdes, des fias (nactres), des coques et des délicieuses moules de bouchot. Le soir, Flo régalait l’assistance d’une grande marmite de soupe aux fruits de mer, que l’on mangeait avec des croûtons de pain frottés à l’ail et frits dans du beurre.
La livraison des chevaux eut lieu après le départ de « Chaufferette ». Robby monta le sulky démontable rangé sur le toit d’une roulotte, car il était indécent qu’une femme de la noblesse chevauche de façon impudique surtout lors d’une visite à l’évêché. Le prélat de Coutances les accueillit avec courtoisie. À la vue des décorations de Robby, il lui fit l’honneur d’une longue visite du chantier de reconstruction de la cathédrale. Marie-Jeanne profita de l’aubaine. Elle contacta le maître des francs-maçons et lui remit les nouveaux codes du réseau. La corporation des bâtisseurs bénéficiait des grands travaux papistes, mais la plupart d’entre eux désapprouvaient les pratiques de la Nouvelle Église. En signe d’insoumission, ils parsemaient leurs sculptures de marques impies, parfois « sataniques » ou ésotériques. De son côté, Pierre livra les pigeons avec sa discrétion coutumière. Robby revint en fureur de sa visite.
— Vite, partons, sinon je casse la baraque de ces sangsues, marmonna-t-il en rejoignant ses amis sur le parvis de la cathédrale.
— Du calme, mon ami, le réconforta l’égérie de la Résistance. Sans toi, nous n’aurions pas pu effecter nos livraisons en toute sécurité, au cul de la soutane « pisse-copale » comme tu dis. Sans te blesser, Robby, le revers de ta médaille de sainte Thérèse est plus important que sa face papiste. Notre infiltration de l’Église approche de la perfection. En selle ! Salines nous offre la possibilité de nous reposer avant de retourner à Bellou. Robby, un sourire… ! Pense à Flo et laisse les soutanes au diable.
Dès le lendemain, Robby se joignit aux enfants et retrouva son espièglerie naturelle. Sa jambe semblait apprécier les bains de mer ; il se baignait donc par tous les temps. Sa bonne humeur en fit très vite le chef d’orchestre des jeux sur la plage. Une ribambelle de gamins, âgés de trois à treize ans, le suivait partout. A la question de Jacquot consterné devant le jusant :
— Dis, Robby, où est la mer ?
— Les peissouns (poiscailles)ont tout bu, mon gars.
— Poutant, elle revient tous les jours.
— Ben oui, il faut bien que l’eau se pisse.
— Mais alors les poissons boivent leur pipi et nous nageons dedans, s’indigna le jeune Minquier.
— C’est mieux que l’eau bénite et ça soigne ma gambe, répondit en riant Robby.
Ce savant dialogue déclencha les rires de la compagnie. Les bons mots circulèrent dans les troglotats. Robby devint le boute-en-train de Salines. Il organisa des concours de sauts de dunes. Même les plus petits avaient le droit de faire des acrobaties folles à cheval sur son dos ou dans ses bras. Le cerf-volant en toile de voile inspira son génie créatif. Avec l’aide de Pierre Minquier, il en fabriqua un si grand qu’il espérait faire des sauts de géant. La conception et la réalisation de ce projet animèrent un chantier de couture dans la grande salle commune de Salines, un jour de pluie. Dès les premiers rayons de soleil, deux percherons furent amenés sur la plage pour tirer l’engin monstrueux, plus proche de l’aile-volante que du cerf-volant. Devant la troupe au grand complet, Robby monta sur la dune, mit le cerf-volant au vent et fit signe à Jean-Lô de prévenir Pierre de lancer l’attelage au galop. Il partit en courant et s’envola dans les airs en gigotant des jambes. L’assistance en resta muette de saisissement, avant de pousser des hourras « Plus haut, Robby », « Robby », « Robby »… Voyant son ami en l’air, Pierre mit les chevaux au triple galop et l’Icare des sables monta encore plus haut. De son perchoir, il rayonnait, mais la perspective de la descente lui rendit le sens des réalités terrestres. Il se pendit à un bras, saisit le cor passé autour du cou et souffla l’air de la descente. Au signal, Pierre ralentit progressivement l’allure des chevaux qui avancèrent dans la mer montante. Le vent de terre porta l’« homme-volant » au-dessus des flots ; Robby se laissa tomber dans les vagues. Les spectateurs se précipitèrent. Le héros sortit de l’eau, trempé, hilare, mais indemne, excepté une légère claudication de sa patte folle.
