Commentaires sur le pardon.
RDM
Article mis en ligne le 8 juillet 2024
dernière modification le 22 juillet 2024

Cet article a le mérite de poser la redoutable question d’une éthique inconditionnelle et universelle.

D’abord, une remarque lexicale :

Amân

Terme mis en avant par E. Morin signifie bien sauvegarde. En terre musulmane, l’infidèle doit bénéficier d’une protection. Commerçants et délégations étrangères bénéficie d’une immunité.

Ne pas oublier que hors de « dâr al-islâm » le monde est « dâr al-Harb » c’est-à-dire territoire de guerre ouverte au djihad, la guerre légale.
Il me semble dangereux de ne prendre en compte que le seul sens de sauvegarde. Ce n’est pas un pardon. Mais une suspension, une dérogation utilitaire.

Pardon : une polysémie.

Dès le début, E. M mélange les thèmes : vengeance, magnanimité, compréhension, violence, contre-violence qui, certes, méritent une attention pour toute éthique digne de ce nom.

E. M confond excuse qui n’est pas forcément une demande de pardon.

Pardonner sans demande de pardon du fautif revient à légitimer son oeuvre, voire même à l’encourager. Tendre l’autre joue n’est pas forcément compris par l’offenseur dont la culture diffère radicalement.

Pardonner sans demande de pardon peut aussi être vu comme une prétention, un signe démesuré d’orgueil.

E. M a raison de souligner l’origine judéo-chrétienne du pardon. En fait, Dieu s’excuse de sa Création imparfaite ? En pardonnant, il se pardonne et il permet le pardon entre les hommes. (Pour approfondir on peut consulter Lytta Basset Le pardon originel, De l’abîme du mal au pouvoir de pardonner, Labor et Fides,1994, 500 pages).

Paul Ricœur : pardon, oubli, amnésie, amnistie

L’approche de Paul Ricoeur me parait plus juste.

 "La faute est la présupposition existentielle du pardon "

 On entre de plein pied dans la difficile éthique que Jean Nabert aborde courageusement dans Eléments pour une éthique. Sans expérience de la faute, pas d’éthique.

 Reconnaissance de la faute et culpabilité : étapes nécessaires à la demande de pardon.

 La mémoire est indispensable à la reconnaissance de la faute. L’amnésie volontaire ou non rend impossible la démarche.

 La demande de Pardon impose de reconnaître le mal comme une instance existentielle. Lourde question impossible à éluder.

 Faute = Mal : une question de culture ?

 Le pardon : " une christianisation sans Eglise " (Derrida)

 Déjà dit " le pardon sans demande crée de l’impunité. "

Rôle de la Loi dans la qualification de la faute. La peine exécutée fonctionne comme pardon social, mais pas forcément du pardon de la victime frustrée .

L’imprescriptible et l’impardonnable (Jankélévitch) :" Le pardon est fort comme le mal, mais le mal est fort comme le pardon".

Autres difficultés.

 Quid de la faute collective : nazisme, colonialisme, djihad… ? Le passage de l’individuel au collectif, souvent étatique et religieux, renvoie toujours aux acteurs individuels qui l’exercèrent. Le collectif a-t-il une conscience morale ?

 La réconciliation relève du voeu pieux d’un idéalisme aveugle. La disculpation à quatre sous vaut-elle le pardon ?

 La faute serait héréditaire, on reste dans le lourd de la culpabilité judéo-chrétienne.

 La repentance par les morts persécuteurs : " J’irai pisser sur vos tombes ", le slogan des âmes mortes.

 Le pardon ne être accordé que s’il est demandé. Accepté, il marque une reprise des relations.

 Erreur ! Horreur ! considérer la demande de pardon comme une confession risque une banalisation du mal. Ce n’est jamais "la der des ders", toujours une répétition. Donc, le pardon n’absout pas, il n’est pas un effacement ni une amnésie collective organisée.

 Question :" Peut-on pardonner à celui qui n’avoue pas sa faute ? ". " Faut-il que celui qui énonce le pardon ait été l’offensé ? " " Peut-on pardonner à soi-même ? "

Pardon et Don.

 Le délicat problème des réparations. Les amérindiens connaissent la musique funeste, ils inaugurèrent une longue liste. Peuvent-ils pardonner sans trahir leur ancêtre ?

 Entrer dans le domaine de la réparation ouvre bien champs minés. La marchandisation de la culpabilité fonctionne aussi comme valeur d’échange. C’est fixer un prix, comme la loi fixe un tarif des peines !

