Lorsque les enfants furent partis avec le révérend, le comte de Bellou se métamorphosa en Victor, le réfractaire, que peu de gens connaissaient.
— Nous attendons le frère de Marie-Jeanne. Robby, je m’excuse de vous avoir infligé ce repas.
— Mais non, monsieur le comte, je suis plus à l’aise à la forge ou sur un destrier en train de charger sabre au clair que dans un salon à tenir une causerie à fleuret moucheté.
— Le comte est une faribole du duc, Robby, une pure fiction de son délire. Je suis Victor Bellou pour mes amis. Que pensez-vous des capacités de nos jeunes cavaliers ? dit-il pour détendre l’atmosphère.
— Jean-Jacques ne sera jamais un cavalier. Il est trop poltron, et surtout n’a aucun sens de l’équilibre ; il ne sent pas l’animal entre ses jambes. Pour lui, c’est une monture inconfortable et dangereuse. En revanche, Jean-Lô possède toutes les qualités d’un cavalier d’exception. Sa souplesse et son goût pour les jeux casse-cou en feront un véritable acrobate. Monter votre étalon, Joli-Jumper, sans se faire éjecter au premier pas souligne sa précocité. C’est un peu de ma faute s’il prend des risques, car j’avions aligné mes leçons sur Jean-Jacques. Son enthousiasme et sa fierté n’ont pas aimé les ronds dans le manège.
— Victor, le peu que j’ai vu du galop de votre fils, je confirme le jugement de Robby, dit Pierre. À cru, il montait comme un diable un cheval fougueux. Ma tentative de les arrêter était plus dangereuse qu’utile. Le saut de la brouette démontre les véritables capacités de votre fils. Il a parfaitement négocié l’obstacle. Sa chute est due à l’arrêt brutal de Joli-Jumper gêné par la proximité du tas de fumier. L’atterrissage fut une merveille de réception, pas de blessure si ce n’est d’orgueil. Votre punition est vraiment sévère.
— Je sais. Les garnements s’attendaient à une secouée en règle. Mais la tête froide de Marie-Jeanne a permis de tourner à notre avantage une bêtise de mômes sans conséquence malheureuse. Vous comprendrez bientôt les raisons de cette mise en scène. Robby, mon ami Tortisambert, m’a un peu raconté votre histoire. La virulence de vos propos anti-duc m’intrigue. Comment un brillant soudard, anobli de surcroît et décoré de l’Ordre de Sainte Thérèse de Lisieux par le Pape, sans compter vos citations militaires, en est-il arrivé à tenir des propos imprudents, un tantinet régicides ?
— Ah ! Monsieur le c., euh ! Victor… C’est une ben triste scienche (histoire) dont je ne suis pas très firot (fier). D’avec Hardoin Tortisambert, mon amin ( ami) de toujours, nous nous sommes engagés dès le début dans les troupes ducales afin de sortir du chemin tout queret [1] qui nous guetti : la piquette (lait caillé et le camember pour Hardoin et l’enclleume pour mé. À quinze ou seize ans, la vie nous semblait valoir d’autres avenins (avenir). Les premières années furent merveilleuses, j’étions complètement égalués (aveuglés) par les victoires faciles et la vie dans la troupe. Les blessures et la mort me semblaient impossibles. La conquête de Granville fut une rude épreuve. Y’eu une débordée de morts et d’atrocités inutiles. Certains soldats se rebellèrent. Le duc, sur l’insistance du gros picot (dindon) d’évêque Grandouet, juste avant qu’y soille (soit) le pape de mes deux, voulut faire des exemples dans le but de maintenir la discipline. Les deux meneurs, un gars de Livarot et un d’Orbec, furent condamnés à mort par le tribunal religieux. « On doit obéissance à son duc, c’est un devoir sacré. La révolte, c’est comme écopi (cracher) à la margoulette du Bon Dieu » et c’est puni de mort. Mais, v’là que c’est le gars Robby, le bon sabreur, qui décapita les deux amins . Après, c’n’était plus comme avant. J’ai reçu la médaille de la Thérèse, mais la flamme était mouchie .
À la bataille de Saint-Lô, avec Hardoin, nous avons voulu mourir au combat. Nous avons chargé comme des diables et enfoncé les défenses des Cotentins sur le pont de la Vire. Tellement ben, qu’à nous deux, on a trucidé la garde, conséquemment les troupes du Duc s’engouffrèrent dans la brèche. Hardoin a été nommé Baron de la Vire et moi Chevalier, sans cheval, vu que j’ai été amochi à la gambe. Maintenant, je suis le ci-devant boiteux, itou haineux contre le duc et son papillon, raconta avec rancœur Robby dans son langage bocager.