— Je suis content de retrouver le plancher des vaches et des bigorneaux.
— Heureusement qu’il y avait un vent de terre, précisa Pierre.
Le retour au village fut joyeux, malgré le cerf-volant passablement abîmé par l’amerrissage. Flo s’emporta violemment :
— Robby Goin, je n’ai pas envie d’être veuve avant d’épouser une cervelle de moineau de ton espèce.
— Mais, Flo de mon cœur, le moineau n’a pas le " cerveau lent ", répondit-il en la prenant dans ses bras encore mouillés et en lui clouant le bec d’un baiser à couper le souffle.
Cette répartie suivie d’une embrassade souleva un torrent de rires. Il raconta l’exploit du premier homme dans les airs depuis des siècles. Pour la paix du ménage, Marie-Jeanne suggéra, avec son humour pince-sans-rire, des innovations plus terriennes et moins planantes.
Toujours aussi têtu, Robby profita de la marée basse du lendemain matin qui mobilisa le village pour se livrer à des travaux clandestins avec son Pierre et Jean-Lô, mis dans le secret de sa nouvelle invention. L’enclume résonna toute la matinée, puis une expédition au port permit de réquisitionner le matériel indispensable.
À la marée basse suivante, ils amenèrent sur le sable humide et plat l’engin soigneusement dissimulé sous une bâche. Tout le monde interrompit ses activités. Flo délaissa ses marmites ; elle souhaitait vérifier les promesses langoureuses arrachées la veille dans la roulotte. Robby était également un amant infatigable dont les caresses et les coups de reins enflammaient son cœur. Avec des gestes solennels, Robby ôta la bâche : un traîneau de sable et diverses pièces inconnues apparurent.
— Aujourd’hui, le vent a tourné, fit-il en adressant un clin d’œil à son amie. Pas de conquête de l’air, mais deux surprises. Jean-Lô, prêt ! Il est temps de faire une démonstration ; le public s’impatiente.
Les deux compères attachèrent une longe à chaque anneau du collier des percherons, puis fixèrent sur une petite barre en fer munie de deux autres cordages terminés par des poignées en bois. Ensuite, ils chaussèrent une étrange planche en bois à l’avant recourbé et garnie d’une semelle métallique. Au signal, ils lancèrent les chevaux qui prirent de la vitesse. Les deux compères glissaient avec aisance sur le sable mouillé, s’éclaboussant joyeusement en traversant les flaques d’eau laissées par la mer. La chevauchée infernale fit une large boucle qui les ramena vers les spectateurs enchantés.
— Alors, Flo, une petite glisse avec son Robby ?
Il prit son amie entre ses bras, lui fit mettre les pieds dans l’axe de la planche. Le cheval repartit plus lentement. La charge des deux adultes ne leur permit pas de grandes fantaisies. Le retour fut triomphal. Flo, le feu aux joues, embrassa son amoureux d’escogriffe sous les sifflets railleurs des Saliniens attroupés.
— Ne partez pas, les amis, vous rateriez la deuxième nouveauté du jour.
Les trois compères se mirent à monter leur dernière invention. À partir du sulky, Robby avait construit un char à voiles. Pierre Minquier, marin de toujours, avait conseillé à son ami l’emplacement du mât et des haubans. Les marins de Salines commençaient à murmurer entre eux des paris : « Roulera, roulera pas ? »
— Avec cet Augeois, les fers à repasser volent et les pierres flottent, disait l’un.
