
Reprise d’un article de Jacques Rancière, dans une brochure "Les révoltes logiques" N°4 de l’Hiver 1977 que l’on peut trouver sur Archivesautonomies, que nous remercions.
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« Je ne suis pas de ceux que tourmente la nostalgie du passé,
Georges Dumoulin - La Charte du Travail.
« Se souvenir aussi de celui qui oublie où mène le chemin » Héraclite.
Dans son numéro du 5 juin 1943, L’Atelier, hebdomadaire du travail français, commente l’appel que deux militants de l’ex-CGT, Albert Guigui et Georges Buisson viennent de faire à la radio de Londres pour la reconstitution d’une CGT clandestine. L’éditorialiste s’interroge sur les raisons qui peuvent pousser un militant jadis « honnête » à s’opposer à la « révolution nationale » du Maréchal Pétain et à l’Europe « socialiste » d’Adolf Hitler.
Une seule, en dernière analyse : « parce que Guigui est juif et que sa position raciale devait le conduire où il est (...) parce que Madame Buisson est juive et que Georges devait faire ce qu’il a fait ».
L’argument est sans réplique et n’appelle pas de commentaire. Ce qui vaut en revanche la peine d’être commenté, c’est la signature apposée au bas du texte : Georges Dharnes, c’est-à-dire, sous un pseudonyme emprunté à son lieu de naissance, Georges Dumoulin, le vétéran du syndicalisme révolutionnaire, le mineur qui, au début du siècle, avait engagé la lutte contre le vieux syndicat réformiste, l’un des cadres de la C.G.T. de 1914, l’ami de Monatte, opposant à l’Union Sacrée et auteur en juin 1918 d’une brochure les syndicalistes français et la guerre qui avait fustigé en termes prophétiques l’inféodation syndicale a la barbarie industrielle nouvelle.
Ils sont ainsi un certain nombre à venir représenter sur la scène de la collaboration la grande tradition de la révolution syndicaliste ; des Bourses du Travail et du Sou du Soldat, de l’action directe et de la réflexion ouvrière autonome. C’est

Georges Yvetot, le symbole de l’antimilitarisme de la vieille C.G.T. qui devient en mars 1942 président d’un Comité ouvrier de secours immédiat (C.O.S.I.), offert par l’occupant aux victimes des bombardements anglais, et sera conduit au tombeau avec les honneurs de la Wermacht ; c’est Charles Dhooghe que ses intempérances anarchistes avaient plusieurs foils, au début du siècle, conduit devant les tribunaux, et qui salue dans l’Atelier la création du S.T.O. ; ce sont les cadres de la C.G.T. de 1914, le secrétaire de la Fédération de l’alimentation, Savoie, qui devient membre du Conseil National et du Conseil supérieur de la Charte, Million, de l’Union Départementale du Rhône, promu responsable de la main-d’œuvre ; ce sont les intellectuels, théoriciens ou compagnons de route du syndicalisme révolutionnaire :

Hubert Lagardelle, le fondateur du Mouvement socialiste, qui devient en avril 1942 le secrétaire d’État au travail du gouvernement Laval, ou Francis Delaisi, l’économiste de la Vie ouvrière qui décrit intarissablement les merveilles de l’économie national-socialiste ; ce sont les instituteurs libertaires, comme Maurice Wullens, le chantre des Humbles, que sa révocation par les nationalistes attardés de Vichy ne peut que rendre plus ardent dans la glorification de la paix allemande.
À côté des « renégats » communistes qui peuplent les partis de la collaboration et accèdent parfois aux ministères vichyssois, c’est toute une tradition socialiste, nationale d’origine et internationaliste de vocation, qui est mise au service de ce qui s’appelle d’un nom naguère aussi revendique à gauche, l’ordre nouveau.
Bien sûr, cette figuration ne fait pas la réalité d’un héritage. Rares sont ceux qui passent sans transition de la voie syndicaliste révolutionnaire ou des chemins de traverse anarchistes, aux antichambres de Vichy ou de la Propaganda-Staffel. Sans parler d’un Lagardelle, passé par le détour du socialisme mussolinien, les vieux cégétistes ont eu depuis 1914 le temps et l’occasion de perdre quelques illusions.
Ce qui cimente l’unité des syndicalistes qui collaborent au régime de Vichy, c’est, plus que les souvenirs de l’époque héroïque, la pratique réformiste et anticommuniste de l’entre-deux-guerres : la conversion à la concertation et a l’économie dirigée, héritée de l’industrie de guerre et de la reconstruction, pour certains la séduction du planisme ou les rencontres a Pontigny avec les patrons éclairés, pour tous la lutte contre la CGTU d’abord, contre les communistes dans la C.G.T. réunifiée ensuite.

La plupart étaient, dans les années précédant la guerre, regroupés dans l’aile droite de la C.G.T., la tendance Syndicats animée par celui dont Pétain allait faire son Premier ministre du Travail, René Belin. La nouvelle scission de 1939 et la répression anticommuniste leur rendent les postes que les syndicalistes communistes leur avaient enlevés lors de la réunification de 1936.
Reste que s’ils n’ont pas de nostalgie, ils affirment hautement n’avoir rien reniés de leur passé, comme celui du mouvement ouvrier. Ils ne manquent jamais au milieu de mars et à la fin de mai de commémorer la naissance glorieuse et la mort héroïque de la Commune et rendent régulièrement hommage aux précurseurs, à Babeuf et à Varlin, comme à Fourier ou Saint-Simon. Ils disent ne rien renier des graves qu’ils conduisirent en acceptant un ordre qui les interdit ; de la vieille maison cégétiste en acceptant sa dissolution ; de leur lutte pour l’indépendance syndicale en siégeant dans les services ministériels, conseils, comités ou organismes de secours qui monnayent la dissolution de la C.G.T. en fonctions étatiques nouvelles.
Le vieux Dumoulin, au moment où il lui résonne de plus en plus fort aux oreilles que l’heure approche de rendre des comptes, tient a réaffirmé cette fidélité : « Nous avons agi sans modifier notre façon de voir. Nous avons reconstitué nos syndicats et les unions départementales sans rien changer à nos idées. Pendant quatre ans, nous avons pris en main la cause sainte du travail, sans rien changer à nos pensées sur les causes et les conséquences de la guerre » (1).
C’est sur ce changement et sur cette permanence que nous voudrions nous arrêter un instant. Par-delà les rancunes des uns, l’ambition ou la vénalité des autres, quelque chose de plus important se passe : l’enrôlement par la machine étatique vichyssoise d’une fraction notable de l’appareil syndical. Analyser les ressorts et les formes de cet enrôlement peut introduire à une analyse des pouvoirs terroristes modernes un peu différente de celles qui s’interrogent sur l’amour du Maitre ou le « désir » des masses pour le fascisme.
Il vaut peut-être la peine de réfléchir non plus sur la sénilité de Vichy ou son puérilisme (cliquetis de décorations et compliments de petites filles ; chantiers de jeunesse et parades d’anciens combattants), mais sur sa maturité ou, si l’on veut sa modernité : sa capacité de monter, à l’ombre des rêves désuets ou des projets indéfiniment reculés, des formes nouvelles de consensus ou des circuits nouveaux du pouvoir ; non plus sur la démesure de la séduction et du terrorisme fascistes (flamme des retraites aux flambeaux, des autodafés et des fours crématoires), mais sur l’ordinaire de leur mesure ; pas au sens où certains entendent le « fascisme ordinaire », repérant dans les frustrations quotidiennes des Dupont-Lajoie les germes de la grande peste ; au sens plutôt où le pouvoir nouveau réquisitionne les services et les pouvoirs qui assurent le fonctionnement normal d’un corps social, au sens de cet affolement qu’évoquait Godard en reliant du seul film vrai sur les camps, celui qui nous montrerait le travail fou de l’administration requise par la ma chine de mort (2).
En appliquant de la façon la plus expéditive la double règle de l’élimination des entraves et de l’utilisation des compétences, en offrant le ministère du Travail a René Belin, l’un des secrétaires de cette C.G.T. qu’il va dissoudre, le pouvoir vichyssois opère une réquisition originale du service syndical, de sa pratique et de son idéologie. Comme le nouveau ministre a besoin de l’aide des compétences syndicalistes d’une part, de la force de pression syndicale d’autre part, c’est tout l’intermédiaire syndical qui se trouve sollicité, pris au double jeu de son réel et de son idéal : son réel, c’est-à-dire la défense des intérêts ouvriers en temps de guerre comme en temps de paix, en démocratie comme en dictature, la confrontation permanente avec la raison patronale et étatique qui l’a mis peu à peu dans la position d’arbitre entre les intérêts des producteurs et ceux de la production nationale ; son idéal, constamment réaffirmé de l’émancipation des prolétaires et de la fraternité des peuples.
En un temps où les réalités de la production et du ravitaillement sont aussi évidentes dans leur exigence que sont incertains dans leur application les idéaux de la paix et de l’émancipation, la collaboration syndicale va sans cesse osciller de la politique du moindre mal à la mystique de l’ère nouvelle.
ce qu’il faut affirmer avec force c’est qu’…
« un monde est révolu, un monde nouveau est né »
Au travail, 6-9-41.
C’est de réalisme d’abord que parlent les syndicalistes qui engagent la collaboration avec le nouvel appareil d’État. Le même leitmotiv parcourra ces quatre années de collaboration : il faut bien que le syndicalisme soit présent partout où sont en jeu les intérêts des ouvriers. Aussi les collaborateurs ne cessent-ils d’accuser de trahison les attentistes qui refusent de s’engager dans l’action syndicale.
L’un d’entre eux s’en prend ainsi à un vieux camarade : « Il a planté là la classe ouvrière au moment même où elle vivait peut-être les moments les plus terribles de son histoire (... ) Le syndicalisme, il le déclarait lui-même, est au-dessus de la politique. Son rôle c’est de libérer les ouvriers de leur condition prolétarienne. Cela reste vrai dans n’importe quelle conjoncture » (3).
L’indépendance syndicale peut continuer à se réclamer de l’autonomie prolétarienne. Elle s’est en fait modelée sur son exact inverse : elle est devenue « neutralité syndicale » à la manière de la « neutralité » de l’État. Mais aussi, la règle générale de présence syndicale vient se spécifier dans le sentiment d’une catastrophe irréversible. Quand Belin signe la dissolution de la C.G.T., quand Pétain interdit les grèves et les lock-out, ces mesures sont massivement revues comme la sanction d’une catastrophe naturelle : « Notre vieille maison syndicale s’est effondrée » (4).
« Le décret de dissolution n’a été en réalité qu’un constat de décès » (5). La C.G.T., les grèves, tout comme les partis et le jeu parlementaire, faisaient partie d’un monde irréversiblement écroulé. Avant même que Vichy ne dissolve la C.G.T., ses débris, réunis à Toulouse, ont signé eux-mêmes son acte de décès en supprimant de ses statuts la référence à la lutte de classes et à l’abolition du salariat, et en offrant de collaborer à la « communauté » nationale nouvelle.
Ce ne sont pas seulement la déroute militaire, la panique du repliement, la dispersion à la recherche d’usines fantômes qui donnent lieu à cette vision. Si peu que le marxisme les ait pénétrés, les dirigeants syndicalistes ont appris à son école ou plutôt à l’exemple du bolchevisme que les révolutions supposaient des « situations révolutionnaires » produites moins par l’effort militant que par l’effondrement d’un pouvoir et la décomposition d’une société, produits de la guerre impérialiste ; appris aussi que les voies de la reconstruction révolutionnaire n’étaient pas exactement celles de la démocratie syndicale.
Aussi l’image de la catastrophe implique-t-elle cette double idée des meubles à sauver, mais aussi d’un monde nouveau à construire ; aussi le pouvoir nouveau pourra-t-il prendre cette double fonction : de la foire d’empoigne où désormais les forces sociales sont directement face à face et où il faut défendre pied à pied les intérêts ouvriers contre un patronat et une administration désormais sans entraves ; celui du porteur - conscient ou non - d’une ère nouvelle de la révolution sociale.
Deux raisons donc confondues ou dissociées - de répondre à l’appel du pouvoir. Les ténors parisiens, s’ils se croient obligés de crier plus fort que les provinciaux de la « zone nono », en viennent aux mêmes conclusions.

Dans le 1er numéro de L’Atelier, l’un des plus lucides, Aime Rey, après avoir réfuté les arguments (politisation, existence illégale) qui pourraient justifier la dissolution de la C.G.T., termine ainsi sa diatribe : « La dissolution de la C.G. T. ne peut avoir qu’une justification sérieuse et respectable : c’est que son organisation, sa structure ne conviennent pas pour la mission que le gouvernement se propose de confier au syndicalisme ouvrier » (7-12-40).
À la « Conférence syndicaliste », organisée un peu plus tard par L’Atelier, il poussera plus loin la même logique en concluant ainsi une attaque au vitriol contre les (mesures injurieuses et outrageusement réactionnaires » de Vichy : « justement parce que les engagements n’ont pas été tenus, nous sommes peut-être à la veille d’une modification profonde, révolutionnaire celle-là, de la situation du pays ». (6).
À la limite, si le pouvoir ne peut rendre raison de ses mesures, c’est que cette raison lui échappe. Que l’on croie ou non à sa bonne volonté révolutionnaire, le diagnostic est le même : un monde est mort, un monde nouveau est en train de naitre auquel donneront forme ceux qui sauront peser le plus fort par leur présence, leur compétence et leur abnégation.
De tous côtés jaillit le même mot d’ordre : il faut se mettre au travail. « Nous allons faire de belles choses », disent les syndicalistes que rencontre à Vichy Christian Pineau (7). Le réalisme des bons et des mauvais côtés s’appuie sur la même donnée que ces enthousiasmes : rien ne sera plus comme avant.
À partir de là, le programme minimum de la collaboration (préserver la fonction syndicale) et son programme maximum : faire d’un nouveau syndicalisme une cellule essentielle de l’ordre nouveau, vont s’engrener sur un dispositif de pouvoir bien réglé.
