D’un Condor à l’autre ou du Sang du Condor à La Hija Cóndor
Le Festival Biarritz Amérique Latine présente chaque année en compétition une sélection de films de fiction inédits en France. Ces dix longs métrages qui respectent parfaitement la parité en termes de réalisation (6 hommes et 6 femmes car 2 films sont coréalisés) nous donnent surtout l’occasion de découvrir un panorama représentatif de la production du sous-continent.

Réalisé par Jorge Sanjinés, Le Sang du condor est sorti au siècle dernier, précisément en 1969. Il y était question d’eugénisme : le film s’ouvre sur deux citations qui prescrivent sa mise en œuvre, une de Martin Bormann et l’autre de James Donner, un scientifique US. Le parallèle est délibéré : il s’agit de dénoncer, de stigmatiser les stérilisations pratiquées dans les régions rurales de Bolivie par une O"N"G [1], le Corps de la Paix. Stérilisation pratiquée, à leur insu, sur les femmes indigènes appartenant à la communauté quechua. Le film s’achevait sur un plan de fusils brandis à bout de bras : un vibrant appel à la lutte armée contre l’impérialisme nord-américain. Comme L’Heure des Brasiers (La hora de los hornos de Fernando Solanas) l’année précédente, Le Sang du condor rencontrait parfaitement l’esprit du temps : il fut largement diffusé dans les salles d’abord puis dans les ciné-clubs après avoir reçu une moisson de prix dans différents festivals (Prix Georges-Sadoul en France, Gouvernail d’or à Mostra de Venise en 1969, Épi d’or au Festival de Valladolid ou prix du jury à celui de San Francisco en 1970).

Son succès tant au niveau national qu’international fut tel que le Corps de la Paix mit un terme à sa campagne de stérilisation, avant même que le président bolivien Juan José Torres n’ordonne son expulsion en 1971. À l’image de ces deux films emblématiques, la production sud-américaine a longtemps été dominée par des problématiques politiques : dénonciation des dictatures et/ou de l’impérialisme, apologie des luttes ouvrières ou paysannes, etc. Il n’en est plus de même aujourd’hui.

Le dernier plan

Réalisé par Álvaro Olmos Torrico en 2025, La Hija Cóndor n’est pas encore sur nos écrans mais il a déjà été présenté au Festival de Toronto en août et, en octobre, il sera au 61st Chicago International Film Festival. Sélectionné en septembre au festival Biarritz Amérique Latine pour la compétition du meilleur long métrage de fiction, le jury lui a décerné le grand prix, l’Abrazo d’or. Or le jury Fiction comptait parmi ses membres Juan Solanas, le propre fils de Fernando, le réalisateur de La hora de los hornos

La fiction se déroule à nouveau dans les régions rurales de Bolivie et toujours au sein de la communauté quechua. Pour poursuivre le parallèle, les deux personnages principaux sont Ana (María Magdalena Sanizo), une accoucheuse qui s’inscrit dans la tradition ancestrale et Clara (Marisol Vallejos Montaño), sa fille adoptive qui l’assiste et se forme à ses côtés.

En route pour la grande ville, Clara reste pensive, dubitative…

Mais là s’arrête le parallèle. Aucun étranger n’apparaît dans un récit qui demeure strictement bolivien : pas l’ombre d’un gringo impérialiste ou pas [2]. Les personnels soignants (médecins ou infirmiers ? Ce n’est pas explicité dans le film) sont bienveillants et tentent, avec bonne volonté et pédagogie, de concilier le respect des us ruraux et leur propre déontologie. Quant à la tradition, elle n’est nullement idéalisée. Le procès contre une femme déviante et l’exécution de la sentence (le procureur du jury de la communauté lui coupe la natte) font froid dans le dos : assurément une des séquences les plus mémorables du film…

C’est précisément la tension entre traditions et modernité, entre ces deux mondes qui se trouvent au cœur du récit. Tension certes convenue mais incarnée parfaitement par la mère et son héritière désignée (a-t-elle eu le choix ?). Ana, la mère est tout entière construite par le respect des us et coutumes ancestrales qu’elle entend incarner ; pour autant, elle comprend les aspirations de sa fille. Jeune et belle (nous sommes au cinéma !), Clara rêve d’ailleurs, de la ville qu’elle pourrait conquérir grâce à sa magnifique voix comme lui soufflent les "étrangers" de passage venus de la métropole régionale… Elle finira par y partir pour découvrir un univers païen, laid comme le maquillage qu’elle porte sur scène ou l’éclairage des boites de nuit où elle se produit avec son groupe folklorique. Nicolás Wong Díaz, le directeur de la photo, sert parfaitement le propos : les paysages magnifiques du monde rural en plans généraux, les intérieurs peu éclairés des maisons quechuas, les lents mouvements d’appareils contrastent avec les néons, le montage saccadé de la ville et sa cacophonie. Faisant fi de toute dialectique, le retour final de Clara qui reprend, radieuse et apaisée, la place d’Ana pour poursuivre son œuvre ne résout en rien les contradictions bien au contraire…

Lorsqu’il choisit le titre de son film, Álvaro Olmos Torrico ne peut ignorer Le Sang du condor - traduction de Yawar mallku, le titre original en quechua– et s’inscrit explicitement dans cette filiation. En revanche, par son apolitisme, La Hija Cóndor en constitue, en quelque sorte la négation. La Hija Cóndor est bien d’aujourd’hui. Et en le consacrant, le jury montre qu’il n’échappe pas à l’air du temps et cela même si ce film est assurément le plus abouti de la sélection.