— Trop de toile, il va gerber au premier coup de vent, disait l’autre, plus sceptique.
Imperturbables, les planchistes continuèrent leur travail. Le dispositif fut monté sur deux essieux portant des roues assez larges, mais aussi légères que possible. La barre de proue pivotait par simple pression des pieds. Le moment crucial du lancement se déroula dans le silence. Pierre s’installa sur le siège, les jambes allongées, les pieds calés dans des pédales directrices, puis mit la voile au vent. Robby poussa vigoureusement l’engin qui prit lentement de la vitesse.
Jean-Lô suivait à cheval, prêt à tracter le char au retour face vent, une situation qui n’avait pas été testée lors des essais.
Pierre laissa le char prendre de la vitesse. Il tenta quelques virages pour vérifier la maniabilité puis tenta un demi-tour face au vent. Cette manœuvre mobilisa toutes ses connaissances de voileux.Au moment critique, un coup de vent compromit l’opération. Les roues extérieures quittèrent le sol menaçant de faire gerber le char, mais grâce à l’empattement large des roues, il se rétablit brutalement d’une pression sur la barre de direction qui corrigea la trajectoire. Le retour s’effectua à toute allure au plus près du vent. Jean-Lô souligna la vitesse réelle de l’engin en maintenant difficilement sa monture au niveau du char. Pierre gagna du terrain et remporta la course, démontrant ainsi la validité de l’invention de Robby. Les marins de Salines voulurent essayer le bolide ; leur esprit pratique envisageait déjà une exploitation moins ludique de l’engin. Ils harcelèrent Robby de questions. Le soir même, la salle commune, creusée sous une grande dune, aux murs lambrissés de bois blanchi à la chaux et éclairée par des lampes à huile odorantes, fut le théâtre de débats intenses. Les Saliniens décidèrent de construire de véritables chariots de sable qui permettraient de communiquer rapidement tout le long de la côte sablonneuse du Cotentin-Ouest, et peut-être de rendre la pêche à pied moins fastidieuse. Le problème du poids du véhicule et le frottement des fusées d’axe des roues constituèrent le principal sujet de discussion. Ravi que son invention trouve preneur, Robby proposa quelques améliorations. Dès le lendemain, le charpentier et le charron du village apportèrent leurs aides.
Jean-Lô s’occupait des jeux équestres sur la plage. Il amena les chevaux sur le sable mouillé, où il organisa des concours de glisse. Les plus jeunes apprirent à monter à cheval sur le poney de Jean-Jacques. La cousine Justine, fille cadette d’Émile Bréhal, une beauté aux tresses blondes, attira les faveurs de Jean-Lô. Ses yeux verts chamboulèrent le cousin Bellou. Dès qu’ils en avaient l’occasion, les deux amoureux se promenaient la main dans la main dans les dunes pour de longues discussions entrecoupées de timides baisers. Jean-Lô confia ses émois à son frère, qui le regarda d’un air affligé, avant de conclure par une sentence acide :
— Mon pauvre Jean-Lô, tu penses avec tes muscles, tu n’es qu’un couillu comme Robby. Vous faites la paire.
— Mon pauvre Jean-Jacques, tu es jaloux. Tu ne sais pas à quel point c’est bon de caresser des seins et d’embrasser une petite amie suir la boche. Tu es encore plus triste qu’un bonnet de nuit. Tu finiras en soutane comme les corbeaux.
L’amitié entre les deux frères adoptifs n’en souffrit pas, mais, dès à présent, leurs vies prenaient des chemins divergents.