Au sommet du dispositif, le Maréchal. Sur sa personne et sa carrière, les syndicalistes collaborateurs s’étendent peu : ceux de Paris qui brocardent Vichy comme ceux de la zone nono qui y font volontiers antichambre.
Peu d’hymnes à la gloire du Chef, mais aussi peu de remarques sur son passé. Un seul entrefilet dans Au travail fait allusion aux réserves de militants à ce sujet (8). Si Pétain peut avoir quelque chose à voir avec les espérances syndicales, c’est à un triple titre. Tout d’abord, ce « don » de sa personne, objet de tant de railleries, mais qui n’est pas sans répondants dans l’idéologie organique des secrétaires syndicaux et plus profondément dans l’histoire du militantisme ouvrier.
Que le Maréchal renonce à profiter des avantages d’une retraite qu’il accorde justement aux vieux travailleurs n’est pas sans analogie avec cette éthique du don de soi, du dévouement que le syndicalisme n’a cessé d’opposer aux règles de l’arrivisme politique.
Au don du Maréchal répond le dévouement de Rene Belin promu à des fonctions ministérielles au moment où il eût souhaité se décharger de ses fonctions syndicales, doit répondre le dévouement des syndicalistes. L’ordre nouveau ce peut être aussi ceci : que l’exercice du pouvoir, la gestion des affaires de la communauté soit non plus séduction des masses, mais dévouement et sacrifice. À ceux qui les traiteront de vendus, les collaborateurs pourront, à l’heure des comptes, retourner leurs poches vides.
C’est le thème de maintes déclarations à partir de la fin 43. Pour la majorité c’est bien moins l’or de la corruption que justement l’idéologie du service gratuit aux masses, avec ce qu’elle implique de demande de pouvoir, qui les a entrainés dans la machine.
À une réunion des métallurgistes lyonnais, fin 43, les collaborateurs se justifient ainsi : « Nous aurions pu être des attentistes ; mettre nos pantoufles, nous occuper de notre ravitaillement personnel, cultiver notre jardin et revêtir ainsi le manteau de la blanche hermine. Nous avons mieux aimé être fidèles à ce que nous disions il y a quatre ans : quoiqu’il arrive, nous ne trahirons jamais les ouvriers » (9). Trahison, le mot est renvoyé dans l’autre camp.
Le lointain passé du syndicalisme révolutionnaire, le passé récent du syndicalisme réformiste se conjoignent dans l’image pieuse d’un pouvoir qui n’est que service. Collaborer c’est d’abord servir. Comme dans Servitude.
Mais Pétain n’est pas seulement le symbole de la lutte contre « l’égoïsme ». Il est l’homme qui a fait la paix.
Si Georges Dumoulin « vénère » la personne du Maréchal, c’est parce qu’il a épargné la vie d’un million de jeunes Français) (10). Or, ce qui légitime le droit des collaborateurs syndicalistes a l’héritage syndicaliste révolutionnaire, c’est leur lutte contre la guerre : « Nous avons été syndicalement la minorité pacifiste, la phalange munichoise, le groupe ouvrier qui voulait l’entente avec l’Allemagne pour réparer les injustices du Traite de Versailles » (11).
Même si ce pacifisme a parfois plus à voir avec la prudence de ceux qui ne voulaient pas mourir pour Dantzig qu’avec la radicalité de ceux qui ne voulaient pas mourir pour les marchands de canons, il donne aux collaborateurs leurs titres de noblesse : l’exemple de Jaurès, dont l’image est associée a celle de Pétain dans le numéro du 1er mai de La France au travail et dont, quand claqueront les première balles des résistants, ils rappelleront qu’il fut lui aussi, comme boche, tué d’une balle dans le dos ; la lutte des communistes contre le Traité de Versailles ; le pur refus anarchiste de la guerre ; Dumoulin a signé en 1939 le manifeste Paix immédiate rédigé par le seul syndicaliste qui ait refusé de faire la guerre de 14-18, Louis Lecoin. En réclamant — et en obtenant - la libération de Louis Lecoin et d’autres pacifistes, les syndicalistes collaborateurs n’affirment pas seulement leur fraternité de combat maintenue avec les anarchistes, pacifistes ou gauchistes divers, qu’ils tirent des camps et auxquels ils trouvent des planques au Secours National - Entr’aide d’hiver ou aux Restaurants Communautaires... ils s’affirment non dans le camp du pouvoir qui crée les sections spéciales ou livre des otages à l’occupant, mais dans le camp de ceux qui sous Vichy paient encore de leur place leur action syndicale et pacifiste : délégués ouvriers pourchassés ou instituteurs révoqués.
« En un mot Révolution… »
Pétain est enfin le porteur d’un mot — Révolution nationale — que chaque force présente à Vichy peut espérer tirer à soi et dont la traduction de gauche s’autorise de quelques petites phrases, que la presse syndicale autorisée — et surtout Au travail, — répètera indéfiniment : « L’on ne peut supprimer la lutte des classes sans supprimer les causes qui ont dressé ces classes les unes contre les autres » (assertion à laquelle nulle école socialiste ne pourrait rien objecter) ; « L’économie doit être organisée et contrôlée. » ; « briser la puissance des trusts et leur pouvoir de corruption » ; affirmation que « l’Ordre nouveau ne sera pas un Ordre moral » et qu’il ne sera pas la revanche de 1936 ; reconnaissance des aspirations « légitimes » des travailleurs à « ne pas vendre leur travail comme une marchandise, ne pas être traités comme des machines, mais comme des êtres vivants, pensants », volonté de supprimer « la grande injustice de notre temps, la condition prolétarienne »... etc. Petites phrases assez bien travaillées pour faire prendre à ceux qui le voudront bien les vessies de la revalorisation du travail manuel pour les lanternes de l’émancipation des travailleurs et mettre ainsi en marche la machine de l’assentiment.
Pas trop à Paris, où les syndicalistes réunis à la Conférence de l’Atelier ricanent de la fausse symétrie qui supprime en même temps les grèves et les lock-out, la C.G.T. et la Confédération patronale, et où l’Atelier ironise sur ce 1er mai 1941 qui célèbrera en même temps la Saint-Philippe et le travail canonisé. En zone Sud, en revanche, les amis de Au travail entendent ne pas laisser à la réaction le soin de la fête. Et tout en blâmant « la classe ouvrière conservatrice et traditionaliste dans son verbalisme révolutionnaire » qui « marque un certain flottement quant à sa participation au 1er mai », Bertin est saisi par l’émotion de ce
1er Mai révolutionnaire.
"À une autre époque, les Premiers Mai furent moins faciles. Martyrs de Chicago, victimes innocentes de Fourmies, emprisonnés de Clichy, vous tous les autres qui payèrent de vos vies ou de vos libertés l’affirmation de la nécessité d’améliorer la condition prolétarienne, allez voir cette année que vos sacrifices ne furent pas vains. Les vérités que vous eûtes le tort d’énoncer trop tôt triomphent. La ploutocratie, le grand capitalisme contre lesquels nous luttons depuis que le mouvement ouvrier existe ont trouvé un autre adversaire de taille : le Maréchal Pétain. (12)
Qu’en rient les premiers les révolutionnaires qui sont sûrs de n’avoir jamais encensé aucun esclavagisme !
Il y a donc au sommet de l’État le témoignage que quelque chose est engagé qui est la suppression de l’esclavage prolétarien : « Je vous apporte des raisons de vivre qu’on peut résumer en un mot : révolution ( ...) Faire la révolution, c’est supprimer l’esclave prolétarien » (13). Sans doute le langage social du Maréchal résonne-t-il un peu étrangement à des oreilles habituées au vocabulaire socialiste ; mais, comme ce ne sont pas exactement non plus des paroles de militaire, les syndicalistes peuvent bien faire l’autre moitié du chemin : « Nos préférences allaient évidemment à des mots auxquels nous étions accoutumés depuis longtemps et nous n’oublierons pas la signification de notre « Mouvement syndical ».
Mais le sentiment conservateur qui anime parfois un certain nombre d’ouvriers n’ira pas jusqu’au conservatisme des mots. Il se peut donc que nous prenions l’habitude de dire : « l’organisation professionnelle ». (14). Assurément le mouvement ouvrier a mûri depuis le temps où il recevait les mots d’en-haut comme autant de coups de fouet. Depuis 1917, surtout, le rapport des mots et des choses s’est distendu et, dans le désordre annonciateur de bouleversements, seuls comptent les réalités, ou à tout le moins les signes d’un engagement.
Ce sont d’abord les mesures et les lois sociales par lesquelles René Belin entend situer son action dans la filiation de 1936 : du maintien des congés payés et des conventions collectives à l’amélioration des assurances sociales et des allocations de chômage, ou au renforcement de l’inspection du travail.
Mesures simplement réformistes, mais qui, dans la dureté des temps et les grondements de la réaction, indiquent que c’est bien dans le bon sens que l’on va. La pièce maîtresse de cet ensemble, présentée comme la conquête que juin 1936 n’a pu obtenir, c’est cette retraite des vieux qui est promulguée en mars 1941, et où Bertin salue un printemps nouveau de l’émancipation ouvrière :
« On est heureux de vivre, ce samedi matin de mars dans le parc vichyssois ensoleillé.
Deux maçons un peu voûtés, la moustache blanche, se sont abordés avec une grande exclamation joyeuse : nous l’avons, cette fois, hein ! » (15).
Démagogie qui ne prête qu’au haussement d’épaules rétrospectif ? Peut-être faut-il un peu plus d’attention à ce qu’il y a de terrorisme bonhomme dans cette prose un rien chantante qui lit sur le corps redressé du vieil ouvrier ou dans la limpidité de l’air printanier les effets du bon — et robuste — gouvernement, à ces glissements par lesquels l’attendrissement populiste sur la grande peine et les petites joies des travailleurs vient communiquer avec le grand poème d’État : celui de la Vie que l’on doit au Chef d’être si belle. Joie de vivre à Vichy ou exaltation de la vie nouvelle que le camarade Staline a faite meilleure. Ce regard illuminé réfléchit les rayons du soleil nouveau autour duquel tourne maintenant la révolution : l’État. Le temps est loin où l’anarchisme ironisait sur le couplet du politicien :
« Je vous promets les retraites ouvrières, J’vous promets la fin de vos misères ».
Servir la révolution, c’est désormais servir un État. Il s’agit de ne pas se tromper.
Des promesses quant à la fin des misères ouvrières, Vichy en déborde (en un sens, tout n’y est que promesses, même les menaces qui sont autant d’appels à participation). Promesses d’abord de garanties quant à la défense des droits ouvriers et syndicaux. En un temps où les patrons qui rouvrent leurs usines trient soigneusement le personnel réembauché et où les municipalités réactionnaires veulent assainir les Bourses du Travail, le gouvernement fait ce qu’il faut — juste ce qu’il faut --- pour donner l’exemple aux employeurs et aux notables.
Le secrétaire d’État aux Communications, Berthelot, précise au secrétaire général des P.T.T. qu’en dehors des « perturbateurs professionnels. », « on ne doit tenir aucun compte aux agents de leurs opinions passées (...) Je mets en garde surtout contre la tendance de certains chefs de se débarrasser des éléments syndicalistes. Le syndicalisme étant par essence même revendicateur, il n’y a pas plus lieu de le poursuivre que le patronat qui était par essence, lui, conservateur. L’ordre nouveau doit être établi avec le concours du syndicalisme assaini, débarrassé des influences politiques. » (16).
Son collègue Peyrouton exige « que les salariés ne soient pas moins bien traités par les autorités que les patrons. » et invite les préfets à frapper les maires qui feraient preuve « d’une partialité coupable à leurs égards », circulaire que Bertin commente en ces termes : « Le gouvernement ne s’associe pas à la politique de « réaction sociale » que voudraient instaurer les gens à courte vue. Travailleurs, le gouvernement n’est pas tel que des gens intéressés vous le présentent. Il veut votre collaboration » (17).
Collaboration, ce mot dont on n’a retenu depuis que la signification d’accord avec la puissance occupante, est d’abord en jeu comme collaboration avec l’État et collaboration de classes. La Révolution à laquelle patrons et ouvriers sont conviés par l’État nouveau, c’est la collaboration des classes. Constatons que du côté syndical, la chose n’est pas prise sans sérieux. Les anciens Confédérés qui organisent la résistance sous le couvert d’un Comité d’études syndicales ne disent pas là-dessus autre chose que ceux qui s’engagent dans la collaboration : la lutte des classes est un fait que les ouvriers ont subi plus que choisi et qu’ils sont prêts à échanger contre une collaboration réelle. C’est que l’opposition collaboration/lutte ne définit pas tout l’affrontement entre les classes. La collaboration fonctionne aussi comme l’antidote de la soumission et du paternalisme.
Quant Au travail met en exergue d’un de ses numéros ce texte des typographes de Nantes qui, en 1833 disent à leurs maîtres : « pourquoi ne nous assemblerions-nous pas pour parler paisiblement de nos affaires », il laisse voir la permanence d’une certaine tradition idéologique — recouverte seulement par les quadrillages théoriques marxistes ou les dénégations bruyantes du syndicalisme révolutionnaire - , une certaine pensée de l’égalité des classes.
Cet idéal, c’est au lendemain de 1830 qu’il s’était exprimé avec le plus de netteté, dans cette revendication, par exemple des tailleurs en grève de 1833 : avoir avec les maîtres « des rapports d’égalité et d’indépendance » : idéal du partage, de l’équilibre entre un Travail et un Capital, chacun maitre de lui-même, mais hors d’état d’exercer sa tyrannie sur l’autre ; affirmation que la dignité de la classe ouvrière et la reconnaissance même de son autonomie réside en ceci : n’être pas entendue seulement quand le bruit de la rue dérange le repos des puissants, mais à chaque fois qu’elle a des raisons à opposer à l’état de choses existant et au discours de ses tenants. Cette volonté de collaborer, de discuter d’égal à égal, il suffit de lire les pages de cet Atelier de 1840, dont le titre est précisément repris par les syndicalistes collaborateurs de 1940, pour voir qu’elle s’accompagne de la critique la plus aiguë du paternalisme patronal, de la défense la plus résolue de l’autonomie ouvrière : idéal paradoxal au regard de la systématique marxiste, mais bien vivant, dans la mort d’idéologies plus « logiques », d’une position de classe maintenue dans la suppression de la lutte des classes. Les syndicalistes collaborateurs réactivent cette idéologie en affirmant conjointement leur volonté de collaborer avec les représentants patronaux et leur refus de tout ce qui pourrait détruire l’autonomie ouvrière : suppression des Unions départementales, chartes patronales, comités d’entreprise-maison, associations professionnelles mixtes (18)... etc. La collaboration avec les patrons n’est pas soumission d’ouvriers repentants au bon vouloir patronal :
"La paix sociale, pour nous du moins, ça ne se subit pas, ça se conclut.
