Triste printemps. Où est le peuple juif ?
David Haziza

Origine Dibbouk mai 09, 2025

Dibbouk, être entre deux mondes

Au nom du peuple juif, le gouvernement qui, par calcul, a laissé massacrer plus de mille deux cents de ses membres il y a dix-huit mois, s’apprête à conquérir et à asservir.

Qu’ils ne nous parlent pas d’amour du prochain, d’amour des siens.

Ils n’aiment rien des Juifs que ce contre quoi ceux-ci se dressent depuis trois mille ans : la puissance musculaire et technique, l’idolâtrie de la force politique.

Et, laissant massacrer ou croupir sous terre, otages, les survivants du massacre, ils versent le sang des autres, de leurs frères en humanité – au nom des leurs, au nom de ces victimes juives dont le sort les indiffère, portant ainsi l’obscénité à son comble.

Ces lignes sont d’un Juif qui s’aime et aime son peuple. Mais s’aimer, surtout quand on est élu pour cela, c’est se vouloir meilleur que ses ennemis, et non pas rêver de descendre à leur niveau d’abjection. Comme il dut y avoir jadis le désir d’imiter l’agressive uniformité des nationalismes européens et arabes, il y a aujourd’hui en Israël un désir de Hamas. Désir tantôt d’être Pharaon, tantôt d’être Amalec. Réveillons-nous, quoiqu’il soit peut-être déjà trop tard.

Mikhael Manekin est l’auteur d’un très beau texte, et j’aimerais en partager ici quelques intuitions. Il a grandi à Jérusalem. Issu d’une famille américaine liée à la recherche (son père, Charles Manekin, est l’un des savants les plus compétents dans le domaine de la philosophie juive médiévale), il a lui-même étudié en Israël, à la yeshiva et dans un cadre universitaire. Il anime une organisation de « croyants » ou peut-être plutôt de « fidèles » de gauche, qui se développe désormais entre les États-Unis et Israël. Il écrit en hébreu.

Dans un recueil de drachot (sermons) publié cette année, Manekin offre des considérations empreintes d’amour et de tristesse, accumulées pendant les mois qui ont immédiatement précédé et suivi le massacre du 7 octobre 2023. Ces drachot épousent le calendrier liturgique des Cinq rouleaux. Dans celle qu’il consacre au Cantique des Cantiques lu à Pessah, Manekin décrit la Terre d’Israël comme la véritable héroïne de ce poème.

Rappelons que selon l’interprétation allégorique traditionnelle, celle contenue en particulier dans le Midrach Rabba, cette histoire « d’une femme délaissée, d’une veuve folle de désir pour son défunt époux, s’agrippant à son aimé, lui rappelant leurs amours et leur jeunesse, et les merveilles de sa beauté, et les caresses habiles par lesquelles il lui était lié d’une passion intense » (Rachi), renverrait à la relation unissant Israël pris comme tout mystique à la divinité, ainsi qu’aux différents cataclysmes qui, parsemant son histoire, l’éloignent du repos spirituel et le poussent à s’interroger sur Dieu, à le chercher, à douter parfois de lui ; selon l’interprétation théosophique du Zohar, ce tout mystique serait lui-même le nom cryptique de l’aspect féminin de Dieu, Chekhina ou Matronita, tandis que le berger en serait le principe mâle. L’histoire serait alors celle du mystère sacré, des noces divines, des secrets de l’union et de la désunion des entités constitutives du divin. Une histoire d’amour – et de sexe – bien littérale donc, mais dont les protagonistes seraient divins et non pas humains : un récit mythologique en somme.

Évidemment, ces deux approches se combinent aisément, et il existe aussi d’autres lectures : selon Maïmonide et ses continuateurs, ces aventures ne seraient ni celles d’un peuple ni celle d’une déesse et de son dieu, mais de l’âme en quête d’absolu, tandis que d’autres ne voient dans le poème qu’une simple histoire d’amour humaine. D’autres encore, plus récemment, ont voulu y lire un récit païen renvoyant aux vieux mythes cananéens, égyptiens ou babyloniens, et cela résonne d’ailleurs étrangement avec l’interprétation kabbalistique.

Le geste de Manekin synthétise et déplace en même temps toutes ces approches. À l’en croire, il s’agit bien d’une histoire d’amour humaine, mais elle est médiée par son décor, celui de la Terre d’Israël, et par là renvoie à quelque chose de plus qu’humain – car cette terre est choisie par Dieu et contient plus que la somme de ses réalités terrestres.

La dracha s’ouvre et se conclut par une visite de Manekin à Saint-Jean-d’Acre en compagnie d’un ami arabe, pendant la fête de Pessah. Son ami lui fait connaître sa ville en lui évoquant la geste du Bédouin Dahir al-Umar, de l’ancien esclave bosniaque Djezzar Pacha, tous deux héros (a posteriori) de la conscience palestinienne ; lui l’amène à la synagogue fondée là par rabbi Moïse Hayyim Luzzatto, le kabbaliste italien contemporain de ces deux chefs.