— Nous ne savions pas qu’il y avait des révoltes dans les troupes, précisa Victor. L’édifice se fissure lentement, aussi attendons-nous des réactions de plus en plus sanglantes.
Robby, je vous dévoile un grand secret et j’ai une proposition à vous faire. Depuis plus de dix ans, une organisation clandestine lutte dans l’ombre pour contrer la dictature ducale et pontificale. L’alliance du sabre et du goupillon est un redoutable ennemi, un monstre froid à deux têtes. Au début, nous étions très marginaux, en raison de l’euphorie des conquêtes et de l’argent facile qui coulait dans les veines d’Auge. Nous avons surtout tenté de calmer les ardeurs de Coupesarte et de courber l’échine devant la folie de l’Église tout en mettant en place des coupe-feu et un système d’entraide destiné à secourir les victimes. Maintenant, une véritable guerre civile se prépare. Notre groupement doit agir plus énergiquement, sans déclencher de bain de sang. J’aimerais que vous nous rejoigniez en tant qu’ami et aussi comme garde rapprochée de Marie-Jeanne, Jean-Lô et Jean-Jacques devenus des cibles faciles pour m’atteindre. Votre passé, votre fidélité au duc et à l’Église, ainsi que votre bravoure largement reconnue, font de vous un allié important. Robby, vous avez déjà entre vos mains suffisamment de renseignements pour nous faire pendre et même damner. Êtes-vous prêt à rejoindre la Résistance ? Pouvons-nous vous faire confiance ?
— Monsieur Bellou, euh ! Victor… J’ai mis plusieurs années à me déquiller (ouvrir) les mirettes. Je suis votre homme. J’aime Auge, mais j’ai honte de ce qu’elle devient. Mes bras sont à vos ordres, la gambe est pas core ben querrue (guerrie, en forme), mais le cœur y est, dit-il avec bonhomie et conviction.
Plusieurs hululements de chouette se firent entendre dans le hêtre rouge en bordure du manoir. Marie-Jeanne se leva.
— Louis arrive. Je monte libérer les enfants de leurs patenôtres en leur apportant du papier destiné à leurs écritures de circonstance. Je reviens.
Quand le bruit de la calèche du chapelain disparu dans la nuit, Marie-Jeanne entra dans le salon avec son frère, Flo suivait portant sur un plateau trois bouteilles couvertes de poussière. Victor fit les présentations, puis la discussion tant attendue commença.
— À la vente des anlains (Laine d’agneau), l’ordre du jour comportait une série de mesures financières destinées à renflouer les caisses du duché et à favoriser l’extension de l’Église. Le transit des marchandises sera sévèrement réglementé et taxé, avec une quasi-interdiction d’exporter ou d’importer. Seuls les comptoirs ducaux seront autorisés à commercer avec l’extérieur. Une régie contrôlera ce monopole ducal. Un corps spécialisé de scribouillards du bas clergé dirigera cet organisme, doté d’une force de surveillance terrestre (les gabelous) et d’une marine chargée du blocus des ports, d’Honfleur à l’extrême sud de la côte bretonne. La libre circulation des biens est suspendue en attendant une restriction sévère de la circulation des personnes. Voilà, mes amis, un nouveau pas de franchi dans la dictature et la spoliation des Augeois et des provinces conquises.
— C’est une déclaration de guerre contre la corporation des rouliers, s’offusqua Louis. Sans le libre commerce, la vie quotidienne deviendra infernale et les prix grimperont.
— Tu as raison, Louis, mais je crains davantage le marché noir organisé par les fonctionnaires véreux. Une fois encore, Coupesarte sent les réticences de ses ouailles ; il réagit en concentrant les pouvoirs entre ses mains. Il s’attaque désormais à la vie économique et assoit son absolutisme.
— Mettons sur pied nos propres réseaux de marchés parallèles, proposa Louis.
— Il n’y a pas d’autre solution. C’est pourquoi les exploits équestres de Jean-Lô et la pseudo-punition qui en découle et la livraison de chevaux à l’évêché de Coutances serviront à dissimuler le voyage de notre émissaire, Marie-Jeanne, qui avertira nos relais et mettra en place notre réseau de surveillance. Il va falloir pister chaque patrouille, chaque navire des douanes pour parvenir à faire passer des marchandises ou envoyer les personnes les plus menacées chez nos amis en Grande-Bretagne.
— J’accélère donc la mise en place des colombiers sur tout le territoire, conclut Pierre Minquier.
— Oui, et nous formons nos agents aux nouveaux codes de transmission. Le secret est de plus en plus nécessaire au bon déroulement et à la sécurité des opérations.
— Flo, débouchez donc ces dernières bouteilles de geuze de nos amis flamands pendant que nous mettons au point les détails de ce voyage.