L’Atelier, 5-4-41 »
La paix sociale
Bien sûr cette collaboration qui exclurait la dépendance, les patrons ne voient pas ce qu’ils en auraient à faire. Après la grève-fiasco de novembre 1938, avec les décrets-lois de Daladier, la chasse aux communistes de 39-40, le surtravail et la répression liés à l’économie de guerre, ils ont bien entamé la revanche de 36. Ce ne sont pas la dissolution de la C.G.T., l’interdiction des grèves et leur omnipotence dans les « Comités d’organisation », chargés de remettre en marche la machine productive, qui peuvent les inciter à faire machine arrière : la presse syndicale autorisée est pleine d’échos de leur refus de collaborer : les patrons refusent de discuter avec des syndicats qu’ils ne veulent pas reconnaître, s’efforcent partout d’imposer des comités sociaux-maison ou des délégués ouvriers à leur convenance. Non seulement ils refusent de réintégrer des syndicalistes ouvriers acquis à l’ordre nouveau, qui avaient été licenciés après la grève de novembre 38, mais ils en licencient certains pour avoir voulu reconstituer, dans la légalité existante, des syndicats anéantis.
Au travail peut même citer le cas d’une usine de produits chimiques où douze militants sont successivement licenciés pour avoir voulu reconstituer le syndicat ouvrier (13-12-41). Devant cette mauvaise volonté, les syndicalistes peuvent poser la question : « Nous sommes prêts à collaborer. Nous donnons notre travail ; que nous offrent nos patrons ?. »
Rien apparemment. Cette collaboration, il faut la conquérir. Et c’est bien pourquoi ceux qui la prônent ne ressentent aucune humiliation. C’est l’État arbitre et sauveur qui doit imposer la paix sociale à ceux qui refusent de la conclure, à une réaction partout grouillante dans le corps social : patrons, directeurs de services administratifs, notables locaux. C’est la promesse que fait à Bertin le Maréchal en visite à Annecy :
Vers la fin de l’audience, le Maréchal a engagé avec un chef syndicaliste un dialogue direct et sans demi-vérités qui montrait que les choses sont en train de changer en France. Le Maréchal s’inquiétant de nouveau des syndicats mixtes et des comités sociaux : cela va-t-il, demanda-t-il au syndicaliste. — Pas très bien, répondit l’autre, le regard droit et sincère. — Et pourquoi ? — Parce que, Monsieur le Maréchal , les patrons ne comprennent pas. Il en est même qui exercent aujourd’hui des représailles sur certains de nos militants. Le Maréchal se montra sévère : Nous obligerons les patrons à changer d’esprit. Il le faut. Au travail (d’après La Suisse) 25-10-41
Mais il ne suffit pas à la séduction étatique que les travailleurs aient besoin de l’État. Il faut en plus que l’État ait besoin d’eux. La force d’attraction que Vichy exerce sur une fraction ouvrière militante, ce n’est pas simplement la somme de ses mesures sociales et de ses bonnes intentions, c’est son incapacité à les mettre en pratique. S’il faut sans cesse multiplier circulaires et instructions, c’est que les intentions du gouvernement ne sont pas appliquées. Partout on continue de licencier des militants, de dissoudre les Unions locales et départementales ou de fermer les Bourses du Travail. Pas moyen davantage d’obtenir que les patrons appliquent l’augmentation des salaires anormalement bas ou versent à leur personnel les indemnités de repliement. Aux militants ouvriers que la résistance patronale tourne vers lui, le pouvoir renvoie la démonstration de son insuffisance. Ils doivent aider l’État pour qu’il puisse les aider. Il leur faut collaborer avec l’État pour qu’il puisse briser la résistance des trusts ; il leur faut collaborer non point parce que ce pouvoir est la force devant laquelle tout doit s’agenouiller, mais parce qu’il est faible, divisé, assiégé jusqu’en son sein par les représentants de ces puissances d’argent auxquelles il a déclaré la guerre. Aux syndicalistes des Métaux réunis à Limoges, l’ancien métallo communiste, Marcel Roy, assailli par les doléances de la base sur les mille irrégularités patronales, demande « que les délégués abordent les questions dans un ordre plus général, car les difficultés dépendent d’un ordre nouveau qu’il faut obtenir » (Au travail, 9-741).
Forme moderne du pouvoir vichyssois, plus sérieuse et plus durable que les lettres au Maréchal, les défilés et l’air pur des Chantiers de jeunesse : ce manque à réaliser tout seul ce qu’il dit vouloir ; ce vide qui fait aspiration, obligeant le pouvoir syndical à être plus ou moins, à s’intégrer à l’État ou à disparaître ; faisant exercer ce choix dans des conditions quasi expérimentales où le syndicat, vivant d’une existence provisoire, est laissé à même de juger sa propre impuissance et l’impuissance de l’État sans lui. Ce n’est pas la force du pouvoir qui se fait subir et aimer, c’est sa « faiblesse » qui se fait secourir par un partage nouveau. Sans doute la masse ouvrière est-elle sceptique en constatant « que trop souvent les actes semblent contredire les déclarations, que les résultats immédiats vont à l’encontre des désirs » (19). Mais ce qui est vrai des masses ne l’est pas de ceux à qui la collaboration est demandée : les tenants de ce pouvoir syndical qui, dans ce jeu des promesses et des menaces, des forces et des faiblesses du pouvoir, se joue à quitte ou double. S’il veut conserver son petit pouvoir, le syndicalisme devra participer au partage du grand.
« La Charte est une création continue. »,
Le Rouge et le Bleu, 8-8-42.
En ce sens, l’histoire de la Charte du Travail est édifiante. C’est que la Charte n’est pas seulement une loi (la loi sur l’organisation professionnelle du 4 octobre 1941), mais un processus, exemplaire du fonctionnement du pouvoir vichyssois et de la part qu’y vient prendre la demande syndicale. En gros toute l’histoire sociale de Vichy est couverte par l’attente de la Charte puis par l’attente de son application. Durant tout ce temps, les syndicalistes ne parlent que d’elle, de ce qu’elle sera, de ce qu’on espère qu’elle ne sera pas, des raisons de son retard, des conditions de sa mise en application, de ce qui manque dans son texte, des correctifs que la vie lui apportera. Cette Charte gris-muraille dont on a tant de mal à voir le texte et dont personne ne verra jamais la pleine réalisation, résume assez bien la principale séduction que le pouvoir vichyssois peut présenter à l’attente syndicale : celle du pire qui n’est pas toujours sûr.
Très tôt, par les indiscrétions calculées d’un Ministre qui a besoin de faire jouer la pression de sa base syndicale, les syndicalistes sont au courant des péripéties de la préparation de la Charte, dans laquelle René Belin qui veut préserver la fonction syndicale s’oppose aux tenants du corporatisme et des associations mixtes. Très tôt ils savent ce dont ils sont menacés : « L’opération consisterait à chambouler nos Bourses du Travail, nos Unions départementales et locales, en tolérant seulement nos fédérations industrielles dans le cadre d’une technicité à rendement. Le social serait remplacé par la petite fleur bleue, les rondes enfantines et le coup à boire patronal » (20). Si la condamnation est sans appel, la décision qu’elle entraine est sans ambages : Je désire aller à Vichy, titre Dumoulin, posant sa candidature à la Commission chargée d’élaborer cette Charte sur laquelle les ministres n’arrivent pas à se mettre d’accord. Quinze jours plus tard les collaborateurs de L’Atelier publient une déclaration tonitruante :
« Pas d’équivoque ! Les travailleurs français n’accepteront pas une Charte du Travail réactionnaire » (5-4-41).
Les conditions d’adhésion à la Charte y sont clairement définies : maintien du syndicalisme ouvrier ; refus des associations mixtes et de toute gestion non-paritaire de ces « comités sociaux d’entreprise » qui doivent être la grande innovation de la Charte ; défense des libertés ouvrières et affirmation d’une participation ouvrière à la gestion de l’économie nationale. La déclaration se termine par un avertissement solennel :
« L’abolition du régime capitaliste n’est pas consacrée par les faits. La communauté nationale n’existe ni organiquement ni dans les esprits. Les syndicats ouvriers en conséquence ne sauraient être détruits. Si cette destruction devait être envisagée, les travailleurs ne la supporteraient pas ».
Pour le contenu, cette déclaration dit la même chose que ce que dira l’assemblée des secrétaires fédéraux qui comprend, à côté des collaborateurs, les militants hostiles à la collaboration ou déjà engagés dans la résistance du Comité d’études syndicales. Aussi bien n’est-ce pas le plus souvent sur le contenu des revendications ni sur les programmes économiques de l’avenir que les partages s’opèrent. Le dégel des salaires, l’amélioration du ravitaillement et l’indépendance syndicale sont également revendiqués par tous.
Quant au programme économique à long terme, la nationalisation des industries-clé et la participation ouvrière à la gestion économique qui définissent le programme des collaborateurs et définiront celui des résistants remontent aux mêmes sources : le plan économique de la C.G.T. de Jouhaux. C’est dans la pratique que les choses changent : les syndicalistes de l’Atelier qui en rajoutent sur les augmentations de salaires s’emploient à ce que les ouvriers ne tombent pas dans les provocations.
Ce qu’il faudrait, dans cette diplomatie qui apparaît comme la vérité maintenant établie du mouvement syndical, c’est que les ouvriers montrent leur force pour n’avoir pas à s’en servir, que leur présence en masse dans les syndicats donne à des secrétaires de fédérations qui ne représentent plus grand-chose le pouvoir de négocier en position de force les nouveaux rapports du syndicalisme et de l’État, de rééquilibrer face aux patrons en folie et aux idéologues en délire les plateaux de la balance vichyssoise. D’où la nécessité d’élever d’autant plus fort la voix qu’on est plus décidé à jouer le jeu (21).
Aussi cet extrémisme de langage n’exclut-il pas une appréciation réaliste. Car la Charte du Travail a au moins un mérite : elle est appelée à exister, donc à donner à l’organisation des travailleurs une légalité, une existence reconnue que la vie se chargera d’aménager. Mieux vaut quelque chose que rien. « Les mineurs, dit leur secrétaire, ont toujours su se contenter de ce qu’ils pouvaient acquérir, quitte à l’améliorer par la suite » (22).
Et au fur et à mesure que la commission piétine, la menace se transforme en promesse, cette Charte dont on sait trop bien ce qu’on a à attendre, on se met à la réclamer. D’autant que la partie à trois se développe : les patrons, à l’échelle de l’usine ou de la corporation se mettent à anticiper sur la Charte, à organiser des comités d’entreprise à leur convenance ou à promulguer, sans attendre l’organisation officielle des « familles professionnelles » des chartes corporatives à leur idée. En première ligne dans cette bataille, les ouvriers coiffeurs trouvent le mot d’ordre de la situation : ils réclament « la vraie Charte du Travail ». Aussi tous les réalistes en viennent-ils vite à admettre la Charte comme un « palier expérimental », car ce dont il s’agit, proclame Dumoulin, c’est de :
Vivre d’abord
« Nous sommes dans un pays où l’on s’arrange toujours avec les textes grâce à des facultés naturelles d’assouplissement qui forment le fond du caractère français. Quand une loi est contre-nature, on l’isole, on la tourne comme Napoléon faisait des forteresses et on passe outre. Si la Charte du Travail, dans quelques-uns de ses compartiments, était contre-nature, son sort serait réglé par la vie dans son développement ». L’Atelier, 6-9-41
Quand la Charte enfin paraît, on fait le compte de ses bons et de ses mauvais côtés. Bons côtés : le fait syndical continue à y être reconnu et surtout la Charte appelle à la constitution dans chaque famille professionnelle de syndicats uniques qui réaliseront enfin l’unité du monde du travail ; mauvais côtés : ceci d’abord qui est fondamental : la Charte a tout simplement oublié son objectif supposé : « La Charte du Travail ne contient aucune réforme de structure portant atteinte au régime capitaliste » (23). A un niveau plus terre à terre, la Charte qui reconnaît les fédérations de métier, « oublie » les Unions locales et départementales, lieux de la solidarité non plus professionnelle, mais ouvrière ; à côté du tripartisme syndical (patrons, ouvriers, cadres), elle reconnaît les associations mixtes ; elle ne donne aucune garantie des libertés ouvrières ; elle organise, à la place des Bourses du Travail, des « Maisons communes » pour les patrons et les ouvriers. Bons ou mauvais, enfin, les comités sociaux d’entreprise, selon que leurs fonctions déborderont ou non le cadre des œuvres sociales pour prendre en compte la gestion de l’entreprise, selon que les délégués ouvriers seront les représentants élus de leurs camarades ou des hommes du patron, désignés par lui. Là-dessus la Charte qui parle d’une désignation « en accord avec le patron » est imprécise ; comme elle est ailleurs lacunaire : « Une lacune sérieuse semble avoir échappé au législateur, c’est la suppression des unions départementales... » (24), ou contradictoire : « La création d’organisations mixtes risque de compromettre pour l’avenir l’idée préconçue de la Charte du Travail » (25). Toutes déficiences que « la vie » doit corriger. Parce que la Charte n’en dit pas assez, les syndicalistes devront en faire plus. La double réaction est donc quasi unanime :
1. La Charte est décevante, sinon réactionnaire.
2. La vie est plus forte que les textes, et la Charte vaudra ce que vaudront ceux qui l’appliqueront.
Les ordres du jour des Fédérations affirmeront donc à peu près tous à l’unisson que les ouvriers « font toutes réserves », mais qu’ils « tenteront loyalement l’expérience ».
