A propos de la capacité d’agir anarchiste
Septembre 2024
Article mis en ligne le 16 septembre 2024
dernière modification le 24 septembre 2024

Une réponse au texte « En attendant la guérilla anarchiste »

Traduit de l’allemand, contribution publiée dans Antisistema, n°3, août 2024 (les autres numéros sur antisistema.blackblogs.org)

« Afin d’apporter une réponse aux questions évoquées au début, le développement d’une guérilla anarchiste est suggéré. Cela ne nécessite pas de

déclaration fondatrice ni d’acronymes. Elle ne se définit pas par la question de l’armement ou de l’escalade souhaitée de la violence, mais se caractérise par

la détermination des acteurs impliqués à construire une structure engagée et à long terme, capable d’agir face à la guerre menée d’en haut. Seul cet enchaî-

nement : détermination - engagement - organisation dans une structure collective amène à s’interroger davantage sur le choix des moyens ou l’orientation stratégique. Ce qu’il faut également combattre, c’est l’incroyable succès que

le système capitaliste obtient chaque jour lorsqu’il présente la guerre dans la conscience des masses comme une guerre de nations et de religions – et cache ainsi sa véritable nature de guerre de classes. »

– En attendant la guérilla anarchiste ?

Il y a quelques semaines, un texte intéressant a été publié sur des sites de contre-information allemands. « En attendant la guérilla anarchiste...  » est une proposition de discussion qui suggère ni plus ni moins que le développement d’une guérilla anarchiste asymétrique et informelle.

Hop, s’exclameront probablement plus d’un, et en effet, le texte a de quoi séduire. Je vais maintenant aborder certains points. Il est vrai que j’ai apprécié le texte – il discute de perspectives, il ne répète pas les sempiternels mantras et il a un horizon international et historique. Toutes choses qui font défaut à de nombreux textes anarchistes de nos jours. Alors, quelles questions le texte soulève-t-il ?

En référence au texte nord-américain « Developing Incisive Capacity : Making Actions Count » (publié sur scenes.noblogs.org), le texte s’intéresse d’abord à la question de savoir dans quelle mesure les anarchistes peuvent développer une capacité d’action face aux guerres qui nous entourent : « Même contre les systèmes étatiques responsables de manière déterminante des massacres actuels – OTAN/UE/Israël/Iran/Russie – (et leurs profiteurs), les milieux anarchistes ne développent jusqu’à présent aucune pratique qui pourrait avoir une influence sur le cours de l’histoire ». Le texte constate donc une insatisfaction et un manque face à l’absence ou à l’insuffisance d’interventions percutantes contre la guerre. Ce mécontentement s’accompagne d’une prise de distance vis-à-vis du PKK (avec lequel les auteurs sympathisent tout de même) et d’autres groupes militaristes. Comme le titre le laisse supposer, le texte ne tourne pas autour du pot et part de cette problématique pour discuter de la création d’une guérilla anarchiste, qu’il propose d’ailleurs en toute logique. Mais qu’est-ce que cela signifie, la création d’une guérilla anarchiste ? Qu’est-ce qu’une guérilla ?

Guérillas autoritaires et anarchistes

Il est tout d’abord utile d’approfondir l’analyse de ce que nous entendons par guérillas anarchistes ou du moins anti-autoritaires. Le mot guérilla, diminutif du mot espagnol guerra, est en effet un réservoir d’interprétations et de conceptions de la lutte et de la guerre qui ne pourraient pas être plus divergentes. Le point commun de toutes ces interprétations est qu’elles impliquent des tactiques de guérilla. Les tactiques de guérilla désignent l’action de petits groupes agiles qui connaissent le territoire, qui réalisent des embuscades ou des sabotages, qui disparaissent rapidement et qui peuvent ainsi plonger dans le chaos une formation militaire plus grande et plus rigide. Mais là s’arrêtent rapidement les points communs, car qui utilise ces tactiques et pourquoi, peut varier fortement. Ainsi, les tactiques de guérilla peuvent également être utilisées par des armées d’État pour affaiblir l’ennemi. De même, des groupes peuvent utiliser des tactiques de guérilla et cacher ainsi qu’ils font en fait partie d’une construction étatique (voir les YPG au Rojava). Ou des groupes peuvent prendre les armes pour n’importe quelle raison, mais cela ne signifie pas qu’ils utilisent des tactiques de guérilla (voir les anarchistes en uniforme en Ukraine, qui sacrifient leur vie pour la démocratie dans les tranchées). Une tactique est justement une tactique et ne dit rien sur la perspective des acteurs.