Jean-Jacques trouva en le prêtre anglican de passage à Salines un ami à l’oreille attentive. L’abbé Farham découvrit un garçon vif d’esprit, tourmenté par ses origines et passionné par les grandes questions métaphysiques. Le don des langues de Jean-Jacques fut l’occasion d’apprendre les premiers rudiments du latin, que les moines grand-bretons avaient déchiffré bien avant les papistes vantards. Marie-Jeanne encouragea Jean-Jacques dans son apprentissage de la langue des Écritures. Tous les jours, elle les accompagnait dans leurs promenades intellectuelles. Elle découvrit alors l’étendue de l’intelligence et des capacités du fils adoptif de son ami Victor. Aux questions angoissées de Jean-Jacques sur le mal, l’existence de Dieu, le pouvoir du pape et de l’Église, les deux adultes répondirent franchement, sans détour, tout en relativisant les vérités et les dogmes papistes.
Ils lui parlèrent des religions du passé, des pratiques des Flandrins et des Germains qu’ils connaissaient. Ils l’encouragèrent à se consacrer aux études, sans toutefois négliger la vie quotidienne.Selon eux, le droit de chacun à la croyance impliquait un respect authentique des autres cultes. Ils semèrent les graines de la tolérance dans l’esprit malléable de l’adolescent qui, après bien des souffrances et des vicissitudes, deviendra le grand philosophe Volther.
Malheureusement, l’été avançait ; le retour à Bellou s’annonçait. Robby tint absolument à tester la dernière version de transport de son char à voile. Le prototype avait deux mâts et un long beaupré et élancé. Six roues répartissaient la charge pour éviter l’enlisement dans les sables mous. Toute la science de l’époque concourrait à la légèreté de l’engin, afin qu’il puisse embarquer un petit équipage avec une charge utile intéressante. La " mise au sable " (l’équivalent de la mise à l’eau) fut déclarée jour de congé. De bon matin, le village se rassembla sur la plage. Les percherons amenèrent l’engin décoré de fleurs et de guirlandes tressées. Un premier essai avec seulement une seule voile au mât de misaine permit de constater que le char roulait lentement avec un vent faible sur le sable compact, mais qu’il s’enlisait dans le terrain mou gorgé d’eau. Avec ses deux voiles, son foc et quatre hommes à la manœuvre, il filait bon train. Sa maniabilité vent en poupe laissait toutefois à désirer. Avec un chargement de sacs de galets, il prit son élan après une rude poussée. À pleine charge, il devint évident que la voilure était insuffisante. En s’éloignant des dunes, la prise au vent s’améliora de façon notable. Les Saliniens avaient trouvé un véhicule rapide qui leur permettrait d’éviter les longues traversées fastidieuses de la grève. Ils tentèrent donc de rejoindre les bouchots situés à plus de deux kilomètres de la plage.
Robby, se souvenant de sa prouesse en vol à voile, suggéra de renforcer la voilure par un grand cerf-volant qui irait prendre le vent au-dessus des dunes. L’essai se révéla prometteur ; malgré l’archaïsme de l’aile volante, la prise de vent fut importante. Les toiliers de Salines amélioreraient rapidement la forme et la taille du cerf-volant. La construction en série débuta.
Il restait à Marie-Jeanne une dernière visite à effectuer chez les Blainvillais qui vivaient dans les dunes plus au nord. Une véritable expédition de démonstration partit leur rendre visite. Tous les chars à voile furent réquisitionnés. À dix heures du matin, une flotte d’engins futuristes partit, précédée d’une cavalcade de chevaux et de quétons bâtés. Marie-Jeanne et Jean-Jacques eurent droit aux places d’honneur sur le char amiral baptisé « Robby, l’homme volant ». Jean-Lô et Robby amenèrent leur planche à glisse. La vitesse grisait les voyageurs privilégiés des chars qui rattrapèrent rapidement les pauvres créatures équines luttant contre un vent de noroît particulièrement frisquet. En passant l’embouchure de la Sienne, on constata que grâce à une bonne brise, l’eau peu profonde n’était pas un obstacle insurmontable. Émile Bréhal envisagea alors de paver une chaussée immergée pour pallier les trous d’eau de l’estuaire en constante évolution. Avant d’arriver à Blainville, Émile leur indiqua de la main les ruines d’une ancienne ville balnéaire envahie par les genêts.