Courtois (U.D. Eure et Loir) exprime à la perfection le syllogisme de la collaboration :
« Le texte de la Charte me fait penser aux dissertations d’Ésope sur les langues, ce document est en effet est à la fois bon et mauvais. En fait il sera ce que les hommes le feront ; un instrument de conservatisme social ou une arme révolutionnaire. Cette alternative dicte l’attitude des syndicalistes qui veulent que la Révolution nationale ne soit pas une nouvelle déception pour les travailleurs et qui croient que la Révolution nationale sera une duperie si elle n’est pas aussi socialiste. Or, la Révolution nationale ne sera pas socialiste si nous refusons de nous y intégrer : il y aurait même à craindre qu’elle se fasse contre nous. Ma position est donc nette : j’accepte la Charte telle qu’elle est : je veux faire loyalement son expérience. Je suis persuadé au surplus que la vie, plus forte que les intentions de ses rédacteurs, apportera les modifications conformes à la mentalité française et aux traditions du syndicalisme ouvrier » ( 26 ) .
Là encore, bien imperceptibles sont les nuances d’énoncé entre les pionniers de la collaboration et ceux qui sont décidés à limiter leur participation à la simple défense du droit à l’existence, tel le secrétaire du Bijou, Sancier : « Nous arrondirons les angles sans courbettes inutiles ; notre ambition sera de sauver nos industries en leur conservant la main-d’œuvre nécessaire et en faisant en sorte qu’on n’y meure pas de faim en travaillant. Ce ne sont pas là des vues très optimistes, mais nous avons été payés pour nous méfier » (27).
C’est par un certain détachement, bien plus que par la véhémence de la critique que se signale l’attitude des anciens confédérés décidés à ne pas jouer le jeu de l’ordre nouveau. On ne s’étonnera pas de ce que les plus décidés à construire soient aussi les plus critiques (28). Un délégué de l’aviation de Marignane en explique très bien la fonction, en remerciant Bertin de sa critique de la Charte : « Ton rapport a beaucoup facilité ma tâche. Tu n’ignores pas que la Charte du Travail était attendue avec une certaine méfiance par les travailleurs. Après lecture de ton rapport, il y a eu plus de confiance envers les délégués, puisqu’à partir de ce jour, bon nombre d’ouvriers sont venus grossir nos rangs » (Au travail, 28-2-42).
Comme toujours, le rapport est croisé. Si les travailleurs sont méfiants envers la Charte, la critique des délégués leur donnera confiance dans les délégués et permettra aux syndicalistes collaborateurs de les entraîner dans l’adhésion à une Charte redressée dans le sens syndical.
Car, une fois le texte promulgué, le même jeu de l’attente se reproduit. On attend les décrets d’application, on attend que se mettent en place les commissions constitutives dans chaque corporation, on attend de savoir si le nouveau secrétaire d’État au Travail, Lagardelle, qui remplace Belin en avril 42, avec le retour de Laval, penchera vers une interprétation syndicaliste ou corporatiste de la Charte. Les patrons continuent le jeu des chartes corporatives et des comités sociaux maison, les masses font toujours preuve d’ « indifférence » et de « scepticisme » . D’où la nécessité pour les syndicalistes qui jouent le jeu de développer leur action à deux niveaux : celui de l’action à la base, en veillant à la mise en place des comités sociaux, en dénonçant les irrégularités patronales, en cherchant, à travers eux à élargir le pouvoir de contrôle ouvrier (en particulier sur la question du ravitaillement) : activité de participation qui vient compléter les revendications courantes sur les salaires, les conditions de travail et de sécurité (28a). Mais au travers ou à côté de cette action « économique », la grande action de cet appareil sans troupes, c’est l’autodéfense de la fonction syndicale ; d’où cette enquête permanente sur l’indépendance syndicale à laquelle, semaine après semaine, secrétaires de fédérations, d’unions locales ou de syndicats de base sont conviés à dire leur attachement. Sorte de plébiscite permanent qui doit appuyer le dialogue avec l’État, à défaut de la pression des masses qui ne répondent guère à l’attente en accourant dans les syndicats. Cette situation, il est vrai, peut être retourné en argument : faute d’évoquer la pression des masses, on jouera sur leur distance, on évoquera ces réserves, hésitations, critiques exprimées dans les assemblées syndicales, ces témoignages sur l’état d’esprit des masses et sur l’oreille de plus en plus attentive qu’elles prêtent à la propagande communiste, voire ces interpellations et ces chahuts qu’endurent les orateurs, pour aboutir à cette conclusion : « On serait bien avisé en haut lieu de nous laisser ou de nous redonner les moyens de gagner ces camarades (...) Chez les uns c’est le scepticisme, chez d’autres l’indifférence, ailleurs l’hostilité » (29).
Cette situation du syndicalisme coincé entre la mobilisation de la réaction et le désenchantement des masses, elle appelle un renforcement du lien avec l’État. On a vu le dialogue « sans demi vérités) de Bertin avec le Maréchal. Ces dialogues sincères et improvisés, le pouvoir vichyssois les affectionne plus que ne voudraient le faire croire les pouvoirs libéraux et avancés qui lui ont succédé. C’est l’ingénieur Berthelot, secrétaire d’État aux Communications, qui prend « le ton et les mots que les cheminots aiment et comprennent : « C’est en camarade que je veux vous parler, en homme de métier qui vous connaît et qui vous aime » (30) ; c’est Laval qui remplace le fauteuil trop cérémonieux de la salle de conférence par une chaise plus commode pour expliquer en toute franchise aux amis de Au travail les objectifs et les difficultés de son action. C’est Pétain qui reçoit sans rendez-vous le secrétaire du syndicat dissous des instituteurs et fait sortir en sa présence par un fonctionnaire ébahi les dossiers des instituteurs révoqués pour lesquels il vient plaider (31). Ces dialogues intermittents qui permettent de mieux faire comprendre à la base les intentions du pouvoir et aussi de transmettre au pouvoir ses aspirations et ses problèmes, pourquoi ne pas les institutionnaliser ? Pourquoi ne pas faire de l’instrument syndical l’agent de la confrontation permanente des actes du pouvoir et des aspirations des masses ? Bertin diagnostique avec justesse ce qui manque au pouvoir vichyssois : un lien organique du pouvoir aux masses qui se substitue aux institutions détruites et complète le lien sentimental des masses à la personne du Maréchal. Ce n’est pas la « légion des combattants », organe de prédilection du Maréchal — dont les syndicalistes voient d’un mauvais œil la prétention de constituer des groupes d’entreprise les concurrençant — qui peut faire de l’État un État populaire. Seul le syndicat offre le lieu d’échange nécessaire entre le pouvoir et les masses :
« Cet État qui sera obligé de mener une bataille contre les trusts va subir les assauts que nous prévoyons. Pour qu’il puisse passer cette période difficile, il faut véritablement que ce soit un État populaire, en contact permanent avec les masses. Ce contact permanent avec les masses, ce sont les syndicats qui l’assureront : le syndicat courroie de transmission entre le gouvernement et le populaire qui dira au gouvernement quelles sont les aspirations des masses et qui dira au populaire quelles sont les décisions du gouvernement, qui les lui expliquera et tâchera de les faire mettre en application » (Au travail, 13-12-41).
Courroie de transmission : c’est sans trouble que Bertin lâche le mot, lors de cette Semaine d’études syndicales réunie aux Sablettes pour étudier la Charte. Pourtant si la fraction syndicale dont il vient a pu prendre le drapeau du syndicalisme révolutionnaire, n’est-ce pas par son refus déclaré de la théorie et de la pratique bolchévistes du syndicat « courroie de transmission ». S’il peut revendiquer hautement cette fonction honnie, c’est que précisément la lutte contre la « politisation » communiste de l’action syndicale a permis en retour une représentation dépolitisée de l’État qui s’achève dans cette représentation d’une syndicalisation de la fonction étatique, laquelle implique dans les faits une étatisation de la fonction syndicale élargie au marchandage généralisé de l’adhésion des masses au pouvoir (32).
Un aspect peu connu de l’œuvre de Pelloutier.
Syndicat courroie de transmission, syndicat école aussi. On a peut-être un peu trop cherché à oublier ce qui, du temps de Vichy, a pu être pratiqué ou rêvé pour la formation du « capital le plus précieux », les hommes, les cadres de la société future ; un peu trop oubliées les écoles de cadres, les journées d’études, les groupes de réflexion, les programmes économiques, les études démographiques, etc, d’où sont sortis pas mal d’idées — et d’hommes — qui ont apporté aux républiques suivantes les fruits de cette éducation plus moderniste qu’on ne veut bien le dire.
Dans ce foisonnement de programmes et dans ce besoin d’élites nouvelles, le syndicalisme trouve tout naturellement sa place. La fonction d’intervention sociale qu’il perd avec les moyens traditionnels de la lutte des classes, n’est-il pas appelé à la regagner — et au-delà — comme école de cadres pour l’économie dirigée nouvelle ? L’effort d’éducation ouvrière de l’Institut Supérieur ouvrier et des Collèges du travail se poursuit avec l’action de celui qui en fut le grand animateur, Georges Lefranc. Les syndicalistes obtiennent la réouverture des Collèges du travail, dont Au travail relate l’activité, cependant que le projet se précise d’une Université du Travail dont les élèves seraient proposés par les syndicats et qui formerait ce que sont incapables de former « les usines cérébrales qui gravitent autour du Panthéon » (33). : des cadres sociaux. D’autre part l’effort de réflexion syndicale qui avait inspiré le plan de la C.G.T. inspire aussi ces journées ou semaines d’études que Au travail organise et qui reprennent les grandes idées de ce plan : création d’offices ayant à connaître des grandes fonctions économiques (statistiques, financement des entreprises, répartition des matières premières et de la main-d’œuvre, etc) ; nationalisation du crédit à long terme et des industries-clés ; contrôle du secteur économique libre ; gestion coopérative des entreprises (34). Dans cet effort éducatif qui va des cours de culture générale des Collèges du travail aux plans économiques de demain, le syndicalisme ne retrouve-t-il pas sa plus authentique tradition, celle des Bourses du Travail ? Charles Spinasse, le ministre de l’Économie du Front populaire, l’affirme dans son hebdomadaire Le Rouge et le Bleu : « Le syndicat futur, organe culturel destiné à former des élites et à les préparer à l’action qu’elles auront à mener au sein des comités d’entreprise et des conseils coopératifs se rattachera à la tradition du vieux syndicalisme français (...) du syndicalisme que nous avons connu avant la perversion communiste » (13-6-42).
Cette tradition. dont le numéro 1 de L’Atelier se réclame également, c’est, paradoxalement, à première vue, « celle de Pelloutier et de Keufer), de l’inspirateur du syndicalisme révolutionnaire et du père du syndicalisme réformiste. En fait la nouvelle « école syndicaliste » est au-delà des deux. Il ne s’agit plus ni de former des militants instruits ni de former les hommes d’une société future sans hiérarchie. Il ne s’agit plus de ce « refus de parvenir » valorisé par le syndicalisme révolutionnaire, mais de la formation d’élites nouvelles, de cadres d’une économie étatisée : promotion individuelle des travailleurs Au travail propose la création d’une nouvelle école, un « Saint-Maixent patronal » qui formerait des ouvriers d’élite appelés à la fonction patronale) ; promotion collective de l’élite syndicale. Il ne s’agit justement pas de revenir avant la « perversion » léniniste, mais de mener à bien cette évolution syndicale que la guerre de 14-18 puis la reconstruction — dans l’Europe capitaliste ou dans la Russie socialiste —ont amenée : le syndicalisme intégré à l’appareil d’État, courroie de transmission entre les exigences du pouvoir étatique et celles de la masse des travailleurs, mais aussi école, réservoir de cadres pour la révolution soviétique et pour la révolution nationale. Cette évolution ici donne lieu au rêve d’un État syndical gérant une économie désormais organisée non plus selon les privilèges du Capital, mais selon les exigences de l’intérêt général et la hiérarchie des compétences : pouvoir-service, pouvoir-compétence, c’est cette idée raisonnable de l’Ordre nouveau qui attire la collaboration syndicale : l’ordre des « industriels » du saint-simonisme succédant à l’ère des féodaux oisifs, une éthique du travail donnant une figure acceptable à cette trinité un peu malsonnante Travail-Famille-Patrie (35). Cette vision syndicale de l’Ordre nouveau peut certes se trouver des ascendances dans l’histoire des idéologies et des pratiques ouvrières. Mais pour se réclamer en droite ligne du syndicalisme révolutionnaire, il lui faut malgré tout faire appel à un Pelloutier méconnu. C’est ce que fait Georges Lefranc, dans une conférence au Centre des Jeunes Travailleurs, dont Le Rouge et le Bleu rend compte en ces termes :
« En dépit de ses convictions libertaires, de son mépris de l’autorité, Pelloutier apparaît comme un puissant animateur, le type même du Chef » Sans doute la pensée de Pelloutier est tout entière orientée vers l’action de classe, mais elle n’est pas exempte d’un pragmatisme certain. Son anti-étatisme n’est pas irréductible, non plus que son antimilitarisme, ainsi qu’en témoignent quelques-unes des réflexions qu’il nous a laissées. Et la mort l’a frappé en pleine évolution (...). N’aurait-il pas reconnu que, de la crise de l’État démocratique et libéral qu’il condamnait sortirait un État plus fort, révolutionnaire au plein sens du terme, capable de discipliner les forces nées hors de lui » (36).
Huit jours plus tard, dans un article intitulé « Le syndicalisme se penche sur son passé », Le Rouge et le Bleu revient sur cette « évolution » de Pelloutier : « Se rendant compte de certaines insuffisances ouvrières, il se préparait aux collaborations nécessaires avec l’État et les patrons. Aspect peu connu de la pensée de Pelloutier : si les uns veulent se servir de son nom ou de son exemple pour combattre la Charte, les autres, avec Lefranc, répliqueront que le Pelloutier de 1898 l’aurait peut-être acceptée » (37).