Sa visite est placée sous le signe de la confusion : l’armée israélienne brouille à cette époque les signaux GPS du Liban voisin, avec pour conséquence cocasse que Manekin, comme d’autres Israéliens, se voit indiquer qu’il est au Liban alors qu’il ne voyage qu’en Galilée. Sa radio reçoit les ondes libanaises. Son téléphone le localise au Liban.

Il se plaît cependant à lire autre chose dans cet incident qu’un simple hasard : aimer la Terre d’Israël, c’est aimer aussi ce qui l’entoure et se trouve au-delà d’elle. Saint-Jean-d’Acre est d’ailleurs, comme il le rappelle, le symbole même de ce seuil, de ce passage, de cette « liminalité », comme on dirait en anglais. En effet, si le Talmud nous apprend que, venu de Babylonie, rabbi Abba embrassait les pierres d’Acre parce que commençait justement là, selon lui, la Terre d’Israël (Ketubbot 112a), Luzzatto devait préférer se faire enterrer à Tibériade, incertain qu’il était du statut d’Acre. Mais pourquoi alors en embrasser les pierres ?

Retournant à Jérusalem en voiture, Manekin comprend : « Il m’est venu à l’esprit que l’amour authentique pour la terre ne donne pas seulement l’occasion d’aimer ce qu’elle contient, mais aussi ce qui est au-delà d’elle. J’allumai la radio. De la musique libanaise y jouait. Les paysages de la Galilée passaient sous mes yeux, la terre du Cantique des Cantiques, de la Chekhina, de la mort, de la peur et de la beauté. Les mots étaient arabes mais la tonalité, les soupirs et les trilles me rappelèrent un air hassidique d’Europe orientale. Je me garai pour un moment sur le bas-côté. Je m’agenouillai au sol et l’embrassai. » Les pierres d’Acre, seuil de la terre promise, sont dignes d’être embrassées ; et de même la chaussée de Galilée transformée par la machinerie des ondes en chaussée levantine ou européenne.

Aimer la terre en aimant ce qui l’entoure et la précède. Son passé, fût-il différent de l’image que nous aimerions nous en faire. Son arabité, sa levantinité, pour paraphraser Jacqueline Shohet Kahanoff, dont on redécouvre depuis quelques années les textes prophétiques.

Cette Juive du Caire, sépharade polyglotte et européenne d’Orient, s’était réapproprié la « levantinisation » alors décriée et redoutée aussi bien par la gauche gourioniste que par la droite jabotinskyste. Il ne fallait pas que les Juifs, naguère méprisés par l’Europe blanche et chrétienne, ressemblassent trop à cet Orient dont ils pouvaient pourtant se proclamer la fière progéniture. Il fallait un « mur de fer » pour les en séparer. Face au sionisme de Martin Buber, résolument « oriental » et par là même universaliste, ce nationalisme-là prétendait en fait mettre un terme à la judéité des Juifs.

Le levantinisme de Kahanoff vient nous rappeler qu’il ne peut en être ainsi. Par la nature de leur mission et de leur histoire, les Juifs sont un pont entre l’Orient et l’Occident. Ils ne peuvent cesser de l’être qu’en se trahissant. Ses textes, récemment édités en anglais par son ami Sasson Somekh, le « dernier Juif arabe », sont à relire, tout comme est à regarder le profond documentaire que lui a consacré Rafael Balulu.

Le levantinisme n’est pas un antisionisme, ni même à proprement parler un postsionisme. Il n’est pas non plus rejet de l’Europe et de ses Lumières, bien au contraire : l’Égypte de Kahanoff a justement été détruite par ce genre de chimères, par l’uniformisation nassériste. Le levantinisme est dépassement et accomplissement du sionisme. Dépassement et accomplissement de l’Europe et de l’Orient, l’un par l’autre et l’un en l’autre. Il est peut-être bien le sens même de l’existence juive.

La paracha qui sera lue demain formule à sa manière cette dialectique. Dans Qedochim (Lévitique, 19 et 20), il est commandé à l’Hébreu d’aimer deux catégories d’êtres humains. D’une part, le « compagnon », « camarade » ou « prochain », c’est-à-dire tous les siens ; d’autre part l’étranger « car étrangers vous fûtes au pays d’Égypte ». Le sens éthique de l’élection se joue dans ce passage incessant. Le peuple juif est élu pour, s’aimant soi-même, aimer les autres et leur révéler leur propre part d’élection. Dispersé parmi les nations, il y rassemble les étincelles elles aussi dispersées, élevant ainsi l’univers entier vers sa mission sacrée : c’est le birour kabbalistique.

Et si la terre promise ne lui appartient pas, lui appartient à la terre, afin justement d’y faire resplendir toutes les étincelles rassemblées, de même que, partout, aux quatre coins du monde, il dissémine la beauté de la terre, sa complexité, son passé – que le monde entier, d’où qu’on le regarde, devient comme le disait rabbi Nahman de Breslov terre d’Israël. C’est cette capacité à transcender la terre à même son immanence qui fait de ce paganisme autre chose que de l’idolâtrie.