L’anarchiste John Olday développe un point de vue intéressant sur le débat dans son article publié en 1976 « Trotz Alledem. Une polémique sur la guérilla ». Dans cette polémique, il argumente que les tactiques de guérilla ont toujours fait partie des mouvements et des soulèvements insurrectionnels et que la généralisation du sabotage a toujours été une référence forte dans l’histoire de l’anarchisme. Il cite divers exemples historiques et argumente finalement que les générations de guérilla urbaine des années 1970, avec leur réinterprétation de la lutte de guérilla, ont en fait utilisé des méthodes anarchistes, mais les ont habillées d’un discours maoïste. Son texte est un plaidoyer pour s’approprier les tactiques de guérilla et les intégrer dans la lutte insurrectionnelle, au lieu de les laisser aux groupes autoritaires qui s’isolent de plus en plus dans leur lutte armée avec l’Etat.

En ce sens, une distinction claire entre guérillas anti-autoritaires et guérillas autoritaires est nécessaire, justement parce que ces concepts ont toujours été historiquement confondus, ce qui est probablement l’une des raisons pour lesquelles de nombreux anarchistes ont des scrupules à se référer à ce concept, car il leur semble sentir le militarisme dès le départ.

Selon l’interprétation idéologique, les structures de guérilla autoritaires ont pour but de conquérir le pouvoir d’État. Que l’on parle de Che Guevara, des FARC ou du PKK, dans les rangs des guérillas autoritaires, il y a des cadres, des grades et des ordres, des chefs et des futurs postes ministériels, des négociations avec l’État et des recrutements forcés, des exécutions de déserteurs (« traîtres ») et des « prisons du peuple ».

A l’opposé, il y a la guérilla anarchiste. Le texte « En attendant la guérilla anarchiste » se réfère par exemple à la guérilla anarchiste contre Franco ou aux groupes de guérilla urbaine anarchistes en Grèce qui ont vu le jour après la révolte de décembre 2008. Dans ces groupes, il n’y avait théoriquement pas de grades, d’insignes, d’ordres et d’ambitions de conquérir l’État. Pourtant, si l’on considère les deux exemples, la tendance à la centralité, à la rigidité et aux luttes de pouvoir se reflète dans les deux exemples. Ainsi, la lutte anarchiste contre la dictature franquiste dans les années qui ont suivi la révolution espagnole de 1936 (au cours de laquelle les anarchistes ont effectivement conquis l’Etat et occupé des postes ministériels, oups, et ce en partie avec des tactiques de guérilla) a été dirigée par la CNT en exil, qui a tenté de maintenir toute la résistance sous sa coupe. Les attaques et les actions de guérilla dans la France démocratique et sûre de l’exil étaient explicitement interdites. Toute action en Espagne devait être approuvée par les chefs de la CNT. Les actions des guérilleros anarchistes se trouvaient donc dans un rapport de tension permanent, passant outre la volonté de « l’organisation » (par exemple en attaquant des banques à Lyon) ou en s’organisant de manière informelle loin de celle-ci.

Les guérilleros anarchistes comme Sabaté ou Caracremada agissaient parfois explicitement contre la volonté de l’organisation ou, comme ce dernier, explicitement dans de petits contextes autonomes ou seuls, loin de l’organisation. L’histoire du groupe de guérilla urbaine grec CCF [Conspiration des Cellules de Feu] est également une histoire de centralisation. Alors qu’il s’agissait au début d’une coordination de différents groupes et individus jouissant d’une grande autonomie et utilisant différents sous-noms, il y a eu après un certain temps une centralisation et le groupe n’a plus agi après quelques années que comme un groupe fixe avec un nom fixe. Lorsqu’une partie de ce groupe a été critiquée en prison par un compagnon qui se trouvait également dans la même prison pour avoir fait cause commune avec des mafieux et s’être en partie organisée de la même manière, le collectif n’a rien trouvé de mieux que de battre le critique à coups de bâton dans la cour à la manière stalinienne et de rédiger un communiqué de revendication à ce sujet. Cet acte reflète une certaine attitude militariste typique des groupes centralisés qui veulent étouffer la critique. Soit tu es avec nous – soit tu es contre nous.