La conversation devint moins guindée. Robby buvait sa bière en connaisseur, à petites lampées, et il souriait à Flo à chaque fois que leurs regards se croisaient. Un peu dépassé par l’ampleur de la Résistance organisée par ces amis, il prit la parole :
— Mais pourquoi n’assassine-t-on pas simplement le duc, demanda-t-il ?
— Nous l’avons envisagé plusieurs fois, mais nous sommes convaincus que le Pape en profiterait pour prendre le pouvoir séculier dont il rêve. De plus, certains de nos alliés s’y opposent, répondit Victor.
— Robby, la force brute n’est pas toujours la meilleure méthode de parvenir à ses fins. Mon amie la duchesse Marie-Aunay accepte de nous aider en prenant des risques énormes. Toutefois, elle ne désire pas ensanglanter la situation. Notre ennemi principal reste toujours Grandouet. Les personnes présentes ne sont qu’une infime partie de notre réseau composé qui utilise les cuisines pour passer les messages dans les recettes culinaires qui circulent dans tous les manoirs de la noblesse. Sans ces femmes, nous ne saurions rien des manigances du clergé. Certaines assument de leur corps des missions tout aussi valeureuses que des charges de hussards. Vous comprenez Robby que nous ne jouons pas à la guéguerre en chambre.
— J’ai cor ben des choses à apprenre. (apprendre)
Le lendemain matin, à cinq heures, d’un souffle martial, Victor sonna dans la cage d’escalier le débuché à la trompe de chasse. Finis les tendres « Debout les garçons » de Marie-Jeanne. En raison du décrassage cuissant de la veille, les apprentis cavaliers furent dispensés de la toilette matinale à l’eau froide de la bassine. Ensommeillés, ils arrivèrent à la cuisine où les attendait un solide déjeuner de palefreniers : jambon fumé, œufs sur le plat et camembert « Tortisambert », au lait cru, moulé à la louche selon la grande tradition.
— Ce n’est pas le moment de picorer comme des poules délicates. Le travail vous attend. Robby ne recrute pas de mauviettes anémiées à la forge, leur précisa Victor avec son air de comte. Vous avez le droit à un verre de cidre qui vous fouettera le sang, mais pas plus.
Flo et Marie-Jeanne échangeaient des regards où se dissimulait mal une tendresse rieuse— N’oubliez pas vos lettres d’excuses, rappela la mère adoptive, Jean-Lô, je te signale que tu as copié sur Jean-Jacques la partie en flandrin. Vous pouvez partir. Vous inviterez Robby à la collation du matin.
Accompagnés de Victor Bellou, qui jouait toujours dans son rôle de père outré, ils se rendirent à la forge du maréchal-ferrant jouxtant les écuries des étalons.
— Robby, la troupe fraîche arrive. Pas de demi-ration de travail.
— Entendu, monsieur le comte. il n’y a pas de privilège de naissance avec le chevalier Goin.
Victor Bellou partit effectuer sa longue tournée journalière des stalles. Ensuite, il ira faire courir ses trotteurs, sa passion et la spécialité du haras.
Les deux apprentis tendirent timidement leurs lettres d’excuse à Robby qui prit la peine de les déplier et d’effectuer une lecture rapide, mais factice.
— Marie-Jeanne a lu vos gribouillis ?
— Oui.
— Alors, c’est bon, les gars. Ici, pas de littérature, mais du muscle, du doigté et surtout de l’obéissance. Allez ramasser le fumier dans l’écurie et revenez me voir quand vous aurez terminé. Exécution !
Les deux frères se dirigèrent vers le bâtiment proche où logeaient les poneys, avec de nouvelles montures. Ils cherchèrent en vain des fourches dans tous les coins.
— À cause de tes bêtises, on va en bavera, s’insurgea Jean-Jacques.
— C’est un piège, je te dis, Robby nous fait marcher. Allons le voir !
Ils regagnèrent la forge où ils trouvèrent Robby en train de ranger les masses et les pinces le long du mur à côté du grand soufflet.
— Déjà fini, les spécialistes du fumyi ! Montrez-moi vos mains. Trop propres pour être honnêtes, mes avis qu’une inspection s’impose, les gars !
— Euh ! Robby, on n’a pas trouvé de fourches, avoua Jean-Lô.
— Pas ce qu’y faut des fourches à des lettrés pour ramasser le fumyi ?
— Arrête, Robby. Ouais, d’ac, j’ai fait le quéton (âne du Cotentin) en montant sur l’étalon. On ne va pas y passer la journée à trachi (chercher) les fourches que tu as cachées.
— Y’a pas plus de fourches que de beurre aux poumyis (pommiers). Première leçon, on écoute le Robby, car il ne dit pas que des innochenteries, ensuite c’est en forgeant qu’on devient marécha (maréchal-ferrant). Mes lascars, vous allez les forgi les fouorques6. Jean-Jacques au soufflet, et toi, Jean-Lô, tu prends le quatrième marteau à partir de la gauche.