Quand il ne s’agit plus de revendiquer les ancêtres, pourtant les militants de la collaboration syndicale admettent que c’est surtout eux qui ont changé. Parfois la vérité perce dans le ronron des déclarations de fidélité. Le secrétaire de l’U.L. de Firminy, Pichon, estime l’indépendance syndicale depuis longtemps enterrée : « Aujourd’hui nous en sommes à peu près à ce que Waldeck-Rousseau d’accord avec Millerand voulaient instituer : l’intégration du mouvement ouvrier au sein de l’État… N’est-il pas attaché en quelque sorte au sort de l’État et de ses dirigeants ? Dans ces conditions, parler de l’indépendance syndicale est un leurre. Le syndicalisme ? Le mot a été conservé, mais le fond a complètement changé » (38).
Complètement changé en effet : ces rêves d’une participation syndicale à un ordre économique nouveau, brisant la puissance des trusts, ils s’appuient sur une défense de « l’indépendance syndicale » qui en retourne entièrement le sens. Ces « syndicats uniques et obligatoires » de la Charte où les pionniers du syndicalisme nouveau feignent de voir la reconnaissance — voire la promotion — du fait syndical, ils ramènent le syndicalisme à la situation contre laquelle il était né : ils transforment la carte syndicale en livret ouvrier. L’originalité de ce nouveau livret ouvrier, c’est bien sûr d’être tenu par des « représentants ouvriers ». Dans « indépendance syndicale », c’est pouvoir syndical qu’il faut entendre : promotion de l’élite syndicale liée à l’enrégimentement du travail : quelque chose comme le talon de fer que décrivait London, avec plus de douceur dans les formes. La plupart de ceux qui acquiescent à cette défense ambiguë du syndicalisme refusent de pousser si loin le jeu.
D’où l’inconsistance du rêve de l’Ordre nouveau syndical. Car le pouvoir syndical n’a de réalité que par l’adhésion d’une fraction suffisante des masses. En deçà, les fonctionnaires syndicaux n’ont plus d’autre pouvoir que celui que celui que l’État leur prête. Pour maintenir leur pouvoir les syndicalistes collaborateurs ont besoin de cet appui minimum. Mais comment mobiliser les masses autour de fonctionnaires affectés à l’enregistrement des ouvriers ? Le rêve de l’État syndical est trop ambitieux ou trop modeste. Il faut choisir entre la négociation du consensus social et l’organisation de l’asservissement du travail. La transformation de la Révolution nationale en Révolution socialiste requiert d’autres moyens.
« Au-delà du syndicalisme ; »
Cette constatation désenchantée, d’autres veulent la transformer en dynamique nouvelle : jamais le syndicalisme n’aura les moyens de faire adopter par l’État tel qu’il existe son programme de nationalisations, seul apte à promouvoir la révolution socialiste. Il doit donc aller au-delà de lui-même : « Le syndicalisme aujourd’hui doit donc se persuader qui ! ne peut plus défendre les travailleurs ni transformer le régime en agissant isolément. Mieux encore la défense des travailleurs ne peut plus se concevoir sans transformation du régime, en d’autres termes, sans que s’accomplisse la révolution socialiste. Or cette révolution est impossible sans un État autoritaire et populaire à la fois, et sans un parti révolutionnaire. » (Le Rouge et le Bleu, 13-241).
Ceux qui s’étaient élevés en 1920 contre la subversion bolchévique du syndicalisme et de la démocratie socialiste continuent de redécouvrir l’A.B.C. du communisme (39). Ceux de Vichy restent à mi-chemin avec leur courroie de transmission syndicale et leur programme de nationalisations qu’ils « proposent respectueusement au Maréchal ». A Paris, les militants du « Centre syndicaliste de propagande » créé par les collaborateurs de L’Atelier dans la mouvance du R.N.P. de Déat se montrent plus radicaux : on ne peut seulement appuyer de la force syndicaliste la « gauche » vichyssoise.
C’est tout le système de Vichy qui est pourri et doit être remplacé par un État populaire (40). A la « Conférence nationale syndicale » organisée par le C.S P. le 15 novembre 1941, c’est le professeur Zoretti qui définit le programme de la révolution à faire. Zoretti, premier universitaire à rejoindre, en 1918, la Fédération des instituteurs, converti ensuite aux mérites du planisme, mais demeuré militant pacifiste avait signé en 1939 le Manifeste « Paix immédiate ». Révoqué de sa chaire à la Faculté par l’un des Ministres de l’Éducation nationale qui se succèdent à une cadence accélérée pendant les premiers mois de Vichy, Zoretti, qui sera en 1944 chargé d’organiser l’Université du Travail, représente assez bien ces syndicalistes réprimés par la réaction nationaliste et cléricale — voire royaliste — de Vichy qui apportent aux troupes de la collaboration parisienne, et en particulier au R.N P., la continuité de la grande tradition socialiste et laïque en même temps que l’auréole du martyre. Après avoir salué l’importance historique du marxisme, il présente la forme de socialisme nouvelle, « l’ultra-marxisme qui va au-delà du marxisme, qui voit la possibilité de grouper les différentes forces anticapitalistes par un retour au national, par la conception des réformes de structure ». L’objectif économique « d’enlever toute influence aux trusts par le moyen des nationalisations » présuppose à l’intérieur la constitution d’un État fort « épaulé par un mouvement populaire à qui l’élément ouvrier garantira le maximum de pureté », à l’extérieur la collaboration du socialisme français rénové avec le national-socialisme (41).
Collaboration avec le national-socialisme : cette collaboration, les gens de L’Atelier ne la présenteront jamais comme une dure réalité à laquelle il faut se soumettre, mais comme une exigence que la réaction vichyssoise se refuse à satisfaire. Comme les défenseurs de la collaboration des classes, les propagandistes de la collaboration avec le national-socialisme présentent la collaboration comme une conquête et jouent le rôle des francs-tireurs. Les occasions ne manquent pas d’associer la réaction avec le refus de la collaboration (42). Sous le titre « Histoire triste », L’Atelier nous conte ainsi l’histoire d’un employé, secrétaire de son syndicat persécuté par un patron gaulliste parce qu’il est partisan du rapprochement franco-allemand et aussi parce qu’il a protesté contre le mauvais fonctionnement du Comité de secours. « Ne croyez-vous pas, conclut-il, qu’il y ait d’autres camarades Robert qui soient persécutés sans répit pour avoir refusé de se prêter aux combinaisons gaullistes (...) pour avoir voulu rester des militants ouvriers ? » (11-3-42).
L’Atelier ne manque jamais de faire vibrer cette corde de gauche qui place les partisans de la collaboration du côté de la tradition républicaine, socialiste et laïque : défense des élus du suffrage universel quand le ministre de l’Intérieur part en guerre contre les élus municipaux ; protestations occasionnelles contre les excès de la campagne anti-franc-maçonne ; défense de la laïcité et du Syndicat des Instituteurs, fer de lance du pacifisme en même temps que de la laïcité. L’Atelier (15-341) commente ainsi la révocation de Maurice Wullens : « Au moment où le curé rentre à l’école laïque, il était normal qu’un Wullens en fût chassé ». Le Rouge et le Bleu commente avec indignation les conseils donnés par Candide au nouveau ministre : « Il ne tient qu’à M. Carcopino d’avoir une collaboration précieuse, celle des parents d’élèves. Les cahiers des enfants et. plus encore, les conversations d’enfants apprennent beaucoup sur la façon dont on les instruit » (Cité par RB, 31-1-42). Mais est-ce un hasard si ces sanctions sont prises par des hommes nourris dans la tradition du chauvinisme réactionnaire ? Le second de Marcel Déat, le philosophe René Château, rappelle opportunément dans L’Œuvre que le ministre épurateur Jacques Chevallier avait écrit dans la foulée de 1918 un inoubliable Descartes opposant la saine philosophie française à la diabolique philosophie de Kant et de Hegel. De la même façon, des protestations s’élèvent contre cet ordre moral vichyssois qui va jusqu’à interdire à Lyon en 1941 la représentation de Tartuffe. Cependant que L’Atelier part volontiers en guerre contre les attaques antisocialistes et anti-syndicalistes de l’extrême-droite, défendant en particulier contre les attaques des Gringoire, Candide et autres, la mémoire de Jaurès, le socialiste et l’homme de la réconciliation franco-allemande (43).
Mais c’est surtout dans la critique du paternalisme patronal que s’affirme la véhémence de L’Atelier. Dumoulin excelle dans ses évocations de la « communauté d’entreprise » patronale, « patronage à petits concerts, à petites fêtes de charité présidées par Madame la Directrice » (Atelier, 5-4-41) : figuration vieillotte et féminine du paternalisme qui appelle comme son antithèse le décor moderne et l’atmosphère virile de l’usine allemande. Là comme ailleurs les forces du vieux apparaissent liées à la réaction nationale, les forces du neuf doivent s’appuyer sur la nouveauté allemande. La faiblesse du pouvoir vichyssois, l’impuissance des syndicalistes purs — des secrétaires fédéraux ou des Amis de Au travail — sont liées à leur refus de la révolution allemande.
C’est cette découverte de la modernité national-socialiste qui fait franchir aux collaborateurs de l’Atelier le pas qui sépare l’indifférentisme syndical à la politique, voire le pacifisme de la collaboration à la paix et à la guerre nazies.
« L’Allemagne comme je l’ai vue. »
Au début, il y a les généralités pieuses sur la collaboration des peuples dans la paix. Paix « au-dessus de la mêlée : « Victoire allemande ? Victoire anglaise ? Je voudrais pour ma part que le syndicalisme soit au-dessus de cela. Qu’il ne soit ni anglophile, ni anglophobe ; ça ne correspond à rien. Qu’il reste, conformément à son rôle, l’organe, le moyen de travailler à la réconciliation des peuples et à leur collaboration pour la reconstruction ».
Ainsi s’exprime Aimé Rey à la Conférence syndicale du 5-241 (L’Atelier, 8-2-41). Malheureusement la guerre, elle, continue et les besoins allemands en main d’œuvre s’intensifient. La première manière, la manière douce d’obtenir cet afflux, c’est de faire juger par des observateurs compétents la situation des travailleurs français en Allemagne. En mars 1941, une délégation syndicaliste, conduite par Dumoulin, est invitée à ce voyage d’enquête.
Contrairement à l’adage, les voyages sont peut-être moins utiles à l’édification de la jeunesse qu’à celle des hommes d’âge mûr, des vieux routiers du syndicalisme par exemple, ceux qui ont beaucoup roulé leur bosse, perdu pas mal de naïvetés et savent, au-delà des idéologies et des « bobards », juger un régime à ses « réalisations ». En invitant les patriarches du socialisme réformiste anglais, les Webb, à étudier leurs réalisations, les soviétiques avaient fait pour la propagande de l’ordre stalinien plus que n’en pourraient jamais défaire mille brochures trotskistes ou menchevistes. C’est le même rôle que sont appelés à jouer Dumoulin et ses compagnons en Allemagne (44). Ils y voient ce que pouvait voir un travailliste anglais dans la Russie stalinienne, ce que pourra voir un parlementaire U.D.R. dans la Chine socialiste : une activité intense, des travailleurs sortis de la misère mais non corrompus par le luxe égoïste, des usines propres, des œuvres sociales modèles ; des responsables qui leur parlent franchement des problèmes, des projets et des réalisations, de ce qui ne va pas encore bien, mais qui ira de mieux en mieux. Ils sont comme eux emplis de sentiments contradictoires, admiratifs devant le travail accompli, impressionnés sans la partager, par la mystique qui anime la communauté travailleuse, interrogatifs sur la possibilité d’appliquer chez eux ce qui réussit si bien là-bas.
Ainsi font nos Parisiens. Ils ne pensent pas que l’organisation du Front du Travail, qui groupe sans distinction tous les membres de l’entreprise, convienne aux traditions ouvrières françaises. Mais une certaine image reste dans leurs yeux, et les articles qui informeront les travailleurs français sur la vie de leurs camarades en Allemagne la reproduiront indéfiniment : celle de ces vastes salles de toilette carrelées de faïence où l’eau jaillit en bouquets d’une vasque ; celles aussi de ces vestiaires impeccables, de ces cantines spacieuses et ensoleillées. Voici le récit d’« Un métallo parisien dans les usines du Reich » ; pas n’importe lequel puisqu’il se nomme Léon Duvernet, un des fondateurs de ce « Cercle syndicaliste Lutte des classes » qui, dans les années de l’avant-guerre, coordonnait diverses composantes de l’extrême-gauche ouvrière : syndicalistes révolutionnaires, communistes exclus, trotskistes, gauchistes divers. A Tuttlingen, il retrouve un délégué ouvrier de 36 qui lui fait partager ses émerveillements :
« Le réfectoire, situé au dernier étage de l’usine, est une vaste salle bien éclairée où l’air et la lumière entrent à flots. Chacun mange de bon appétit. — Tu te souviens, me dit mon camarade, des casse-croûte sur le tas que nous prenions dans nos ateliers en France dans l’huile et les copeaux ». L’Atelier, 5-4-41.
Il ne ment pas, ce témoin qui nous indique par ailleurs que toutes les usines bien sûr ne ressemblent pas à celle-là. Mais tout en disant ce qu’il a vu, il nous fait entendre une vieille chanson : ces vastes locaux où l’air et la lumière entrent à flots, patrons modèles, philanthropes ou hygiénistes n’ont cessé, au siècle précédent, d’en exalter les vertus, propres à assurer la régénération du pauvre et la concorde sociale. A ces rêves d’intégration par l’architecture et l’hygiène répondait une pensée de la dignité ouvrière qui ne voulait rien devoir aux bienfaits d’en-haut. La conversion qui a pu se faire dans le cours de la pensée syndicale et qui peut la rendre accessible à la séduction fasciste, Dumoulin nous la fait voir dans un texte du même numéro où il s’oppose à ceux qui veulent tout de suite instaurer la « communauté d’entreprise » dans l’usine française. L’usine française, dit-il, n’y est point préparée :
« Comparée à l’usine allemande, l’usine française, dans la plupart des cas, est une porcherie, une boite, une caserne grise, vide d’œuvres sociales. L’ouvrier français va à son usine ou à sa mine avec l’ardent désir d’en sortir une fois sa tâche terminée. La communauté d’entreprise suppose l’attachement, l’attrait, l’harmonie des choses et des hommes. Elle ne suppose pas un bagne noir, une forteresse muraillée avec des garde-chiourme. Elle appelle la propreté, l’hygiène, la sécurité, la dignité sur le lieu de travail. Nous n’avons pas cela en France. Il faut donc bâtir, transformer avant de s’engager dans une anticipation totale qui serait purement théorique, puisque le cadre n’existe pas.
