
Yazid Ben Hounet
paru dans lundimatin#451, le 12 novembre 2024
On se souvient, avec un petit amusement, de la crise de nerfs de Kamel Daoud à la suite de son zéro pointé concernant la dite « affaire de Cologne » (31 décembre 2015). Outre de recycler les clichés orientalistes les plus éculés, sa dissertation reposait sur une histoire assez illisible [1], montée en épingle par l’extrême droite allemande (et européenne).
Dans la logique des choses, on l’a vu continuer à offrir ses services à l’hebdomadaire réactionnaire et colonialiste Le Point, où il y fait montre, selon le journaliste Faris Lounis, d’une proximité politique avec les droites extrêmes et le Rassemblement national. Ses analyses essentialistes et fallacieuses de l’Algérie et du monde arabe et/ou musulman y sont, en effet, bien souvent consternantes.
« Un feu d’artifice de poncifs ou de scènes attendues », tel est le constat de la lecture de son dernier ouvrage, Houris, faite par l’excellente Christiane Chaulet-Achour – sans doute l’une des meilleures spécialistes de la littérature algérienne d’expression française. Pas de surprise donc.
Mais si nous prenons le temps de rédiger une note sur un écrivain qui ne mérite pas tout le tapage qui est actuellement fait, c’est en particulier pour pointer du doigt le grand mensonge qu’il met en avant, et que ses passe-plats mettent également en exergue s’agissant de son dernier ouvrage : l’interdiction d’écrire sur la décennie noire, cette décennie de violence terroriste qui a profondément meurtri l’Algérie.
Cela est une grosse fabulation !
Il était possible d’écrire sur le sujet avant la loi de réconciliation nationale (2005) et il demeure toujours possible de le faire depuis, et ce même en publiant dans des maisons d’éditions algériennes. J’ai moi-même publié en 2021, chez Palgrave et chez Barzakh (Algérie) un essai qui aborde le sujet. Avant-moi, en 2006, l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui publiait, également chez Barzakh, son ouvrage De la violence en Algérie – essentiellement consacré à la décennie noire.
Outre les romanciers mentionnés par Christiane Chaulet Achour, ayant publiés sur le sujet avant et après 2005, on ajoutera volontiers « l’éléphant dans la pièce francophone » - Yasmina Khadra (de son vrai nom Mohammed Moulessehoul) – qui a vu sa carrière littéraire exploser grâce à ses romans sur cette période de l’histoire algérienne – en particulier avec ses livres Les Agneaux du Seigneur (1998) et À quoi rêvent les loups (1999), parus à la fois aux éditions Julliard (France) et à l’ENAL (Algérie). ENAL comme Entreprise Nationale Algérienne du Livre.
Le récent témoignage de Yasmina Khadra dit beaucoup de la mentalité néocoloniale du gotha littéraire français, dans ses relations avec l’Algérie : « Vous avez vu ces coquilles qui sont collées aux baleines ? Moi, je suis cette coquille qui est collée à l’Algérie. Et peut être que le fait même d’aimer mon pays c’est la raison aussi de mon exclusion, de ma disqualification par les institutions littéraires françaises. J’aime ce pays et peut être qu’ils attendent de moi… que je fasse ce qu’ils voudraient que je dise… Ça, ils ne l’auront jamais. Ils ne l’auront jamais ! Je suis un homme digne. J’ai toujours été honnête avec… même avec mes ennemis j’ai été honnête… et tout ce que je sais c’est que ça ne m’empêche pas de bien écrire et ça ne m’empêche pas de rayonner à travers le monde. Je suis aujourd’hui, malgré les exclusions en France, je suis quand même l’écrivain de langue française, vivant, le plus traduit au monde. Et ça, c’est ça mon triomphe ».
Exit donc Yasmina Khadra, bienvenue Kamel Daoud… Les clichés plutôt que la dignité…
Pour ce qui est des romans post-2005, parus en Algérie, en français, on pourra mentionner juste quelques titres supplémentaires – comme le livre Visa pour la haine de Nassira Belloula (2007, éditions Alpha), Et l’ombre assassine la lumière de Youcef Merahi (2010, Casbah éditions), Une balle en tête de Samira Guebli (2011, Casbah Editions) ou encore, ce qui est cocasse, 1994 d’Adlene Meddi (2017, Barzakh ; 2018, Rivages Noirs en France). Ce dernier auteur étant en effet le propre collègue de Kamel Daoud, publiant comme lui régulièrement des papiers dans Le Point, dont une chronique tout simplement intitulée « Lettre d’Alger ».