Nous ne voulons pas comparer la CNT et la CCF – d’autant plus que dans
le premier cas, il s’agissait d’une subversion de l’organisation hiérarchique par des dynamiques informelles et dans le second d’un regroupement informel avec un acronyme qui s’est peu à peu transformé en une des organisations rigides, c’est-à-dire exactement ce qu’ils voulaient combattre – mais nous voyons dans les deux groupes et leurs luttes armées respectives un conflit avec le problème de la centralisation – une caractéristique typique du militarisme, un danger qui guette dans la proposition de la lutte de guérilla. Ainsi, les groupes de guérilla se trouvent toujours en tension avec la militarisation et le durcissement internes – avec tout ce que cela implique : l’obligation d’être efficace, l’ostracisme à l’égard de ceux qui veulent sortir, l’émergence de chefs et de leaders, les alliances tactiques avec des groupes autoritaires, le recrutement de personnes peu expérimentées pour « la cause », les dommages collatéraux, l’entrée dans un duel avec l’Etat, etc.

L’histoire de la guérilla urbaine allemande est particulièrement complexe et contradictoire : si l’on considère les ambitions anti-autoritaires des protagonistes (RZ [Cellules Révolutionnaires], Rote Zora, Mouvement du 2 Juin) et la coopération simultanée avec des groupes autoritaires (OLP, FPLP, groupe Carlos) et des guérillas idéologiquement marquées par le maoïsme et le léninisme (RAF), qui ont à leur tour coopéré ponctuellement avec des États et des services secrets du socialisme réel. Dans le cas de la RZ, nous avons affaire à un groupe qui a surmonté ses propres structures de cadres (informelles), qui existaient encore dans les premières années, tout comme la dépendance matérielle des contacts internationaux avec des groupes autoritaires.
Alors que la plupart des membres du Mouvement du 2 Juin se considéraient comme anarchistes, ils se référaient idéologiquement en permanence à Mao, Ché, etc. et à leurs concepts de guérilla pour conquérir le pouvoir d’État, tandis que certains membres du 2 Juin ont même rejoint la RAF à la fin.

Dynamiques et mouvements insurrectionnels

Si l’étude des tactiques de guérilla ne se limite pas aux groupes plus ou moins formels connus sous des noms tristement célèbres, notre regard doit se porter sur les tactiques de guérilla en tant que partie intégrante des mouvements insurrectionnels et des révoltes. Les tactiques de guérilla font et ont toujours fait partie des mouvements insurrectionnels, des révolutions, des luttes anti-coloniales, des révoltes d’esclaves, de paysans et de cosaques. Dans ces dynamiques de lutte et de révolte, les méthodes d’attaque se généralisent et la révolte s’arme. Si l’on considère les cycles révolutionnaires de 1905 et 1917 dans l’Empire russe ou les soulèvements insurrectionnels en Espagne avant 1936, on voit comment, au sein de ces processus et moments insurrectionnels, l’utilisation de tactiques de guérilla s’est répandue et intensifiée en masse au sein du conflit social.

Ce n’est que dans le contexte de la révolte sociale de 1967/68 que l’on peut comprendre la naissance de la guérilla urbaine allemande – tout comme l’expérience de la révolte de décembre 2008 a été essentielle pour décider pourquoi différents individus et contextes anarchistes ont pris les armes pour poursuivre l’attaque armée contre l’État. Mais peut-être était-ce justement une erreur de la génération post-68 des guérillas urbaines – de vouloir former l’avant-garde armée de la révolte de 68, au lieu d’introduire et de diffuser les tactiques de guérilla au sein du mouvement insurrectionnel. Car si la question n’est pas de savoir comment construire et recruter l’avant-garde de la révolution – mais comment arriver au point où les méthodes insurrectionnelles se répandent au sein des luttes et des révoltes et ne disparaissent pas comme des éphémères, nous devons d’abord nous demander comment s’organiser.