Le mythe, pour le pire comme pour le meilleur, ne nous a jamais quittés. Bien des politiciens, bien des rabbins même sont devenus, las, de véritables prophètes de Baal, qui font de la possession de ce petit espace – et d’un amour mesquin et surtout hypocrite des Juifs à l’exclusion du reste de l’humanité – une fin en soi.

Et une fin sanglante. Tels les serviteurs du vieux dieu cananéen, ils sont prêts à verser des flots de sang. Aux narines de celui qu’ils nomment Tout-Puissant, la vie humaine semble bien pour eux « odeur agréable ». Ils ne reculent même pas devant un genre d’idolâtrie auquel nos ancêtres eussent préféré le bûcher, la noyade, ou de voir leurs chairs déchirées, comme rabbi Aquiba, par des peignes de fer : ne se sont-ils pas agenouillés, Netanyahou et ses rabbins stipendiés, devant les missionnaires évangéliques de Trump le 14 mai 2018 ?

Car pour une ambassade, ils ont trahi leur foi, leur peuple, leurs morts – et c’est leur qu’en-dira-t-on que nous devrions redouter ? Pour un peu de pouvoir, ils ont accepté que ces fanatiques les bénissent au nom de leur messie et dieu : oui, celui-là même que, depuis deux mille ans, nous refusons de reconnaître car nous savons que s’il eût été l’envoyé promis, les peuples ne se feraient plus la guerre. Et nous savons comme les chrétiens eux-mêmes ne dédaignent pas de la faire. Le sionisme n’était-il donc venu que pour cette compromission ?

La politique nous a souillé l’humanité – la divinité – du message hébraïque. Il fallait que tout devînt aussi plat, aussi laid, aussi gris qu’elle. Comme le dit Manekin, elle a transformé l’amour de la terre en une monopolisation de ses ressources, en vol et en agression. Elle a fait d’une appartenance charnelle un cadastre, et d’une promesse qu’elle prétend réaliser un mensonge éhonté. Elle nous a volé les printemps et les aurores.

Où est le peuple juif ? Et que doit-il faire pour s’être fidèle ?

Persister d’abord à s’aimer, oui, s’aimer comme peuple et comme communauté, mais tout en dédaignant le chantage de ses notables et de ses institutions. Et en s’aimant, aimer l’humanité dont il porte témoignage de la divinité (Avot, 3, 14). Mais aussi, et aussi se la poser toujours, cette question-là, n’y pas renoncer, la question de ce qu’il peut, de ce qu’il doit au monde, la question fatidique par laquelle notre propos commençait : où ? où sommes-nous ? où sont les Juifs ? Ayékka, où es-tu, demande Dieu à Adam, et plus loin, à Caïn cette fois : où est Abel ton frère ? Dans le destin d’Abel (et d’Ève sacrifiée à ses côtés), le poète israélien Dan Pagis voyait celui des Juifs assassinés par leurs frères, écrivant leur destin « au crayon sur les murs d’un wagon plombé ». La pierre de Caïn, l’épée d’Ésaü, l’arc de Nemrod nous sont interdits.

Nos enfants et nos petits-enfants vomiront ceux qui ont laissé le mal se commettre en leur nom. Si le jugement des nations importe peu, de là-haut et de partout, on nous regarde. Nous souvenons-nous assez de la peste qui frappa Israël à cause du zèle de Saül contre les Gabaonites ? Il fallut pendre les fils du roi pour apaiser le mal (II Samuel, 21).

Savons-nous combien de fois nos ancêtres furent exilés pour avoir violé le droit « de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin » et en servant d’autres dieux (Jérémie, 7, 6) ? Ces autres dieux existent, mais ils ne sont pas pour nous : dieux d’acier et d’atome, dieux de la fatalité du sol et de la race, dieux de conquête et d’orgueil… Nous ne servons, nous, que la force qui de tout cela nous libère, force de toute force, vie de toute vie, dieu de tous les dieux.

Savons-nous enfin où nous mena, après la cruauté des Hasmonéens et d’Hérode, le fanatisme des zélotes ? Alors s’aimer, s’aimer comme peuple, c’est d’abord savoir pourquoi l’on est là, c’est ne pas oublier ces questions, ne pas esquiver leurs réponses. Aimer sa terre, c’est l’aimer pour elle-même – et toute terre en elle et par elle. Et par-delà la grisaille de la politique et de la guerre, c’est apprendre à regarder à nouveau les « bourgeons qui paraissent à la terre », à écouter « le temps du chant », à attendre le « soupir du jour » : voilà ce qu’à la fin serait notre mission accomplie.

Un sionisme rendu à ses premières aspirations, au printemps qu’il devait nous apporter, un judaïsme tel qu’en lui-même enfin.