La fabulation de Kamel Daoud n’aurait toutefois pu se propager de la sorte sans l’apport de journalistes passe-plats, naïfs, ethnocentrés, arrogants et/ou qui dédaignent l’Algérie. Et à vrai dire le « succès » de Kamel Daoud informe en creux du crétinisme en cours dans le milieu médiatico-littéraire parisien, où les éloges dithyrambiques des laudateurs de Kamel Daoud ne sont surpassés que par leurs silences complices s’agissant du génocide en cours en Palestine. Car la loi relative à la réconciliation nationale n’interdit pas d’écrire sur la décennie noire – comme le montre les quelques titres mentionnés plus haut – mais plutôt d’instrumentaliser ou d’utiliser cette « tragédie nationale » (selon la formule officielle) pour porter atteinte à l’Algérie et à ses institutions. Nuance donc apparemment indépassable pour le gotha littéraire et journalistique français. Du coup, aucun d’entre eux n’a eu la curiosité ou tout au moins le reflexe journalistique de base consistant à interroger ce fait. Pourquoi donc la loi sur la réconciliation nationale algérienne est particulièrement attentive à ce sujet de l’instrumentalisation ou de l’utilisation de la « tragédie nationale » ?
Il s’agit là, en fait, d’un article de loi censé répondre à une grande « fake news », à un grand discours complotiste, qui a particulièrement sévi en Algérie, mais surtout via la France comme en témoigne sa formulation même (en français) : le « qui-tue-qui ? » - formule interrogative jetant le doute, voire l’opprobre sur les actions des services de sécurité de l’Etat algérien (police, gendarmerie, armée) durant cette décennie où l’Algérie a dû faire face, seule, au terrorisme des groupes islamiques armés.
Aucune recherche sérieuse ne corrobore cette thèse. Mais pour les analystes un peu critiques il est quelques faits qui suscitent interrogations quant à la théorie du « qui-tu-qui ». D’une part, on remarque qu’elle a surtout été en vogue en France, chez l’ex-colonisateur. D’autre part, l’un des ouvrages qui l’a popularisée – La sale guerre de Habib Souaidia (La Découverte, 2001) – est, pour ainsi dire, en soit fort problématique. Il a, en fait, été corédigé par deux autres auteurs – dont l’inénarrable Mohamed Sifaoui, sur la base des témoignages de Habib Souaidia. Cet individu, petit officier durant les années 90’, aurait été le témoin de plusieurs exactions sur ordre des plus grands généraux de la période. Quand on connait un peu le fonctionnement de l’armée et notamment de l’armée algérienne, cela relève à l’évidence de la fabulation : un sous-lieutenant, l’un des grades le plus bas parmi les officiers de l’armée, connait à peine son n+2 (capitaine) ou son commandant de base. À son niveau, les généraux demeurent des abstractions qu’il ne peut entrevoir uniquement que lors de quelques cérémonie ou défilés officiels. De là à être le témoin privilégié de leurs éventuelles exactions…. L’imposture de la Sale guerre a été au demeurant révélée par son co-auteur même, Mohamed Sifaoui, en Algérie et par la journaliste Hélène Michelini dans un compte rendu pour la revueRecherches Internationales (2003).
Ajoutons à cela le fait que le grand ordonnateur de cet ouvrage-charge fut le chantre de la théorie du « qui-tu-qui », François Geze (cf. également le compte rendu de Hélène Michelini), un natif de Casablanca, autrefois éditeur puissant (La Découverte), se présentant comme un défenseur des droits humains, mais qui étrangement n’a jamais publié aucun ouvrage (pas plus que sa maison d’éditions d’ailleurs) sur le sujet majeur du Sahara Occidental – la dernière colonie d’Afrique, le lieu de multiples violations des droits humains, occupé par le Maroc depuis 1975.