Une différence notable entre les RZ, les Rote Zora et le Mouvement du 2 juin d’un côté et la RAF de l’autre était, par exemple, que ceux et celles-ci vivaient dans la légalité et étaient actifs dans des groupes non-clandestins aussi longtemps que possible, et qu’ils visaient à diffuser la lutte : le RZ diffusait ses manuels et les rendait accessibles à tous, tandis que le 2 Juin se qualifiait explicitement comme « mouvement » et tentait de rester partie intégrante de la classe exploitée et de ses luttes. Ainsi, nous avons déjà abordé trois points qui semblent élémentaires pour éviter une militarisation et un durcissement internes : pas de spécialisation, pas d’idéalisation de la clandestinité et l’intervention et la participation active au sein des luttes.

Il est tout aussi intéressant de noter que le texte cité plus haut indique que la guérilla anarchiste n’a pas besoin d’acronymes ou de déclarations de fondation. Il ne fait aucun doute que le caractère formel que revêt tout nom de groupe (ou de campagne) est un obstacle à la généralisation des luttes. Si l’on se présente comme un groupe fixe, l’accent est mis sur l’identité et non sur la méthode – la généralisation et l’imitation sont entravées – et les acteurs entrent dans le cirque de la politique et des querelles pour le prestige, le statut, la suprématie, la suprématie d’interprétation, les suiveurs et les fans. L’effet spectateur/trice évoqué dans le texte « En attendant la guérilla anarchiste... » souligne que le spectacle produit rend plus passif qu’il ne constitue une invitation. Si l’on veut au contraire alimenter une dynamique dans laquelle les conflits sont plutôt sauvages, diffus et chaotiques, on ferait bien d’agir dans l’ombre de l’informalité et de l’absence de nom, plutôt que de faire de la publicité pour soi-même et son groupe.

Ainsi, ce n’est pas seulement la récupération rouge qui pèse historiquement et idéologiquement sur les épaules du concept de guérilla, mais aussi la dimension politique de la conception de la société inhérente à ce terme. Les groupes de guérilla ont tendance à lire le conflit social comme un conflit politique – c’est-àdire comme un conflit avec des appartenances politiques claires et fixes, qui ne peut analyser la société que selon les catégories gauche et droite, révolutionnaire et contre-révolutionnaire. De cette lecture, la gauche, aussi bien le mouvement que le prolétariat, doit être organisée pour construire un contre-pouvoir, poser la question du pouvoir et finalement le conquérir. En ce sens, une conception de la guérilla de gauche est simplement une conception putschiste de la révolution, dans laquelle la guérilla constitue l’avant-garde du peuple (imaginaire) ou du prolétariat et conquiert le pouvoir. Dans leur texte de dissolution, les Rote Zora ont remis en question la méthode de guérilla en général comme méthode de prise de pouvoir. « Le concept de guérilla n’est pas une orientation pour nous aujourd’hui dans la mesure où il vise à conquérir le pouvoir avec des formations militaires. Nous ne voulons pas conquérir le pouvoir patriarcal, mais le détruire. La prise de pouvoir, imposée et garantie par des formations militaires indépendantes, n’est connue dans l’histoire que sous la forme d’un changement de pouvoir patriarcal. De même, la protection du pouvoir était et est toujours liée à des organes qui imposent (ou peuvent imposer) la domination aux opprimés par la force et les armes ». Et si les tactiques de guérilla sont justement liées à cette conception de la révolution, les Zoras ont certainement raison. Si nous voulons donc discuter des guérillas anarchistes, nous devons également rompre avec la conception classique de la révolution des guérillas marxistes-léninistes.

Si nous nous détachons de la lecture purement politique gauche-droite des conflits sociaux, nous voyons que ça bouillonne et que ça pète partout, que ça étincelle et que ça fume dans tous les coins de la société et que les gens sont en colère, se révoltent, s’échappent, se déchaînent, s’organisent de manière criminelle, passent à l’attaque et volent, affirmant, au moins pour un moment, leur autodétermination et leur dignité. Mais ces conflits et leurs protagonistes ne sont pas corrects dans nos catégories politiques, moralement bons et porteurs de la bonne idéologie. La théorie anarchiste a toujours vu un potentiel révolutionnaire dans la diffusion des méthodes d’attaque dans les luttes et les révoltes des exclus, des plus bas parmi les plus bas, des loqueteux et des voleurs. Ce n’est que par la lutte, la libération, que la conscience change. Dans les soulèvements sociaux et les révoltes, il n’y a pas d’identités politiques claires – elles sont réunies par un refus. Si nous conservons cette lecture anti-politique du conflit social, notre attention doit se porter sur l’introduction, la discussion, l’intensification et la diffusion des méthodes d’attaque et d’auto-organisation au sein des conflits sociaux chaotiques. C’est ce que John Olday veut dire quand il dit que « le rôle des anarchistes isolés a toujours été de fonctionner comme de la levure ».

