C’est sur une barque ...
Pendant le festival les Voix Vives à Sète en juillet 2024

Poésie syrienne

Article mis en ligne le 16 septembre 2024
dernière modification le 24 septembre 2024
Hala Mohammad.
Photo de Hartwig Klappert

Elle est assise à la proue, tournée vers nous, nous six ou sept qui l’écoutons. Derrière elle le barreur commande à l’équipage qui rame et nous emmène sur le grand canal et entre les bateaux de plaisance.

Pendant tout ce voyage, comme les rameuses et le rameur qui nous encadrent, nous tournons le dos à l’avenir, qu’elle seule et le chef d’équipage peuvent découvrir.

Mais nous ne sommes pas venus pour regarder le paysage, pourtant très beau, de cette ville portuaire, de ces grands voiliers et de ces petits bateaux de plaisance. Nous sommes venus là pour l’écouter.

La maison a beaucoup changé après ton départ

La maison a beaucoup changé
Après ton départ
J’ai changé
La Syrie a changé
Les maisons des voisins, les rues
Les quartiers
Chaque coin dans le monde est désormais fugace
Tout comme l’amour
Dont la force réside dans notre crainte permanente de le voir disparaître
Alors, comme nous aimerions le voir s’attarder !

La maison a beaucoup changé
La Syrie aussi.
Les maisons des voisins, les quartiers
Le souk des joailliers
Les rues si familières à tes talons hauts
À tes jupes Chanel
À tes sacs
Dont l’ombre haletait près de toi tel un chiot
À tes boucles d’oreilles, à tes bracelets
À ton rire d’or …
La Syrie a changé
Les maisons, les voisins et les rues
Comment te le dire
Sans perturber ta mort ?

La Syrie a été dévastée pendant la guerre
Et les souvenirs, mère,
Ne sont pas une patrie.

Elle parle à sa mère disparue. Elle parle de son pays disparu. Elle a les larmes aux yeux et nous sommes silencieux.

Cette femme vit ici, dans l’exil. C’est un pays que nous ne connaissons pas, nous les touristes français, venus pour écouter les autres. Elle écrit en arabe et elle vit à Paris. Elle y a appris le français pour continuer, malgré tout, à parler de son pays, de sa dictature et de la douleur d’en être séparé.

Et pourquoi la poésie ? Peut-être parce que la langue arabe, à l’entendre déclamer, est la langue même de la poésie ? La poésie est faite pour être dite et pas seulement lue. L’imprimer c’est bien pour la conserver, comme pour les confitures. Mais elle est d’abord et avant tout orale. Elle doit se murmurer, se hurler, se chanter, se dire !

Alors nous écoutons Hala Mohammad, poétesse syrienne, au milieu du grand canal de Sète et tandis que nous revenons vers l’embarcadère, tout le monde se tait. Il n’y a plus rien à dire.

La gardienne du cimetière

J’astique le verre
J’astique l’écran de l’ordinateur
J’astique l’écran de ce monde virtuel
Et de temps en temps me foudroie la main un sourire
Ayant tenu tête à la mort
Étant revenu de la mort
Un miracle
J’astique le verre qui couvre les photos des morts, des vivants
Des prisonniers, des exilés, des kidnappés
Et des noyés
J’astique le verre qui surplombe les joies, les chagrins
Et les carnages
Moi la gardienne du vide dans cette guerre
Moi la gardienne de ce cimetière en verre.

On peut la lire aux Éditions Bruno Doucey

Ou l’écouter, comme par exemple, à Sète pour le festival Les Voix Vives.
Caillou

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Caillou.
5 septembre 2024.