On repense donc ici au témoignage de Yasmina Khadra et on se demande : À quoi rêvent les loups ?
On croit bien le savoir… et on observe, hélas, que Kamel Daoud prend du plaisir à hurler avec eux.
On sourit alors en se disant, au final, que ce n’est pas bien grave si Kamel Daoud prend ses laudateurs et ses journalistes passe-plats pour ce qu’ils sont … et on repense à ce petit passage fort à propos d’Aimé Césaire [2] :
« Mais il y a pour ces messieurs un malheur. C’est que l’entendement bourgeois est de plus en plus rebelle à la finasserie et que leurs maitres sont condamnés à se détourner d’eux de plus en plus pour applaudir de plus en plus d’autres moins subtils et plus brutaux. C’est très précisément cela qui donne une chance à M. Yves Florenne. Et, en effet, voici, sur le plateau du journal Le Monde, bien sagement rangées, ses petites offres de service. Aucune surprise possible. Tout garanti, efficacité́ éprouvée, toute expérience faite et concluante, c’est d’un racisme qu’il s’agit, d’un racisme français encore maigrelet certes, mais prometteur. Oyez plutôt :
« Notre lectrice... (une dame professeur qui a eu l’audace de contredire l’irascible M. Florenne) éprouve, en contemplant deux jeunes métisses, ses élèves, l’émotion de fierté́ que lui donne le sentiment d’une intégration croissante à notre famille française... Son émotion serait- elle la même si elle voyait à l’inverse la France s’intégrer dans la famille noire (ou jaune ou rouge, peu importe), c’est-à-dire se diluer, disparaitre ? »
C’est clair, pour M. Yves Florenne, c’est le sang qui fait la France et les bases de la nation sont biologiques : « Son peuple, son génie sont faits d’un équilibre millénaire, vigoureux et délicat à la fois et... certaines ruptures inquiétantes de cet équilibre coïncident avec l’infusion massive et souvent hasardeuse de sang étranger qu’elle a dû subir depuis une trentaine d’années. »
En somme, le métissage, voilà l’ennemi. Plus de crise sociale ! Plus de crise économique ! Il n’y a plus que des crises raciales ! Bien entendu, l’humanisme ne perd point ses droits (nous sommes en Occident), mais entendons-nous :
« Ce n’est pas en se perdant dans l’univers humain avec son sang et son esprit, que la France sera universelle, c’est en demeurant elle-même. » Voilà où en est arrivée la bourgeoisie française, cinq ans après la défaite de Hitler ! Et c’est en cela précisément que réside son châtiment historique : d’être condamnée, y revenant comme par vice, à remâcher le vomi de Hitler.
Car enfin, M. Yves Florenne en était encore à fignoler des romans paysans, des « drames de la terre », des histoires de mauvais œil, quand, l’œil autrement mauvais qu’un agreste héros de jettatura, Hitler annonçait :
« Le but suprême de l’État-Peuple est de conserver les éléments originaires de la race qui, en répandant la culture, créent la beauté́ et la dignité́ d’une humanité́ supérieure. »
Cette filiation, M. Yves Florenne la connaît. Et il n’a garde d’en être gêné. Fort bien, c’est son droit.
Comme ce n’est pas notre droit de nous en indigner.
Car enfin, il faut en prendre son parti et se dire, une fois pour toutes, que la bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement barbare ; que c’est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptacle où affluent toutes les eaux sales de l’histoire ; que c’est une loi universelle que toute classe, avant de disparaitre, doit préalablement se déshonorer complétement, omnilatéralement, et que c’est la tête enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent leur chant du cygne ».
Yazid Ben Hounet, anthropologue
[1] Cf. Dakhlia, Jocelyne, 2017, « L’Algérie à Cologne : un emballement français », Vacarme, n° 80 : 13-29. Méadel Cécile, Camille Noûs, 2020, « Tu n’as rien vu à Cologne… Retour sur une affaire embarassée, Le temps des médias n° : 206-227.
[2] Aimé Césaire, Discours sur le Colonialisme , publié en 1950 aux éditions Réclame, puis en 1955 aux éditions Présence africaine dans une version revue et actualisée par l’auteur.