Cette intervention vise à généraliser le conflit en l’éloignant de tous les groupes politiques – nous essayons explicitement de soustraire les conflits au pouvoir et à l’interprétation des groupes politiques et à leur gestion. Si la dynamique destructrice des luttes et des révoltes développe effectivement un potentiel insurrectionnel, il s’agit d’armer la révolte et non pas d’espérer qu’un seul groupe bien organisé le fasse et prenne en charge la direction de la révolte.

Projectualité au sein de la guerre sociale

Lorsque le texte cité en début d’article indique clairement ce dont il s’agit concrètement avec la création d’une guérilla anarchiste, les choses deviennent passionnantes : d’une part, l’idée « qu’un groupe de personnes s’organise de manière engagée sur une longue période ». D’autre part, la création de perspectives à plus long terme et l’abandon de la « politique du pompier » et d’un « rapport réactif à la violence étatique ».

Concernant le premier point, le texte évoque une certaine insatisfaction par rapport aux expériences d’organisation menées jusqu’à présent : « non-organisation, courte durée de présence dans le milieu et manque d’engagement ». Cette insatisfaction aborde de manière compréhensible un élément manquant dans la pratique actuelle de l’organisation informelle : notre discussion souvent abstraite n’a souvent aucune implication dans notre vie. « Le concept des groupes d’affinité était aussi éphémère que les nombreuses révoltes elles-mêmes ». Ce n’est que sur la base des expériences réellement vécues que nous apprenons vraiment et ce n’est que sur la base de celles-ci que nous pouvons discuter de manière pratique. Notre organisation informelle doit nous permettre d’élargir notre rayon de confiance, de nous concerter et de discuter concrètement de perspectives et de projets concrets que nous partageons avec plus que nos plus proches compagnons de route. Une organisation engagée peut signifier que la lutte s’inscrit dans la durée et que l’organisation nécessaire dispose des moyens nécessaires. En même temps, l’intensification des relations de confiance et d’affinité peut ouvrir une fenêtre : non seulement dans une perspective spatiale, une perspective internationale, mais aussi dans une perspective temporelle. « Une leçon pour l’avenir pourrait être de mieux se préparer à l’éventualité d’une fenêtre historique ». Ce que le texte décrit comme se préparer à des fenêtres historiques est souvent décrié dans les milieux anarchistes comme du « preppertum » [des « preppers », des gens qui se préparent à la catastrophe, à la guerre, etc., dans une optique plus ou moins « survivaliste »]. Néanmoins, nous pensons qu’il est intéressant, sur un plan théorique et pratique, de discuter de certaines possibilités historiques qui pourraient s’ouvrir à l’avenir. Ces dernières années, de nombreux compagnons et compagnes ont été dépassés par la force et l’intensité des révoltes sociales qui les ont soudainement entourés et ont manqué de préparation pour mettre en œuvre une capacité d’action anarchiste dans ces courts laps de temps. D’un autre côté, il est certainement judicieux de discuter non seulement de la possibilité de révoltes sociales, mais aussi des « pires scénarios » qui pourraient s’ouvrir et de la manière dont nous pensons y faire face et de ce qu’il faut pour cela... qu’il s’agisse de putschs fascistes, de la mobilisation militaire des pays dans lesquels nous vivons ou de catastrophes naturelles fatales qui peuvent également interrompre le statu quo et qui sont de plus en plus fréquentes.