Robby initia les deux garçons au dur apprentissage de la forge. L’un maugréait en actionnant le lourd soufflet en cuir,tandis que l’autre frappait comme un sourd sur le fer rougi presque à blanc pour former la pièce maîtresse de son instrument de travail.
— Tudiou, l’artiste, doucement tu n’enfonces pas un paissoun (piquet) dans la caillasse. Juste la force qu’il faut, sinon tu auras le bras en compote. Regarde, lui dit Robby.
La matinée se déroula sans autre anicroche que des ampoules et des courbatures. Le maître de forge dirigeait habilement les deux garçons qui buvaient ses paroles en admirant sa musculature impressionnante et la légèreté de ses coups de marteau. Une fois les fourches terminées, puis les initiales de chacun marquées au fer rouge sur le manche en frêne, le ramassage du fumier commença suivi d’une distribution de paille fraîche. À l’heure de la collation, les trois compères se rendirent, l’estomac gargouillant, aux cuisines du manoir. Robby tenta, en vain, de mettre de l’ordre dans sa toison hirsute avec ses gros doigts calleux. La perspective de parler avec Flo le rendait guilleret. Une grande marmite de soupe aux légumes accompagnée d’une trempée (ou miôlée spécialité du Cotentin, « pain à soupe ») et une louche de crème pour les anémiés, les accueillit. Jean-Lô fit signe à son frère, plongé dans la morosité, d’observer les mimiques avantageuses de Robby à destination de Flo. Jean-Jacques haussa les épaules et replongea dans son assiette.
— Alors, cette matinée ? demanda Marie-Jeanne.
— Jean-Lô sera un bon marécha, mais Jean-Jacques souffle plus fort que le soufflet. Rien dans les bras, tout dans la tête. C’est un penseux, madame Marie-Jeanne, une graine de coumprenette1 qui bourgeonne comme un poumyi en mai. Mé z’avis qui sera mieux à l’écritoire qu’à l’encleume.
— C’est aussi mon impression, mais il doit savoir monter avant de partir, donc deux heures de cheval par jour jusqu’à notre départ. L’après-midi, il m’aidera à recopier les célèbres recettes de Flo que nous distribuerons pendant notre voyage, dit-elle avec un clin d’œil de connivence à Robby.
Jean-Lô bénéficia d’un entraînement rude ; son sens de l’équilibre naturel et sa passion du cheval firent l’émerveillement de Robby persuadé de former un cavalier d’exception. Victor Bellou constata les progrès de son fils. Il l’initia à la formation des célèbres trotteurs du haras. Ne pouvant pas former lui-même Jean-Lô aux sauts d’obstacle et aux figures de dressage, il demanda à Pierre Minquier de remplacer Robby, handicapé par sa blessure. Jean-Lô apprit le grand art équestre avec les meilleurs maîtres. Pierre donnait ses cours accompagnés de Jacquot, son fils aîné, et de sa petite dernière Gwène, encore dans son landau. Jean-Lô enchanta son maître par sa monte instinctive. Robby encouragea de la voix son élève et il aperçut le regard envieux du jeune Jacquot qu’il mit d’autorité sur un poney. Ainsi, malgré la différence d’âge, naquit le célèbre trio de voltigeurs augeois et une amitié profonde qui les souda à jamais au-delà des générations.
La semaine passa comme un éclair dans le ciel orageux. La punition se transforma en aventure. Jean-Jacques retrouvait tous les après-midi Marie-Jeanne lors des séances de copies des recettes de cuisine parfois obscures. Le canard au potiron et la gigue de chevreuil aux cerises intriguèrent le copiste par leur vocabulaire étrange, mais surtout par le nombre incroyable de denrées à peser au gramme près. À ses questions, Marie-Jeanne répondit que ces dames des fourneaux dissimulaient leur secret de fabrication, mais que les résultats étaient probants au palais des connaisseurs. Flo précisa que chaque métier préservait précieusement ses astuces et ses tours de main. En fait, l’extravagance des ingrédients et des mesures étaient tout simplement les clés de déchiffrement des messages de la Résistance. De son côté, Jean-Lô progressait rapidement dans la maîtrise de l’art équestre. Pierre Minquier et Robby durent même réfréner la frénésie du jeune cavalier qui montait maintenant les étalons les plus fougueux avec une assurance frisant la témérité. Les sauts de barrières, les principales figures de dressage et les acrobaties élémentaires furent acquises avec une rapidité effrayante. Malgré les courbatures, le fils Bellou rayonnait. Il plastronnait devant son frère qui répondait d’une moue dubitative. Victor Bellou fit de ce voyage une véritable expédition munie des autorisations ducales et papales.