… j’en ai lu les 46 premières pages et j’ai été incapable de pousser plus loin. J’ai interrompu ma lecture car je n’en pouvais plus de forcer les barrages que l’auteur dressait devant moi à chaque page comme pour dissuader ma bonne volonté, qui se muait de page en page en un véritable consentement au sacrifice.
… la laborieuse trouvaille de son dédoublement linguistique (« sa langue intérieure et sa langue extérieure ») qui revient lourdement à chaque page, occasion que l’auteur ne manque pas de saisir pour accabler la langue arabe, la caricature faite de la condition de la femme algérienne, l’abus de la symbolique du sacrifice d’Abraham, entre autres clichés conventionnels et attendus dans lesquels KD déguise en éléments romanesques les discours de dénigrement qu’il délivre aux médias français depuis des années.
J’ai quand même lu en diagonale plusieurs autres chapitres du livre … L’imagerie coloniale ne se bonifie certainement pas lorsque c’est l’indigénat qui la relaie.
Yazid Ben Hounet est parfaitement connu comme un soutien inconditionnel du régime algérien, sans aucun scrupule (il est anthropologue chercheur au CNRS et travaille dans un labo de l’École des Hautes études en sciences sociales)
[(Le Hirak, boussole de la vérité historique sur l’Algérie
À propos d’un article paru dans lundimatin
Serge Quadruppani paru dans lundimatin#453, le 28 novembre 2024
En général, celles et ceux qui écrivent dans Lundimatin s’intéressent à ce que « le peuple veut », surtout quand « le peuple veut la chute du régime ». Le slogan des insurrections arabes restera l’emblème de la décennie ouverte à Sidi Bouzid en décembre 2010 et close en 2021 par le grand renfermement mondial sous couvert de Covid. De cette décennie d’agitation et de soulèvements qui, partis de l’aire arabo-musulmane, se sont étendus en plusieurs vagues à toute la planète – des États-Unis à l’Espagne, du Chili à Hong Kong en passant par la Turquie du parc Gezy à la France des Gilets jaunes et des grandes manifs contre les lois de destruction des droits sociaux –, de ce moment de craquement dans la gouvernance mondiale, subsiste une conviction solidement ancrée dans la pratique comme dans la théorie. La conviction – récemment ravivée par de nouveaux soulèvements, de l’Iran au Bangladesh – qu’il existe une conflictualité fondamentale entre les gouvernements de la planète et leurs « peuples », cette fraction majoritaire de la population principalement constituée par l’alliance des classes subalternes et d’une fraction de la bourgeoisie intellectuelle. C’est avec cette boussole, « le peuple veut la chute du régime », qu’il s’agit de penser, quand on veut s’opposer au cours catastrophique du monde.
Or, il semble que dans la très légitime volonté d’offensive contre un éditorialiste réactionnaire du Point (pardon pour le pléonasme) récemment goncourisé, cette boussole ait été perdue ici-même. Dans cet article de Yassid ben Hounet, il est en effet prétendu que Houris, le roman de Kamel Daoud [1], repose sur une fausse rumeur répandue en Algérie et surtout diffusée en France par « quelques journalistes passe-plats, naïfs, ethnocentrés, arrogants et/ou qui dédaignent l’Algérie ». Cette rumeur porte sur l’histoire de la « décennie noire » : ces années 90, durant lesquelles l’État algérien et les maquis islamistes se sont affrontés, principalement aux dépens de la population civile (150 000 morts). Ceux qui, comme moi, prennent au sérieux la prétendue « rumeur », soutiennent que le Groupe Islamique Armé était infiltré par le DRS, le Département du Renseignement et de la Sécurité (qui a remplacé la Sécurité militaire de Boumediene, et qui est devenu en 2016 Département de Surveillance et de Sécurité). Il s’agissait pour le principal Service secret algérien d’utiliser ces maquis pour affaiblir ceux du Front islamique de salut, de punir par une série de massacres les zones rurales qui soutenaient les maquis du FIS et de faire pression sur la France. Selon ben Hounet, « aucune recherche sérieuse ne corrobore cette thèse ». Or, ce qu’il prétend être « une grande fake news », « un grand récit complotiste », est en réalité une description de la réalité très largement documentée.