Et je me méfie d’une anticipation larvée qui ferait de l’usine française un patronage à cinéma, à petits concerts, à petites fêtes de charité présidée par Madame la Directrice avec bonbons pour les petits, loterie pour les ménagères et primes de nouvel an pour les hommes de peine » (45).
La dignité ouvrière et le refus du paternalisme sont toujours évoqués, mais maintenant, face à un paternalisme assimilé à l’usine sale et vieillotte, c’est la dignité ouvrière qui, en s’investissant dans la demande d’hygiène, vient en appeler de l’archaïsme du capitalisme libéral à la modernité hitlérienne. Même si Dumoulin qui a conscience de représenter le peuple des corons, en rajoute sur le thème de la valeur libératrice du soleil et de la propreté, ce point de sensibilité à la séduction fasciste est attesté par des témoignages moins sollicités : un ancien membre du Cercle Lutte des classes se souvient de la surprise d’un camarade bordigiste, contraint par le chômage de partir pour l’Allemagne avec un ami :
« Je les ai vus quand ils sont revenus ; je ne dirais pas qu’ils étaient devenus hitlériens, mais ils étaient revenus sinon enthousiasmés, du moins étonnés des conditions de travail là-bas ; en France, il y avait des tuyaux d’eau qui arrivaient avec des trous dedans et puis on se lavait comme ça ; là-bas, il y avait des rampes avec des robinets et l’eau chaude et froide ; c’était propre, par terre il y avait du carrelage ; il y avait un placard dans lequel ils mettaient leurs vêtements de travail et un placard où ils mettaient leurs vêtements de ville de façon à ne pas salir les uns avec les autres ; ils travaillaient dans une usine où on tournait du magnésium ; le magnésium prend feu très facilement, alors c’était défendu de fumer, mais il y avait un fumoir ; toutes les heures, ils pouvaient aller fumer une cigarette. Lui ça l’avait surpris » (46).
La pause-cigarette, on le sait, c’était un peu le symbole de la liberté ouvrière face à la chronophagie patronale. Dans ce temps de répit comme dans la propreté qui signifie le respect de l’ouvrier, un certain lien s’affirme entre la revendication économique de bonnes conditions de travail et la revendication idéologique de respect de la dignité ouvrière. Il faut penser à l’oppression féodale qui — à part l’intermède de 1936 à 1938 — a pu régner entre les deux guerres dans les « bagnes métallurgiques » français pour rendre crédible cette « liberté » découverte dans l’usine-modèle du nazisme et comprendre l’opération par laquelle Dumoulin vient réduire les exigences de la dignité ouvrière aux formes modernisées d’entretien de la force de travail. La contrepartie de cette révolution hygiénique, Dumoulin l’indique non sans quelque naïveté — ou quelque cynisme ? — dans la Conférence qu’il fait à Bordeaux sur son voyage :
« Voyez-vous, là-bas, ce qui vexe le Français, c’est qu’il ne peut pas être tout-à-fait français. Dans une usine allemande, le Français ne peut pas coller de papillons. Dans toute cette faïence, ces lavabos qui brillent, on ne peut pas entrer avec un crayon et écrire sur les murs » (47).
« Un beau rêve d’autrefois. »
Ce bonheur de l’ouvrier allemand que les délégués syndicalistes mesurent à l’éclat des lavabos, l’intellectuel Francis Delaisi en fait la théorie. Le principe n’en est rien d’autre que l’émancipation du travail libéré de la tutelle monétaire par la substitution de l’étalon-travail à l’étalon-or. Substitution inaugurée par l’ingénieux système du Docteur Schacht le jour où, pour financer les grands travaux nécessaires à la résorption du chômage, il imagina un système de crédit gagé non sur l’or, mais sur le travail vivant.
« Le salaire doit avoir sa valeur propre et son étalon particulier. Jusqu’ici, c’était l’or, métal inerte, mesurant uniquement des disponibilités, des manques, et dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il ne tenait pas compte des valeurs humaines. Désormais ce sera le travail de l’homme (...) Il est la source unique de toutes les richesses. Il est donc naturel qu’il soit la commune mesure des biens qu’il a créés » (48).
« Proudhon serait-il nazi ?. » demandait naguère La France au travail (49). L’idéal proudhonien de permettre au travail créateur de s’échanger contre le travail créateur, par la suppression du circuit parasite de l’or, Delaisi nous en propose une réalisation paradoxale : non plus dans la liberté mutuelliste, mais dans le salariat radicalisé et le travail et la vie étatisés : c’est la pratique « révolutionnaire » allemande du « salaire complet » :
« De même que dans les prix de revient actuels sont compris non seulement l’approvisionnement des machines, mais aussi les accidents, l’usure, l’amortissement du capital qu’elles ont coûté et leurs frais de remplacement ; de même dans le salaire de l’ouvrier sont compris non seulement sa nourriture et son entretien ( vêtements, logement, etc), mais encore les assurances (maladie, accidents, chômage), les retraites pour la vieillesse et encore les allocations familiales, et même les cotisations pour les congés, le sport, etc. » (48).
Ce n’est certes plus le vieux rêve de la république des travailleurs, ce n’est pas non plus exactement la mystique totalitaire, l’amour sans frein de la race, de l’État et du Chef ; c’est là encore une image raisonnable du national-socialisme : celle où la vie du travailleur, de la production et de l’État s’unissent dans les mailles d’une Sécurité sociale généralisée.
Mais le même problème se pose pour tout révolution : celui du Marché mondial dont les produits, fruits de l’exploitation du travail, vont inonder le marché intérieur allemand :
« Pour éviter cela, le Reich a trouvé une solution simple et hardie : inviter les peuples voisins à donner à leurs ouvriers et employés les mêmes avantages et les amener à former ensemble un vaste espace vital économique, un seul marché intérieur avec une seule monnaie. ».
L’Europe continentale, en faisant du travail humain la commune mesure des richesses qu’il crée, aura affranchi le producteur du joug du commerce et de la concurrence des pays exotiques (... )
Grâce au salaire complet, l’ouvrier consciencieux, assuré que son travail couvre ses besoins, ne sera plus sous la dépendance matérielle et arbitraire d’un autre homme, première garantie pour la dignité de la personne humaine.
Ainsi par un paradoxe surprenant la révolution allemande aura fait entrer dans la réalité quotidienne à la fois le vieux rêve du socialisme et la plus profonde aspiration du christianisme ancien »(50).
Là encore faut-il hausser les épaules ? Ces discours sur l’anéantissement de l’or, n’est-ce pas un autre or qui les signe, celui qui s’échange contre toutes marchandises et contre qui toutes pensées s’échangent, l’or de la corruption ? Francis Delaisi était dans la gêne lorsque ses amis syndicalistes lui ont donné la chance d’un petit travail d’écriture. Un autre témoignage pourtant invite à réfléchir, celui de Christian Pineau qui raconte le repas qu’il partagea avec Francis Delaisi le 23 juin 1940 dans un village charentais traversé par les colonnes de l’armée victorieuse et où cet homme, dont l’honnêteté intellectuelle lui parait hors de doute, s’est levé pour dire qu’il suivrait le Maréchal, car il ne voulait plus que les Français meurent pour la Cité de Londres :
« Je croyais avoir avec lui tout en commun : une certaine formation paysanne, une même haine de la puissance de !argent. Or voilà qu’après la traversée d’un village par quelques véhicules à moteur, nous nous apercevons soudain que nous n’avons pas la même âme. » (51).
On ne saurait mieux dire : il suffit d’un rien, d’une différence de sensibilité au spectacle nouveau de la rue, pour que l’Un se brise en deux, qu’éclatent les idées qu’on croyait avoir en commun : la haine du capitalisme, la foi en une économie dirigée, le désir d’un État plus capable que la débile Ille République d’imposer sa force aux puissances d’argent ; pour que d’un côté s’ouvrent les chemins de la résistance, que de l’autre, le besoin se présentant pour vivre d’allonger un peu la copie, se mette en marche une machine d’écriture folle, capable d’associer tous les vieux rêves fous et toutes les idées raisonnables acquises dans la pratique du mouvement ouvrier avec les réalisations de l’ordre nazi, pour que le rêve ouvrier trouve à s’incarner dans le cauchemar hitlérien.
Voici par exemple que vient à Paris le Docteur Robert Ley, chef du Front du Travail et organisateur de cette Force par la Joie qui préside au travail joyeux et aux loisirs ouvriers.
« On rigolait bien, dans les milieux convenables, quand nous parlions de loisirs ouvriers. Comme si les ouvriers avaient été créés pour avoir des loisirs...
On n’a donc pas réalisé grand-chose en France dans cet ordre d’idées, mais on peut signaler tout de même des tentatives telles que les Fêtes du Peuple d’Albert Doyen, les soirées théâtrales du Centre d’éducation ouvrière, le Musée du soir de Poulaine. Des efforts considérables étant donné les difficultés qui se présentaient. Presque rien en égard de ce qui a été obtenu en Allemagne.
Voilà pourquoi nous avons une extrême sympathie pour ce qu’a fait la Kraft durch Freude. C’est un peu comme un beau rêve d’autrefois que nous verrions vivre, bien réel, chez le voisin ». L’Atelier, 1 1 -7-42 .
Là encore, l’énoncé est passé de l’autre côté. Car ce dont il s’agissait dans la tradition syndicaliste révolutionnaire que suivait le Musée du Soir par exemple, ce n’était pas de fournir à la force de travail les conditions de sa meilleure reproduction, mais de faire en sorte que les travailleurs se donnent une culture autonome qui soit justement autre chose que cette reproduction et autre chose aussi que cette culture qui justifie les privilèges de leurs maitres. Ce qui permet cette conversion de l’énoncé, c’est bien sûr cet effet d’énonciation ouvriériste, cette voix que nous avons souvent entendue, qui se fait un peu plus grasseyante qu’à son habitude pour dire que ces affaires de la classe ouvrière, ne pourront jamais rien y comprendre ceux qui ont fait trop d’études, ceux qui n’ont pas connu la noirceur des corons et les luttes des militants à l’aurore du mouvement ouvrier : voix de ceux qui pour mieux enterrer les rêves d’autrefois dans leur réalisation supposée, capitalisent les souffrances et les sacrifices des autres.
Au demeurant, le Docteur Ley, qui appelle les ouvriers « à se libérer de l’exploitation capitaliste » (52), ne vient pas pour autre chose que pour accentuer la propagande en faveur de cette déportation du travail qui s’appelle maintenant relève, qui s’appellera bientôt S.T.O. C’est à cette entreprise qui ne peut vraiment plus guère se réclamer de la continuité du service syndical et dont les secrétaires de fédération ou les groupes comme celui de Au travail qui ont joué le jeu de l’Ordre nouveau préfèrent ne pas s’occuper (53), que le Centre syndicaliste de Propagande de Dumoulin doit s’atteler. Si les hommes de L’Atelier se mettent au travail sans répugnance, c’est que leurs espérances à l’intérieur se sont vite évanouies. Déçus dans leur espoir de prendre la tête d’un mouvement syndical reconstitué, mis à la porte de leurs syndicats ou demeurés à la tête de fédérations fantômes comme Roger Paul, ils ne peuvent parler au nom d’aucune base de masse. S’ils participent à la mise en place de cette Charte que le retour de Laval leur a fait regarder avec des yeux nouveaux, c’est non comme dirigeants ouvriers, mais comme fonctionnaires sociaux. Dumoulin, nommé inspecteur des comités sociaux, parcourt des déserts à la recherche de comités d’entreprise que ni les patrons ni les ouvriers ne se soucient de créer.
Convaincus que du sommet étatique à la base ouvrière des « vers rongeurs » sabotent la Charte, c’est de plus en plus vers la révolution socialiste européenne qu’ils tournent leur besoin de rêve. C’est-à-dire qu’ils font La poésie ouvrière de la prose étatique un peu rude de Gauleiter Sauckel. Car la révolution européenne, depuis juin 41 ce n’est plus seulement la lutte contre le judéo-capitalisme anglais, mais la lutte contre « son allié inattendu, mais naturel », le bolchévisme. « Que les militants syndicalistes le veuillent ou non, ils sont obligés de choisir. Ils doivent opter pour le bolchévisme ou pour la révolution socialiste. Il n’y a pas d’intermédiaire possible entre ces deux positions ». Roger Paul, L’Atelier, 9-10-43.
Dans cet effort, on cherche bien sûr à jouer sur les vieilles cordes ouvrières de la solidarité et du dévouement. Las ! les ouvriers ne veulent plus se dévouer et devant cette triste réalité l’ancien anarchiste Charles Dhooghe approuve « l’œuvre de justice sociale » que constitue la création d’un Service du travail obligatoire : « Enfin l’État, émanation de la conscience collective d’un peuple, prend en main les questions relatives au travail » (54). Et quand le S.T.O. entre en application au début de 43, Rémi de Marmande, ancien compagnon de route lui aussi des syndicalistes révolutionnaires, salue cette obligation pour tous ouvriers et bourgeois qui brise la séparation du travail manuel et du travail intellectuel ; dans cette mise en application il reconnaît
Une mesure révolutionnaire.
qui n’est rien d’autre que LA REVANCHE DE L’ÉMILE
« Travailler est un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon (...). Je dis à Émile : apprends un métier. — Un métier à mon fils ! Mon fils artisan ? Monsieur, y pensez-vous ! — J’y pense mieux que vous, Madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir être qu’un lord ». (55).