Le reste des longs métrages présentés au festival de Biarritz confirme ce mouvement d’abandon des problématiques politiques au profit des questions sociétales.

C’est la dénonciation des violences conjugales dans A Melhor Mãe do Mundo d’Anna Muylaert (Brésil). Gal, une chiffonnière de São Paulo fuit, avec ses deux enfants, son compagnon violent, Leandro interprété par Seu Jorge, un auteur-compositeur interprète célèbre au Brésil (ce choix indique bien que le grand public est visé). Le film hésite continuellement entre récit vériste et onirisme : dans sa fuite, Gal se comporte en une véritable super woman ! Elle finit par se réfugier dans un squat merveilleux, d’une grande propreté où l’on met à sa disposition un appartement bien équipé. Elle y prend une douche abondante qui la lave de toutes les souillures de la ville avant d’aller sur la terrasse regarder au loin, vers l’avenir…

Tiguere (José María Cabral - République Dominicaine) constitue l’idéal du virilisme dans la culture dominicaine et caribéenne : un homme véritable doit être un tigre ! Pour générer cette aptitude et en faire de vrais hommes, des parents aisés envoient leurs rejetons dans un camp dirigé par Alberto (Manny Perez). Evidemment, tout ne se passe pas comme prévu d’autant qu’Alberto a décidé d’y intégrer Pablo (Carlos Fernandez), son propre fils. La relation conflictuelle entre le père et son fils prend vite le pas sur la satire du virilisme qui tourne court.

Belén de Dolores Fonzi (Argentine) relate un fait divers : ayant fait une fausse-couche, une jeune femme se retrouve accusée d’infanticide après une instruction bâclée et à charge. À peine défendue par une avocate commise d’office et complètement incompétente, elle est condamnée à plusieurs années d’incarcération. Lorsqu’une avocate pugnace et courageuse [3] décide de reprendre le dossier pour vraiment la défendre, le fait divers devient un fait de société : femmes et associations organisant des manifestations à travers tout le pays. Inscrit délibérément dans la légitimité dominante, optant pour une forme propre à servir de support à un débat télévisuel, Belén a reçu, sans surprise, le prix du public. Au siècle dernier toujours, certains esprits chagrins auraient évoqué l’impérialisme du référent [4]

Un poeta de Simón Mesa Soto se déroule à Medellin en Colombie. Comme son titre l’indique bien, le film se focalise sur un poète qui éprouve bien du mal à devenir adulte. Le spectateur ne saura rien des conflits politiques et sociaux qui déchirent le pays et notamment la deuxième ville de Colombie. Seul un bon connaisseur du pays est, du reste, en mesure d’identifier Medellin qui n’est jamais explicitement nommée. Une référence à Antioquia, la région dont Medellin est la capitale, est le seul indice quand, au rebours, l’accent si marqué de ses habitants est systématiquement gommé. Enfin, le centre de poésie au cœur du récit s’inscrit dans une politique volontariste mise en place par le gouvernement central pour développer et soutenir les activités culturelles afin de resserrer les liens sociaux et réduire la violence endémique. Politique dont le spectateur ignorera totalement l’existence [5]. Centré sur son personnage principal, le film ne prend en compte la réalité sociale qu’à travers sa relation en tant que professeur avec une de ses élèves issues des quartiers défavorisés en qui il a décelé des talents d’écriture. Suite à une soirée très alcoolisée, le poète sera voué aux gémonies car soupçonné puis accusé d’avoir eu un comportement inapproprié avec son élève… En Colombie également, l’heure est au Mouvement #MeToo !

Même Aún es de noche en Caracas de Marité Ugás et Mariana Rondón n’échappe pas à la règle. Adaptation libre de La hija de la española (La Fille de l’Espagnole, 2019) de la journaliste et romancière vénézuélienne Karina Sainz Borgo, Aún es de noche en Caracas n’utilise le chaos extrêmement violent qui règne dans les rues que comme contexte, comme décor pour un récit centré sur une héroïne contrainte de changer d’identité pour survivre en fuyant le Venezuela pour se réfugier en Espagne. À aucun moment, le film n’offre des clés de compréhension. Or, les événements représentés font suite à l’élection de Nicolás Maduro en 2018 et aux contestations organisées dans la rue. Le gouvernement n’hésitant pas à réprimer avec une extrême violence ces manifestations. Sans un minimum d’explicitations, un spectateur qui ne serait pas au fait de l’histoire politique du Venezuela aura bien du mal à comprendre les enjeux, les tenants et aboutissements des luttes politiques en cours.

Le reste de la sélection ne contredit pas la tendance principale. Soit, Bajo el mismo sol [6] (Ulises Porra - République Dominicaine & Espagne), un film en costume très rassurant par son exotisme qui lui a permis d’obtenir le Prix du jury, le Prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma et le Prix des Biarrots, Esta isla (Lorraine Jones Molina & Cristian Carretero - Porto Rico), un drame social complètement pipé (le jeune héros a une gueule d’ange… et toutes les situations sont d’une prévisibilité affligeante) et enfin Un cabo suelto (Daniel Hendler – Uruguay, Argentine & Espagne), un petit polar très sympa mais pas vraiment abouti.

Dix films donc qui disent que le continent sud-américain n’a pas échappé aux grandes mutations engendrées par la mondialisation et l’effondrement du bloc communiste. Cela ne constitue en rien une surprise, encore moins une avancée théorique, mais nous pouvons remercier le Festival Biarritz Amérique Latine de nous l’avoir si bien montré.
Mato-Topé