
Première partie traitant de l’épistémologie de la technologie :
– De la techno à la Tech.
– La Tech, une révolution totalisante.
Epistémologie contre affairisme : De la techno à la tech.
La montée en puissance des dispositifs informatiques, numériques et dataïques a modifié les paradigmes de la technologie, anciennement basée sur l’industrie lourde, puis électromécanique.
Après la seconde guerre mondiale, l’électronique et les avancées mathématiques ont permis l’émergence d’une nouvelle ère : la TECH dont on ne perçoit pas encore les limites technologiques, les prolongements sociaux, politiques et économiques
Epistémologie.
– L’article précédent a permis de dégager les grands thèmes de la technologie( Cf. Technoféodalisme I) . La plupart des auteurs cités abordent le sujet sous l’angle épistémologique, l’étude " en-soi " et " pour-soi " des objets techniques tout en soulignant leurs inclusions dans un monde en devenir permanent.
– B. Stiegler, en partant, de considérations philosophiques réussit à élargir sa démarche en évoquant un art industrialis (https://arsindustrialis.org/). On peut résumer sa démarche par cette aphorisme " panser pour mieux penser " et même " penser pour mieux panser ".
– Jean Vioulac reste dans la " hard-philosophie ", mais il réussit le prodige d’allier la théorie pure avec une approche "terrienne" dans ces derniers ouvrages sur l’anarchie et l’anthropocène.
– Jacques Ellul établit un diagnostique critique précoce et propose une alternative vitaliste : l’écologie comme mode de vie.
La Tech, une révolution totale.
La puissance croissance des processeurs, la rapidité et la prolifération des échanges numérisés, les capacités de stockage de données et enfin l’évolution des langages de programmation ont, depuis des décennies, commercé à transformer radicalement le capital, son mode de production et nos vies.
Ce phénomène a permis l’émergence de la financiarisation :
– La rapidité des échanges boursiers en nanosecondes a accéléré la spéculation et mis en avant la finance pure au détriment de l’investissement classique.
– La Tech a pris son autonomie jusqu’à devenir une caste technique, politique et entrepreneuriale. Une poignée de GAFAM et de Compagnies moins connues (ServiceNow…) ont mis sur pied un mode de production alliant tech et finance dans une stratégie de domination planétaire comparable à celle du colonialisme.
Amazon a démontré la volonté des investisseurs d’imposer un mode de distribution malgré les pertes enregistrées les premières années. (Il se trouve que j’avais le désir d’agrandir le département vente par correspondance de la librairie que je dirigée (Librairie PUF, place de la Sorbonne), sachant que ce mode de commercialisation allait avoir un développement fulgurant. Aucune banque française n’aurait soutenu un tel projet). Amazon a aussi développé une batterie de logiciels reléguant le travail à sa fonction minimaliste de "picking" (cueillette, préparation de commande) avec un recours systématique à l’intérim. Le stade en cours de développement substituera les robots au travail humain. Voir=
Amazon et les autres GAFAM ont initié une double révolution sous l’emprise d’une logistique informatique qui formate le travail et génère un mode de production tayloriste. En visitant, leur premier local, j’ai reçu une claque sur ma tête de libraire attaché au lien contenant/contenu. L’algorithme et les datas règnent en maître.
Technoféodalisme : réalité et limites du concept
Les composants du technoféodalisme.
- L’architecture logicielle et télématique sont les fonds-baptismaux de toutes les pulsions féodales qui s’expriment maintenant. En leur absence, le système s’effondrerait.
- La mémoire numérisée implique des centres dédiés ce qui la fragilise. De plus, la mémoire artificielle produit de la chaleur. La géolocalisation des centres de données seront des cibles prioritaires de tout conflit armé.
- La plate-forme devient l’ " objet technique " ultra-sophistiqué des tenanciers des GAFAM. Son schème hiérarchique, totalisant et avant-gardiste a remodelé le capitalisme, du moins celui obsédé par la rentabilité à court terme.
- Les jeux vidéo ont popularisé et incorporé dans le pathos le mode de fonctionnement plate-formique devenu un " invariant " psychologique, une pathologie lourde et aux graves conséquences sociétales.