— C’est là que nous prenons les rochers nécessaires à la construction du port de Salines. Il y a une ancienne digue maintenant prise dans les sables, dit-il à Marie-Jeanne en criant pour couvrir le bruit du vent.
L’armada s’arrêta pour que les cavaliers la rejoignent. Une arrivée triomphante était de mise. Les montures soufflèrent un peu ; Robby et Jean-Lô chaussèrent leurs planches, puis Émile partit en tête, au son de sa corne de brume. Un attroupement de visages tendus les accueillit au pied de la cale.
— Mais c’est le gars Bréhal des Salines ! Nom de diou de bondiou, t’es le diable avec tes monstres.
Émile se lança alors dans de longues explications et il fit les présentations. Robby, cramoisi de bonheur, se lança dans de grandes démonstrations. Les badauds s’approchèrent des chars et les commentaires en dialecte fusèrent.
— Guiète bi donc la mécânnique !
— C’est t’y pas créyable, à c’t’heu de vaire les bâtés patrouilli sur l’éranne (le sable à marée basse) !
— Ben, dit gars, c’est pas mé qu’armountaer su l’dos du diable !
— Mé, j’t’dis qu’y a l’avenin dans cette quérette à misaine (charette à voile).
L’esbroufe d’Émile réussit. Les Blainvillais invitèrent les visiteurs dans leur village au milieu des dunes. Ici, seuls, les granges et les ateliers étaient des troglotats. Les habitations en granit couvertes de lauzes se trouvaient au creux des dunes à l’abri du vent. Le repas improvisé se composait de grandes bassines de moules et de bulots (appelés ici rans) encore tièdes, que l’on mangeait sur de grosses tartines beurrées de pain brié à la mie compacte. Le baire (cidre) coula à flots et l’ambiance ne tarda pas à devenir cacophonique. Jean-Lô, accompagné de Justine, retourna sur la plage avec les gamins blainvillais : une démonstration de glisse et un tour de char à voile provoquèrent des cris de joie. Marie-Jeanne, accompagnée d’Émile, s’entretint avec Willy Grouchy, le chef du village, de la mise en place des horaires de surveillance des nouvelles patrouilles douanières. Au détour de la conversation, Willy fit allusion au droit coutumier dont jouissaient les Blainvillais de séjourner dans un hameau des îles Chausey, droit que l’amiral de la marine sis à Granville voulait supprimer ou monnayer sous forme d’une redevance annuelle.
— Quel serait son montant ? demanda Marie-Jeanne.
— Cinq ducats par habitation, répondit-il. Nous avons six chaumières sur place. Nous ne pouvons pas payer une telle somme en argent qui est supérieure à ce que nous gagnons à la saison des huîtres.
— Nous pourrions partager, proposa Émile Bréhal. Avec notre port en construction et les nouveaux chars à voile, je crois que les villages de la côte pourraient travailler en commun. Le village des Blainvillais à Chausey nous permettrait d’élargir nos espaces de pêche, sans avoir à revenir à chaque marée dans nos troglotats.
— En organisant des relais réguliers vers Auge en l’hiver, vous vendriez davantages de coquillages et plus de poissons séchés ou salés produits en l’été. Vos ressources en monnaie seraient meilleures, non ? Je suis certaine que les cuisinières des manoirs du Grand-duché de l’Ouest seraient ravies de varier leur menu.
Grâce à ces arguments imparables, Marie-Jeanne obtint le maintien des Blainvillais sur l’île de Chausey. Avec le soutien d’Émile, la Résistance gagnait un observatoire à la sortie du port de Granville ainsi qu’un moyen de pister les navires chargés du blocus commercial des ports du Cotentin et de Bretagne.
Le retour vers Salines mit plus de temps en raison d’un copieux chargement d’huîtres blainvillaises, ces perles du Cotentin. Flo se surpassa, après une dégustation de couteaux ; elle servit un velouté d’huîtres d’une finesse rare, qu’elle fit suivre de tartes aux huîtres et aux crabes dignes de la haute gastronomie.