Rappel historique
Tout l’argumentaire de l’article litigieux repose sur un sol particulièrement mouvant : l’assimilation, sous le nom générique d’« Algérie », du gouvernement et du peuple algérien. Comme si c’était tout un. Mais si tel était le cas, pourquoi ces émeutes récurrentes depuis les années 1980 (Kabylie - 1980 ; Oran et Saïda - 1982 ; Oran - 1984 ; Casbah d’Alger - 1985 ; Constantine et Sétif -1986) ? Pourquoi les émeutes de 1988, si atrocement réprimées (plus de 500 morts, une grande créativité dans les tortures infligées aux émeutiers interpellés) ? Et, la parenthèse de la décennie noire refermée, pourquoi le Hirak (voir ici et ici) ? En réalité, dès que le peuple algérien se manifeste, il n’hésite pas à faire exactement ce que ben Hounet reproche aux « intellectuels décadents » français : jeter « l’opprobre sur les actions des services de sécurité de l’État algérien (police, gendarmerie, armée) ».
Quand ben Hounet prétend que durant la décennie noire « l’Algérie a dû faire face, seule, au terrorisme des groupes islamiques armés », cette prétendue solitude dans la lutte contre l’islamisme mérite un petit rappel historique. Après l’indépendance de l’Algérie et l’illusion lyrique des premières années, où l’on parlait d’autogestion dans les usines [2], le coup d’État de Boumediene a cadenassé le pouvoir politique autour d’une caste militaire prédatrice qui, trop occupée à se remplir les poches, n’a jamais développé un pays à fortes potentialités économiques en se contentant d’acheter la paix sociale grâce à la rente du pétrole. C’est la crise de cette dernière, entraînant l’appauvrissement général de la population (hormis la caste militaire) et de sa jeunesse en particulier, qui explique les émeutes des années 1980.
Après le soulèvement de 1988, un processus de démocratisation est lancé et les premières élections libres se déroulent en janvier 1991, à la suite de quoi il apparaît clairement que « le peuple veut la chute du régime » - fut-ce en portant au pouvoir un parti réactionnaire. Le Front islamique du salut avait été, dans un premier temps encouragé en sous-main par un pouvoir soucieux avant tout d’affaiblir les oppositions démocratiques – comme cela s’était passé dans l’Égypte d’Anouar el-Sadate bienveillante envers les islamistes et comme il adviendra en Palestine avec la politique israélienne favorisant le Hamas. Fort de son implantation locale et des services sociaux qu’il assumait à la place d’un État défaillant, le FIS frôle la majorité absolue au premier tour des élections. Sur quoi, le président Chadli démissionne et l’armée prend le pouvoir : il n’y aura jamais de deuxième tour. Le paradoxe est que ce coup d’État, qui s’oppose directement au fonctionnement du suffrage universel, est accueilli par le soulagement diversement dissimulé des démocraties occidentales. Ni la France ni l’Europe n’auraient aimé avoir un régime islamiste à leurs portes. Cependant, le gouvernement français, bien renseigné sur le fait que son homologue algérien s’est lancé dans une guerre sans merci contre une bonne partie de sa population, est partagé sur l’idée d’afficher son soutien à la politique de ceux qu’on a surnommé les « éradicateurs », à savoir les généraux partisans d’en finir avec l’islamisme à force de massacres. Le Monde diplomatique, peu soupçonnable de sympathies néocolonialistes, dans un article de 2005 écrit par deux spécialistes du Maghreb, résume bien la situation au début de la décennie noire :