Sans doute, note l’auteur, est-ce d’abord une mesure de guerre, « mais la mesure révolutionnaire doit avoir son épanouissement et prendre tout son sens social au sein de la paix retrouvée conformément à l’anticipation féconde de J.J. Rous. seau, de Fourier, de Proudhon et de Kropotkine ».
Les bourreaux hitlériens ont encore plus de répondants théoriques que leurs collègues staliniens. Point de système concentrationnaire moderne qui ne doive aller se faire breveter à l’enseigne du Travail émancipé, garantir par « la pureté ouvrière ». Le marxisme n’y est qu’une marque comme une autre. Inutile donc de continuer à suivre l’emballement de cette machine à tout justifier qui, dès que la machine répressive tourne assez vite pour l’entraîner automatiquement. se met à moudre indistinctement Marx ou Proudhon, Fourier ou Jaurès. Il vaut la peine en revanche de s’arrêter un peu sur ce « rêve ouvrier » qui trouve sa réalité exaltante dans le S.T.O. et dans la « Kraft durch Freude ».
A travers les justifications que se donne la collaboration syndicale ou les appas qu’elle présente, se dessine une figure cauchemardesque du rêve ouvrier : cauchemar ouvrier où viennent se condenser en des figures monstrueuses des idéaux et des pratiques, des systèmes et des images qui ont scandé durant un siècle la pensée et l’action ouvrières : solidarité ouvrière au nom de laquelle on demande aux ouvriers de consentir à la déportation du travail ; cependant que l’organisation même de cette traite se fait à l’enseigne de l’apothéose du Travail, reconnu fondement de toute richesse en même temps que fondement culturel et moral de l’ordre social : travail exalté dans sa matérialité, dans la grande réhabilitation du métier et de l’artisanat organisée par Vichy ou magnifié dans la modernité de la claire usine nazie ; travail reconnu dans la « dignité » qu’il avait toujours revendiquée par ceux qui convient les représentants des travailleurs à collaborer à l’Ordre nouveau, laissant entrevoir le mirage d’un monde où les règles naturelles qui procèdent à la sélection des cadres ouvriers, celles du dévouement et de la compétence procéderaient à la sélection des élites nouvelles au service de la collectivité.
À ce cauchemar viennent concourir les caricatures des idéologies contradictoires qui ont pu diviser les militants ouvriers : c’est la grande tradition de l’apolitisme syndical qui devient indifférence à l’oppression, le vieux rêve de l’école syndicale formant des hommes libres pour la future société libre qui devient école de jeunes cadres pour l’économie étatisée ; cependant que le jeune rêve de la révolution bolchévique, l’épopée du Parti, les images héroïques du Travail victorieux et de la Vie nouvelle trouvent leur caricature grinçante dans la grande geste des travailleurs français partant construire dans l’Allemagne nazie la vie nouvelle de la « révolution européenne ». On y voit aussi les vieilles ébauches de l’émancipation ouvrière venir rencontrer les rêves patronaux modernistes du travail recomposé et des nouveaux modes de rémunération. La coopérative de production, reste des rêves centenaires d’abolition du salariat, est présentée comme une cellule de l’Ordre nouveau.
Au Congrès des coopérateurs à Limoges, Victor Josse montre dans l’effort coopératif la préfiguration de la Charte du Travail (56). La commandite ouvrière, exécution de la tache par une équipe autonome, libre dans l’organisation de son travail et dans la répartition de ses gains, avait été entre les deux guerres remise en honneur par Hyacinthe Dubreuil, cet ouvrier mécanicien, ancien syndicaliste minoritaire de 14-18 qui avait depuis découvert dans l’organisation tayloriste la voie nouvelle de l’émancipation ouvrière. Vichy la remet en honneur non sans concurrence d’ailleurs. A ses hardiesses, comme la suppression du pointage, s’opposent d’autres systèmes comme le « salaire proportionnel » prôné et mis en pratique par le grand penseur patronal du R.N.P., Eugène Schueller, auteur de La révolution de l’économie et également inventeur, pour la suppression des taudis, de ces « maisons carrossées » qui laissent elles aussi entrer à flots l’air et la lumière pour la plus grande joie de Dumoulin (57). Cependant que s’expérimentent des effets intéressants du système Dubreuil dans l’entreprise de chaussures Ruinet où les membres d’une équipe autonome réduisent à la part congrue un sourd-muet qui travaille avec eux et répondent au patron qui leur en fait reproche : « On voit bien que ce n’est pas votre argent qui marche » (58).
Cauchemar rétro-moderniste d’un fascisme ouvrier qui s’appuierait sur la courroie de transmission syndicale, l’usine et la maison claires et le travail en commandite. Rien de plus pourtant qu’une image inconsistante. Ce fascisme qui se dessine à travers cette circulation des fantasmes ouvriers de l’ordre nouveau, personne n’en veut vraiment. Les mêmes idées qui l’amorcent le freinent.
Toujours chez les tenants mêmes de l’ordre nouveau, une valeur ouvrière vient en entrechoquer une autre ; ainsi par exemple la critique de l’égoïsme capitaliste vient repousser les séductions du travail en commandite. Ceux qui veulent bien fonctionnariser les militants syndicaux ne veulent pas que les ouvriers se transforment en capitalistes (59).
Mais surtout, ce « rêve ouvrier », les masses ouvrières à aucun moment ne le reconnaissent pour leur. A toutes les séductions de l’ordre nouveau ouvrier les syndicalistes collaborateurs les voient opposer une résistance passive. Ils veulent bien demander aux représentants syndicaux officiels tel ou tel service qui relève de leur compétence, mais il ne se soucient aucunement de venir adhérer au syndicat et lui conférer la « base de masse » nécessaire aux grandes manœuvres de la diplomatie syndicale. On les attend aux permanences syndicales ; ils sont toujours ailleurs. Même si cet ailleurs est plus souvent la recherche du ravitaillement que l’action clandestine ; même quand la « passivité » est attente que les choses se passent plus que refus décidé, cela suffit à dérégler la machine, justement parce que la collaboration ne peut être soumission, mais doit être action, parce qu’elle ne peut attendre, mais doit toujours jouer sa chance dans l’anticipation. Dans la grande diplomatie de la collaboration où vient s’engrener la diplomatie syndicale, manque l’élément sans lequel on ne peut rien faire : la pression des masses. Ce dérapage initial, cette « indifférence » des masses aux grands projets de reconstruction nationale ou européenne, les ténors de la collaboration le perçoivent très tôt, mais leur expérience là encore leur a donné les moyens de l’interpréter. Sans doute incriminent-ils et incrimineront-ils de plus en plus la réaction — patronale, technocratique, etc qui empêche les masses de rien attendre de bon de cette collaboration. Mais aussi l’expérience de la guerre fraîche et joyeuse de 1914 leur a appris que les militants syndicaux ne devaient pas être à la remorque des masses. La solitude ainsi devient une preuve de courage et de raison et permet à Dumoulin d’affirmer sa soumission à l’ordre pétainiste et hitlérien en des termes que nul autre n’eut pu inventer :
Il vaut mieux désobéir.
« La foule qui m’environne espère. Elle espère un renversement des faits, un retournement de la situation, un redressement de la position. Elle croit que les événements militaires vont modifier les choses dans le sens de ses espoirs (...)
Je voudrais partager cette espérance, m’intégrer dans cette croyance. Je ne le peux pas. Je prends le chemin de la désobéissance en m’écartant du grand nombre (...) Je suis pour la collaboration franco-allemande ». L’Atelier, 8-3-41
Cette « dissidence » est encore optimiste. Je ne veux pas jouer les héros solitaires, déclare Dumoulin. Il me faut parler pour me faire comprendre et entraîner les masses. Quand il sera clair que Dumoulin et lui n’ont rien d’autre à proposer aux masses pour les mobiliser, que le travail en Allemagne ou l’enrôlement dans la L.V.F., Roger Paul se fera plus amer en dénonçant ses camarades qui ont renoncé, par servilité envers les masses ouvrières, à la révolution possible :
« C’est au militant qu’il appartient de guider les masses ouvrières, c’est lui qui doit voir clair au travers et au-delà des événements et qui doit les expliquer. Les iniquités du régime capitaliste invitaient les ouvriers à se grouper pour défendre leurs intérêts et imposaient aux militants une action purement ouvriériste, d’autant plus que l’État lui-même exécutait les ordres du capitalisme. Chaque fois qu’ils se détachaient de cette action ouvriériste, les militants perdaient la confiance de leurs camarades et se trouvaient chassés de leurs postes responsables. C’est ainsi qu’ils furent constamment imprégnés dans leur action du souci de ne pas perdre la confiance de leurs camarades. Ils prirent l’habitude d’être des conservateurs à leur manière.
Il y eut bien, c’est évident, des novateurs, des précurseurs qui permirent au mouvement syndical d’évoluer. Mais il s’écoulait toujours de longues années avant qu’ils soient suivis par la majorité des travailleurs. Et ces années de défrichement des esprits valaient aux novateurs et aux précurseurs beaucoup de sacrifices » (60).
La collaboration arrive ici au bout de sa logique : n’avoir convaincu personne de sa fidélité, n’est-ce pas encore la meilleure preuve de cette fidélité ? A tous les coups on gagne au moins la bonne conscience. Laissons donc nos deux « martyrs » chercher à couvrir du bruit de leurs souffrances les salves des fusillades. Laissons-les en août 1944 pleurer leurs fils tombés pour la cause de la révolution nazie. Arrêtons-nous un instant sur une autre tombe, celle de Pierre Arnaud, secrétaire des mineurs de la Loire, ex-militant communiste, ex-membre de cette opposition unitaire qui vers 1930 voulait réaliser l’unité syndicale, dont le « dévouement » à la Révolution nationale est en décembre 1944 sanctionné par les balles de la Résistance. Dans l’oraison funèbre que lui adresse son camarade Thévenon, sous la rhétorique de l’hommage aux pionniers incompris de l’émancipation, perce un peu plus d’inquiétude, le sentiment peut-être d’avoir été floués :
« Pierre Arnaud, tu représentais pour nous une idée : l’idée d’une société où la formule de chacun pour tous et tous pour chacun aurait été matérialisée. Cette idée est mise au second plan. On met au premier plan l’idée de communautés dirigées par des élites hiérarchisées ; on s’oriente vers de nouvelles formes d’exploitation, vers la consécration de nouveaux privilèges. Il est possible qu’on réussisse, mais les vices du nouveau régime ne tarderont pas à éclater et alors le syndicalisme renaîtra. Il surgira de nouveaux Varlin, de nouveaux Griffuelhes, de nouveaux Pierre Arnaud, et un pas de plus sera fait dans le sens de l’émancipation des travailleurs. » (61).
La rhétorique de la ligne droite cache mal l’idée que peut-être il y a eu fausse donne et que ce n’était pas pour cela qu’il fallait mourir. Mais elle pose aussi des questions au-delà de son scandale ou de sa dérision. Car précisément cette oraison témoigne d’un temps où tout se trouble dans la belle histoire du mouvement ouvrier, de ses acquis, de ses valeurs et ses héros, où la ligne droite des militants ouvriers d’autrefois consacrant leur vie à l’émancipation de leurs frères s’est perdue dans la géographie complexe des rapports nouveaux du mouvement ouvrier et de l’État, des rapports de la nation et de l’internationalisme et des figures nouvelles de la révolution ; où on peut être un vendu sans toucher un sou et un traître dévoué à ses frères parce que les pouvoirs modernes ne battent pas qu’une seule monnaie et que, par exemple, donner aux dévouements des occasions nouvelles de s’exercer est un plus sûr moyen de les séduire.
Qu’il n’y ait plus de ligne droite de la pensée et de l’action ouvrière, c’est ce dont témoigne une résistance à la collaboration qui naît dans le refus de toutes les valeurs « ouvrières » que les partisans de l’ordre nouveau mettent en avant. Telle est la positivité de « l’apathie » ou de « l’indifférence » que les ouvriers opposent aux discours produits pour les séduire : face au dévouement et à la solidarité qu’on réclame d’eux, ils redécouvrent les vertus d’un certain « égoïsme » — entendons celles du retrait individuel, et du regard individuel sur l’environnement nouveau qui engagent des solidarités nouvelles, dégagées de l’équivoque des « intérêts objectifs » et déjouent les attraits de l’idéologie ouvrière officialisée. Face aux hymnes au travail libérateur, la résistance réapprend les vertus subversives du travail juste pour vivre, et aussi celles de l’anti-production, du travail mal fait et du sabotage. Comme si au « cauchemar ouvrier » venaient s’opposer des pensées et des formes de résistance qui affirment la nécessité d’un autre point de vue que celui de ces « intérêts ouvriers » dont la gestion scelle la participation des représentants ouvriers aux jeux des pouvoirs modernes. L’histoire de la collaboration et de la résistance ouvrières met au jour des traits souvent mal discernés dans le cours « normal » de l’histoire ouvrière : qu’il suffit d’un rien pour que les thèmes qui entretiennent la lutte s’identifient à ceux qui ah-mentent la soumission ; que la pensée de classe doit toujours être traversée par autre chose, pour n’être pas pensée de collaboration de classe. C’est le rôle peut-être que joue ce patriotisme nouveau que Julien Hapiot ou Pierre Georges n’avaient pas appris en inaugurant des monuments à Rouget de l’Isle, mais en se battant en Espagne contre l’armée internationale du fascisme.
Notes
Jacques Rancière : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ranci%C3%A8re
(1) « Après quatre années de vie intense ».
L’Atelier, 11-9-43.
(2) Cf. « Feu sur les carabiniers », Cahiers du Cinéma, août 1963.
(3)1.P. Fournier : « La capitulation », Au travail, 15-5-43. Au travail, crée par le secrétaire de l’Union Départementale de Ia Savoie, Berlin, est le porte-parole du syndicalisme officiel de la zone non-occupée. II entend demeurer sur le seul plan syndical et, a la différence de L’Atelier. pris dans le vent parisien de la collaboration avec l’occupant, ne pas s’occuper de la « politique extérieure ».
(4) Leburg (Fédération de Ia céramique), Au travail, 1-2-41.