L’autre point abordé dans le texte concerne le développement des projectualités anarchistes. Si nous voulons développer des perspectives à long terme, nous devons nous projeter dans l’avenir et réfléchir aux luttes et aux conflits que nous pourrions éventuellement intensifier et comment. Cette discussion doit partir d’une analyse des conflits sociaux qui nous entourent et des évolutions de la domination. La localisation d’un point létal dans les restructurations de la domination peut nous amener à focaliser nos énergies sur ce point. L’idée de « hit where it hurts » pourrait signifier prendre les infrastructures critiques du pouvoir et leur restructuration comme point de départ pour intervenir dans les luttes et développer des perspectives à plus long terme. Nous pouvons par exemple observer le rôle essentiel que jouent aujourd’hui les nouvelles technologies dans le fonctionnement de la domination. Parallèlement, le réseau mondial de capitaux et d’États entame une restructuration massive dans le contexte de l’ « écologie » et du « capitalisme vert », dont la mise en œuvre pratique implique une intensification de la destruction de l’environnement, de l’accaparement des terres, de la crise climatique et, en fin de compte, de l’exploitation de l’homme et de la nature. Prendre cette restructuration comme base pour développer une projectualité insurrectionnelle au sein de la guerre sociale entre les exploités et les dominants pourrait être un défi.

En même temps, le texte mentionne l’urgence d’un antimilitarisme pratique et actif face aux guerres qui se construisent et s’aggravent. La lutte contre le militarisme, l’industrie de l’armement et la mobilisation militaire est aussi un moment où nous voyons la possibilité et la nécessité de ruptures et de révoltes sociales – et il ne fait aucun doute que la militarisation actuelle et le développement technologique au niveau économique et idéologique sont étroitement liés à la crise climatique et à la « transition énergétique ».

Si nous discutons de la question des perspectives à développer, nous devons toutefois partir de la réalité qui nous entoure. Nous voyons un mouvement anarchiste réduit confronté à la répression et des conflits sociaux qui se développent et s’intensifient, mais qui semblent toujours être gérés avec succès et administrés par la politique et les organisations du mouvement. Dans ce contexte, nous sommes ambivalents face à la proposition de création d’une guérilla anarchiste et ne voyons pas pourquoi la proposition présentée dans le texte doit porter ce nom.

Développer un mouvement anonyme, invisible, informel, avec un engagement, une détermination et des perspectives à plus long terme, en utilisant des tactiques dites de guérilla, est d’une certaine manière une pratique du mouvement anarchiste international à un niveau minimal. Intensifier ces pratiques et la discussion sur les perspectives – en tout cas ! – mais se concentrer sur la proposition de création d’une guérilla implique d’une certaine manière une hiérarchisation des moyens dans les luttes, que nous refusons en ces temps de répression et d’isolement du mouvement anarchiste. Chaque moyen de révolte a sa valeur, qu’il s’agisse de journaux, de livres, de discussions ou d’attaques. Face à la répression croissante, nous ne devons pas nous laisser pousser vers la clandestinité et ainsi isoler nos idées et devenir des spécialistes de la lutte. Cette menace d’isolement du conflit social et la militarisation qui pourrait en résulter est un danger permanent. Néanmoins, il est important de souligner aujourd’hui que tout le monde ne doit pas (ou ne peut pas) tout faire et qu’il est nécessaire que les combattant.es anarchistes se concentrent sur leurs projets, étudient les vulnérabilités du système et agissent en conséquence – et créent ainsi des perspectives à long terme dans le cadre de la guerre sociale en combinant les différents moyens.

Cela peut aussi signifier se préparer à certaines fenêtres historiques qui pourraient s’ouvrir. Mais cette intervention dans la guerre sociale doit viser à intensifier le conflit, et pas seulement en termes de qualité – nous participons à rendre les luttes diffuses et confuses, et donc insurrectionnelles. Un stigmate historique des groupes de guérilla et de leur inspiration est la focalisation sur le fait de faire « peur » aux dominants et de paraître le plus menaçant possible (le fétiche des armes en fait partie). Nous pensons que notre projectualité au sein de la guerre sociale doit viser à intensifier et à multiplier les initiatives et les tensions au sein des conflits, plutôt que de se montrer particulièrement menaçant depuis une position isolée. Si les conflits se déroulent le long de points qui peuvent effectivement interrompre le pouvoir, c’est là le danger et le potentiel que nous devons percevoir – et non pas la création de groupes qui semblent dangereux.