« Fin 1993, le commandement militaire algérien, engagé depuis près de deux ans dans une guerre sans merci contre l’opposition islamiste, cherche à faire basculer la France en sa faveur. À Paris, au ministère de l’Intérieur, M. Charles Pasqua et son conseiller Jean-Charles Marchiani soutiennent fidèlement sa politique “éradicatrice”, contrairement à l’Élysée et au Quai d’Orsay – où François Mitterrand et M. Alain Juppé souhaitent une attitude moins répressive. Pour mettre Paris au pas et neutraliser les opposants algériens réfugiés en France, les chefs du DRS et M. Jean-Charles Marchiani prennent l’opinion en otage en organisant, fin octobre 1993, le “vrai-faux” enlèvement des époux Thévenot et d’Alain Freissier, fonctionnaires français en poste à Alger. M. Édouard Balladur finit par autoriser M. Pasqua à déclencher l’opération “Chrysanthème”, la plus importante rafle d’opposants algériens en France depuis le 17 octobre 1961. Satisfaits, les services algériens montent une opération “bidon” afin d’accréditer l’idée qu’ils sont parvenus à libérer les otages français des griffes de leurs “ravisseurs islamistes”. »
« Fin 1994, le DRS franchit un pas supplémentaire dans la “guerre contre-insurrectionnelle” en favorisant l’arrivée, à la tête du sanguinaire Groupe islamique armé (GIA), d’un “émir” qu’il contrôle, M. Djamel Zitouni. D’octobre 1994 à juillet 1996, celui-ci et son groupe vont revendiquer des actions sanglantes : détournement d’un Airbus d’Air France en décembre 1994, attentats dans le RER parisien en 1995, enlèvement et assassinat des moines de Tibhirine en 1996, massacres de civils… Tout cela sert, de facto, les objectifs des généraux éradicateurs : discréditer les islamistes, confirmer le soutien de Paris et torpiller toute perspective de compromis politique en Algérie. »
Une thèse très étayée
De l’utilisation des attentats du GIA en France (juillet-octobre 1995) pour empêcher celle-ci de soutenir le processus des pourparlers de paix avec le FIS lancés par les principaux partis algériens sous l’égide de la communauté de Sant’Egidio jusqu’à l’infiltration du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (2003) dont un chef, ancien garde du corps d’un des principaux généraux « éradicateurs » s’est retrouvé promu chef d’Al Qaeda au Sahara, (avant d’être ultérieurement remplacé par un ancien contrebandier lui aussi manipulé), le double jeu des services algériens avec l’islamisme est trop documenté pour qu’on puisse le présenter comme une fake news. Critiquer un éditorialiste réactionnaire et islamophobe et sa vedettarisation par tout ce que la France compte de traqueurs de wokistes, d’obsédés de l’islamo-gauchisme et de laïcards islamophobes est une bonne chose. En profiter pour refiler le récit mensonger produit par une kleptocratie régnant sur l’Algérie depuis 50 ans, c’est d’autant plus douteux que l’auteur s’appuie principalement sur le témoignage d’un Mohamed Sifaoui, dont le c.v. de faux témoin professionnel, proche des Services algériens, est long comme le bras. Et jeter au passage le soupçon sur l’engagement pour l’émancipation des peuples du regretté François Gèze, militant depuis sa jeunesse du Cedetim, c’est vil [3]. Comme dans la guerre des mémoires engagée entre une France qui refuse de reconnaître le crime contre l’humanité que fut la colonisation et un pouvoir clanique qui instrumentalise les horreurs coloniales pour se légitimer ad vitam aeternam, certains critiques du néo-colonialisme nous somment de choisir entre d’un côté le narratif de Daoud et de la France réac, qui comporte pourtant, dans son flot islamophobe, un élément vrai : l’implication des Services algériens dans les crimes de la décennie noire, et de l’autre côté, le récit des dits services niant leur implication tout en avançant une vérité : le caractère effectivement répugnant et criminel de l’islamisme. Mais dans les deux cas, comme disaient les situationnistes, le vrai est un moment du faux. Le Hirak et les mouvements qui l’ont précédé, nous indiquent au contraire la voie à suivre : ni avec les uns ni avec les autres.
La vérité historique travaille aussi pour la chute du régime, en Algérie comme ailleurs.
Serge Quadruppani
[1] Que je n’ai pas lu, ce qui n’a aucune importance puisqu’il ne s’agit pas de juger l’œuvre littéraire du personnage.
[2] Sur cette période, on peut lire par exemple, du « Pied rouge » François Cerutti, D’Alger à Mai 68 : mes années de révolution (Éditions Spartacus, deuxième édition, 2018).
[3] Pour qui veut s’informer sur les raisons de l’ire de ben Hounet :