- La contraction de l’espace/temps singe la vieille transcendance. La tech abolit les distances, elle est à la fois une gnose et une mystique. (Cf Virilio, Baudrillard, Stiegler…)
- La tech a muté en BigTech réplique de l’Église universaliste. Elle puise aussi sa puissance dans le modèle étatique. La tech ne cache pas sa volonté universaliste via une imposition de ses principes à travers la globalisation.
- La massification analysée par jean Vioulac fait partie intégrante de la tech féodaliste. Le produit dérivé de cette idéologie peut se comparer à un néo-militarisme. Les usagers forment l’infanterie. La synergie domestication/addiction fonctionne parfaitement. D’autant que les GAFAM détiennent les clés du pouvoir par l’implantation des systèmes d’exploitation, ses applis multiples et des mises-jour automatiques.
- La tech mène une guerre cognitive permanente. La conquête des esprits, de la sapiencité [1] ressemble à l’endoctrinement des religions et des totalitarismes.
- L’Église prêche, la tech propose une information totale libérée des contraintes spatio- temporelles. Dans le même registre, la tech imite le clergé par une doctrine de l’information totale et un délire sécuritaire.
L’empire technique : la nouvelle donne.
Le technoféodalisme décrit parfaitement certains aspects majeurs de la tech indispensables à la compréhension des mutations que nous vivons. Toutefois, cette approche ne permet pas de décrire toute la complexité du phénomène. La tech investit bien au-delà de ses miroirs aux alouettes (GPS, IA générative…). Elle traverse à la fois l’économie, le politique, la psychologie et le sociétal. Elle est en passe de devenir un méga-virus générateur de métastases incontrôlables. La résistance, le refus, l’opposition, radicales à sa propagation passe d’abord par une identification précise de son fonctionnement. Avec la tech, une dimension organique s’installe dans le corps matériel et immatériel de l’humanité consentante.
Quelques explorations cliniques :
La naturalisation de la tech.
L’introduction de la machine à vapeur, du métier à tisser avaient provoqué des mouvements violents de refus (Soyeux, Canuts, Luddites…), celle de l’informatique fut souvent vécue comme un progrès, une libération progressive des tâches répétitives ou pénibles. Rien à voir avec un " antihumanisme radical " (Éric Sadin), cela interroge l’observateur critique.
La féodalisme était un monde fermé, bloquant tout changement, il était l’expression d’une " situation naturelle ", d’un droit naturel. La technologie introduit l’instabilité, l’ennemi radical de l’ancien monde. La tech pulvérise les schémas et elle introduit la crise permanente comme mode de production du capital. Le capital est cette crise permanente. Il ne peut pas s’arrêter, mais pour l’instant, il a démontré sa capacité de survie et prolifération. La marchandisation ne cesse jamais, elle colonise les nouveaux espaces de liberté qu’elle crée.
Le numérique engendre une SIC, une Société de l’Information et de la Communication. L’externalisation des objets implique le retour en force d’un organicisme numérisé, d’ailleurs les métaphores organiques reprennent du service. La computation devient Intelligence, l’IA prend l’allure d’un ange gardien, d’un exo-squelette. Foucault n’a pas tord de parler de biopouvoir. J’enrage à chaque fois que je vois des touristes se balader dans les murs de la Hauteville (Le vieux Granville) le nez sur leur portable cheminant au gré des QR code balisant leur périple. Autrement dit, la régression infantile sur deux pattes avec le doudou électronique comme compagnon d’aliénation. Que dire des parents qui donnent leur Iphone aux gamins dans la poussette.
Le numérique s’est installé sans peine comme la médiation entre le vide cognitif et l’extériorité enclavée dans le processeur : symptôme de l’acculturation en cours.
Un mal ne suffit pas. Maintenant, les bailleurs ont trouvé une nouvelle aubaine, ils ajoutent une IA magique à leur machination. " Nous pensons pour vous ", disent-il.
La tech devenue l’organe central du monde " se la joue culture ", elle a gagné. Le panopticon de Bentham a engendré la société de surveillance. Bravo, les mecs de la tech !