(5) Bardollet (à l’Assemblée des syndicats de la métallurgie), L’Atelier, 18-1243.
(6) L’Atelier, 8-2-41.
(7) Christian Pineau, La simple vérité, Paris, Julliard, 1960, p. 82.
(8) Parlant d’un dirigeant syndicalistes qui après des hésitations avait refusé de rejoindre leur camp, Au travail écrit : Nous lui avons signalé le cas de camarades qui partageaient ses sentiments a regard de l’homme et qui militaient avec nous sur le plan syndical. « Le cas Forgues », A.T., 15-11-42.
(9) Au travail, 27-11-43 :
(10) L’Atelier, 15-3-41.
(11) L’Atelier, 11-9-43
(12) Au travail, 1-5-41.
(13) Déclaration de Lousteau, chef de cabinet du ministre Baudoin, Au travail, 4-1-41.
(14) G. Dumoulin : « Le démarrage nécessaire », L’Atelier, 7-12-40.
(15) « Révolution nationale et sociale », Au travail. 22-3-41.
(16) Au travail, 4-1-41.
(17) « Justice pour la classe ouvrière », Au travail, 15-2-41.
(18) Le patron-électricien, Jules Verger, était monté à l’automne 1936 au septième ciel patronal pour sa résistance victorieuse au Syndicat C.G.T. des monteurs électriciens soutenu par toute la corporation du Bâtiment. De sa victoire, il tire une leçon en 1937 dans un ouvrage Jules Verger, ses ouvriers, sa maîtrise ... une famille, où il donne sa formule de la collaboration de classes : l’association mixte patrons-ouvriers organisant la profession. Ces titres de noblesse donnent à Jules Verger un rôle très important à Vichy et dans la Commission élaborant la Charte du Travail ou il anime la droite face à la gauche syndicaliste.
(19) J. Charvoz (secrétaire de l’U.L. de Maurienne) : « Que la confiance vienne ». Au travail, 4-1-41.
(20) Dumoulin, « Je désire aller à Vichy », L’Atelier, 22-3-41.
(21) Pour L’Atelier, il ne s’agit pas simplement d’assurer une base de masse à la négociation syndicale ; il s’agit en dénonçant la réaction vichyssoise de soutenir comme exigence de gauche le retour au pouvoir de Laval souhaité par les Allemands.
(22) Bertron, dans Le Rouge et le Bleu, 15-11-41.
(23) Roger Paul dans L’Atelier, 8-11-41.
(24) Masbatin (U.D. de la Vienne), Au travail, 22-11-41.
(25) Fédération des Produits chimiques et du papier-carton, Au travail, 10-1-42
(26) L’Atelier, 15-11-41.
(27) L’Atelier, 15-11-41.
(28) On pourrait s’étonner en revanche à la lecture de certaines histoires de la résistance inspirées par le P.C.F. qui donnent comme témoignages d’opposition à la « clique des traitres Dumoulin et Cie » des critiques de la Charte ou des listes de revendications similaires à celles avancées par ces mêmes traîtres, ou même en retrait. Pour montrer, à des fins politiques actuelles, que la défense économique des travailleurs se prolonge naturellement dans le combat démocratique et dans la défense de l’indépendance nationale, on doit affirmer que les résistants étaient seuls à présenter des revendications et réciproquement que toute revendication « économique » était déjà un acte de résistance nationale. Cela conduit d’anciens protagonistes de la résistance ouvrière à d’étranges raisonnements : « D’ailleurs, résister c’était bien défendre la France en résistant à l’ennemi. Or les travailleurs font partie du patrimoine national comme hommes et comme producteurs ; ils sont même un des plus précieux éléments de ce patrimoine humain. Défendre leur existence et celle de leurs enfants, menacées par les restrictions, est donc en soi un acte de défense nationale » (André Tollet, in Le mouvement syndical dans la Résistance, Editions de la Courtille, Paris, 1975, p. 15). Lorsque André Tollet et ses camarades justifiaient les raids meurtriers de la R.A.F. contre les usines Renault ou d’autres, ils savaient fort bien que la lutte de libération nationale et la défense de l’existence des travailleurs pouvaient se différencier jusqu’à s’opposer ; parce que précisément le patrimoine humain représenté par les travailleurs des usines Renault était alors le patrimoine de l’industrie de guerre allemande ; laquelle industrie proposait ses moyens propres pour assurer l’existence des enfants des travailleurs français (affiche célèbre). L’action collective ouvrière appartient à la résistance non comme défense du patrimoine humain et productif national, mais comme désorganisation de la machine de guerre allemande et comme affirmation de la possibilité de braver la toute-puissance de l’occupant. C’est bien en ce sens que la Vie ouvrière appelle en 1943 tous les ouvriers à suivre l’exemple des mineurs en grève. Ce qu’il s’agit d’exorciser dans ces rétrospectives, c’est l’idée qu’il y ait plusieurs manières de défendre « les intérêts des travailleurs ».
(28a) On peut suivre dans Au travail cette activité. A la différence de L’Atelier que ses positions en flèche sur la question allemande séparent vite de la vie des Fédérations et Unions, Au travail repose sur l’activité d’un certain nombre de syndicats et unions locales de la zone Sud. Aussi nous renseigne-t-il sur certains conflits entre les syndicalistes collaborateurs et les patrons : refus patronal d’entrer en contact avec le syndicat ouvrier dans la brasserie lyonnaise (15-5-43) ; renvoi d’un délégué syndical mineur qui avait dénoncé « les agissements spéciaux de la direction quant au ravitaillement et aux fournitures de travail » (15-5-43) ; licenciement pour « faute professionnelle » du secrétaire du syndicat lyonnais des pâtes alimentaires qui avait refusé de faire partie d’un Comité social irrégulièrement constitué (29-5-43). A l’inverse est salué le travail positif des comité d’entreprise respectant l’élection des délégués ouvriers par leurs camarades et pratiquant une collaboration véritable : c’est le Comité social du Cuir de Romans qui, lors de sa première séance, se prononce pour une mesure — pratique et symbolique — d’importance : l’amnistie de la grève du 30 novembre 1938 (31-1-42) ; c’est le Comité social des Fromageries Bel dont nous est dressé un bilan flatteur : les assistantes sociales ont visité 300 foyers par mois ; on a organisé des secours de maladie, des primes à la naissance, une aide aux vieux, un service d’entr’aide pour les prisonniers ; chaque ouvrier s’est vu attribuer un jardin familial et on a en plus mis sur pied un programme de cultures collectives, produisant entre autres 40 000 kg de topinambours, 50 000 kg de choux et 67 000 kg de pommes de terre... (15-5-43). Il arrive que l’activité syndicale dépasse le cadre de la négociation et celui des œuvres sociales : l’Union des syndicats d’Aix-les-Bains, veut donner une solution révolutionnaire à la question du ravitaillement ; pour supprimer les intermédiaires et organiser l’unité populaire à la base, elle crée un comité de ravitaillement organisant directement le ravitaillement des producteurs ouvriers par les producteurs paysans (« Une belle initiative syndicale », 8-5-43).
(29) Georges Trémy, Au travail, 24-1-42.
(30) V. Josse, « Les cheminots et l’appel de M. Berthelot », Au travail, 20-9-41. (31) André Delmas, « Documents pour l’histoire du syndicalisme », Revue syndicaliste, fév. 1949.
(32) Cette fonction nouvelle des bons offices syndicaux, il faudrait l’étudier aussi dans le domaine de la répression. René Belin et ses collaborateurs ne cesseront par la suite de rappeler leurs efforts obstinés pour obtenir la libération de militants jetés par Daladier et Mandel dans les camps de concentration. Un syndicaliste proche de Belin se trouva ainsi spécialement affecté à ce triage des dossiers qui, de toute évidence, ne pouvait sauver les uns qu’en déclarant les autres bons pour les camps de concentration. Cette fonction syndicale de triage des bons et des mauvais militants, les amis de Au travail la revendiquent clairement dans une lettre au Maréchal Pétain où ils expriment leurs préoccupations à l’égard de la loi du 18 novembre 1942 créant une section spéciale pour les actes favorisant le communisme, l’anarchie ou la subversion sociale et nationale : « Pourquoi cacher l’inquiétude qui assaille les militants à la lecture de la loi du 18 novembre ? nous avons déjà maintes fois suggéré la réunion de gens compétents définissant pratiquement : communisme, anarchisme, subversion sociale et nationale. Nous demandions que soient envoyés à tous les commissaires de police et juges un petit dictionnaire de cette réunion. A ce jour rien de semblable n’a encore été fait. On continue comme pour le 11 novembre à arrêter pèle-mêle syndicalistes, socialistes et communistes dissidents. L’action syndicale même simplement pour faire respecter les lois est par trop de gens considérée comme « menée anarchiste ». Qu’un gouvernement édicte les moyens de sa politique, rien de plus normal. Mais que la classe ouvrière risque d’en paie, il est un devoir humain d’en aviser les responsables avant que les erreurs soient commises, indiquant au surplus que l’émotion existante disparaîtrait peut-être si quelques précisions étaient apportées ». (Au travail, 27-2.43). L’imprécision, toujours, vice d’un gouvernement dont la machine répressive ne sait plus à la limite distinguer ses serviteurs et ses ennemis. En matière de répression, comme en matière économique et sociale, seul le savoir syndical peut désormais fonder un despotisme éclairé.
(33) Dumoulin : « Aurons-nous bientôt une Université du Travail ? », L’Atelier, 20-11-43. (34) Ces 4 points résument le programme adopté à la Semaine d’études syndicalistes de Saint Colomban, organisée par l’équipe de Au travail. Cf. Au travail, « Pour une économie libérée des trusts », 6-9-41.
(35) Les syndicalistes acquis à l’Ordre nouveau s’efforcent malgré tout de concilier cette trinité avec des mots d’ordre du patrimoine ouvrier. Félicien Nicolas, secrétaire des mineurs du Martinet, l’accomode ainsi avec les mots d’ordre du Front populaire : DU PAIN par le TRAVAIL la PAIX dans la FAMILLE la LIBERTE dans la PATRIE « Précisions nécessaires », Au Travail, 25-10-41.
(36) Le Rouge et le Bleu, 4-4-42.
(37) id., 11-442.
(38) Au travail, 4-4-42.
(39) Le directeur de Le Rouie et le Bleu, Spinasse, en prend lui-même conscience, ce qui le conduit à se séparer de Deat et de son projet de « parti unique » : « Marcel Déat nous rajeunit de 20 ans. Les thèses qu’il reprend aujourd’hui et auxquelles tout son talent ne suffit pas à donner un lustre nouveau, ce sont celles que nous avons combattues au Congrès de Tours en 1920. Ce sont celles qui ont conduit la Russie à la misère et l’Europe à la guerre ». « La fuite en avant », RB, 1-8-42.
(40) Dans l’Atelier, en fait, ce discours n’exclut jamais le discours « syndicaliste pur ». Et la dénonciation de la réaction vichyssoise menée à grand fracas en 1941 devient beaucoup plus tiède quand Laval revient au pouvoir en avril 1942 et offre à l’appétit étatique des collaborateurs de l’Atelier de nouveaux organismes : le Comité d’information ouvrière et sociale et l’Office des comités sociaux où Dumoulin nommé inspecteur se fait le commis-voyageur de cette Charte moyenâgeuse sur laquelle il ricanait naguère. Par-delà les combinaisons politiques et les ambitions personnelles bien évidentes, il y a pourtant une oscillation réelle entre une vision syndicaliste et une vision totalitaire de l’ordre nouveau.
(41) Compte rendu dans L’Atelier, 22-11-42.
(42) Cf. dans La France au travail (3-2-41) : « La collaboration avec l’Allemagne leur fait horreur non point parce que l’Allemagne nous a vaincus mais parce que l’Allemagne est socialiste.
(43) Le nom de Jean Jaurès prend une grande valeur de symbole durant toute l’occupation. Les syndicalistes collaborateurs s’en prennent avec vigueur aux municipalités qui, pour complaire au pouvoir, débaptisent les rues Jean Jaurès et se félicitent de l’hostilité affirmée par Pétain au principe même des débaptisations.
(44) Ce rôle de l’homme qui ne croit que ce qu’il voit, Dumoulin le joue avec tant de conviction qu’il ne fait plus attention à son texte : « Laissons de côté les sottises, passons l’éponge sur les bobards, prenons les choses comme elles sont : le ravitaillement en Allemagne est mieux organisé qu’en France. Il n’y a pas de queues sur les trottoirs. « L’Allemagne comme je l’ai vue », L’Atelier, 29-341. Moins occupé de son effet de vrai, Dumoulin aurait sans doute réfléchi qu’il pouvait y avoir quelque rapport de causalité entre ce bon et ce mauvais ravitaillement.
(45) « On n’a pas voulu de moi à Vichy », L’Atelier, 5-441.
(46) Témoignage privé.
(47) L’Atelier, 12441.
(48) F. Delaisi, « L’étalon-travail », L’Atelier, 4-4-42.
(49) La France au travail, 19-12-40.
(50) L’Atelier, 4-4-42.
(51) Christian Pineau, La simple vérité, p. 72.
(52) Atelier, 1 1-7-4 2.
(53) Au Travail salue « l’émouvante relève » (11-7-42) et publie le 8-8-42 une « mise en garde contre les détracteurs de la résolution prise par une partie notable de la classe ouvrière de venir en aide à l’Allemagne, vouée à servir les libertés légitimes de la civilisation européenne ». Mais par la suite il préfère s’intéresser à des questions plus traditionnellement syndicales et la relève, ainsi que le STO, semblent à peu près oubliés dans les colonnes du journal.
(54) « Une œuvre de justice sociale », L’Atelier, 26-9-42.
(55) « Une mesure révolutionnaire », L’Atelier, 8-2-43.
(56) Au travail, 3-7-43.
(57) L’Atelier, 23-5-42. (58) Au travail, 25-12-43. (59) Au travail (25-12-43)
(60) « Le syndicalisme et l’action anti-bolchévique », L’Atelier, 9-10-43.
(61) « Adieu à Pierre Arnaud », Au travail, 22-1-44.