 Repentance, bonne conscience des oppresseurs et de leurs progénitures. Rien ne peut effacer la mémoire des génocides (les vrais, pas les désastres guerriers).

- Ne pas avoir à se repentir ? Simple ne pas participer ! L’insoumission n’est pas une vertu électorale de salon démocratique.

 L’article E. Morin ouvre plein de pistes ; tout en réduisant son questionnement, il vise plus la morale que l’éthique.

Boite à outils

La question soulevée par E. Morin mérite de dégager une réflexion plus élaborée en guise de prélude à une éthique libertaire.

Petite histoire.

Antiquicaillerie.
  • Toujours Platon Timée 86b : Nul n’est méchant volontairement, donc on ne peut, en toute philosophie, tenir rigueur à nul de ses fautes. Le fautif appel la pitié (Gorgias, 469b). La punition est pharmakon, remède qui débarrasse la méchanceté dans l’âme (Gorgias, 477 a).
    La grécitude préfère l’excuse au pardon qui est déplacé entre hommes libres.
  • Aristote, fidèle à sa méthode, ajoute des nuances. Il parle de la " magnanimité " qui exclut la rancune, sous peine de sombrer dans le ressentiment. L’Éthique à Nicomaque met en place une éthique fondatrice qui se démarque de la moraline. Il introduit aussi un thème important : l’équité dont on ne perçoit pas assez l’importance dans la théologie chrétienne (Saint-Thomas amorce la réflexion).
  • On sous-estime souvent l’importance de la romanitude (romanité) dans la constitution de notre pathos. A tort, car son influence politique fut primordiale dans la diffusion de nos invariants occidentaux.

" C’est le propre de l’homme d’aimer même ceux qui tombent ".

Cette citation de Marc Aurèle cache mal l’arrogance des Stoïciens :" Nul n’est miséricordieux s’il n’est sot ". Bref, la pitié est une passion, une maladie de l’âme à fuir.
Sénèque tempère les ardeurs méprisantes en arguant qu’une partie de l’humanité est capable de retourner au bien si on lui pardonne. Il faut pardonner au genre humain défectueux en son être. Pardon et miséricorde, pitié, clémence ne coïncident pas.
L’impardonnable n’est guère évoqué.

Judaïsme et Christianisme.
  • Hannah Arendt reconnaît que la "découverte du Pardon dans le domaines des affaires humaines fut l’œuvre de Jésus de Nazareth " (La Condition humaine). Toutefois, le pardon apparaît bien dans l’A.T. sous la figure du Dieu libre de faire la miséricorde. Le Gus n’a pas la dent dure, il ne garde pas de " rancune éternelle ". Mais la confession de la faute reste un préalable (Ps 32, 5). Le Pardon devient même un rite fondamental, avant de se transformer en folklore de " Grand Pardon ".
  • L’amour de l’ennemi devient une vertu cardinale dès Origène (185-253). Tendre la joue gauche et prier pour son ennemi : le credo du parfait chrétien qui hélas ne durera pas très longtemps. Ne pas pardonner implique que le pardon ne sera pas accordé au rebelle de la m’amour du prochain.
  • Avec Saint-Thomas, le pardon n’exclut pas la vengeance, mais démontre la perfection de la charité comme réciprocité. Moi et mon ennemi sont des humains, donc aimer son ennemi revient à s’aimer. Au mieux, nous pouvons prier ensemble. A coups d’éclats théologiques, on peut dire que le pardon n’efface pas la dette qui, d’une façon ou une autre, doit être payée. Le pardon ne saurait équivaloir à une amnistie qui efface toute trace (du moins le dit-on) dans le casier judiciaire. Big Data change surement la donne.
  • Les théologiens rivalisèrent d’imagination. Quelques spéculations non sans descendance :
    • Dans l’arrière boutique du pardon, les relents du salut prolifèrent. Sauvé, mais toujours pécheur. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, serait la version sécularisée.
    • La hiérarchie du pardon suit la hiérarchie du dommage : véniel ou mortel.
    • Le pardonné devient un pénitent perpétuel. Pécheur un jour, pécheur toujours ? Le pardon implique la pénitence, ne pas omettre cette corrélation.
    • Pardonné, mais impénitent. E. Morin n’a pas l’air d’envisager cette situation à haut risque. Bref, pardonner à Satan : la grande illusion, la taqiyya ou comment ridiculiser le pardonneur.
    • Le pardon implique la conversion et sa sacralisation. D’où la fabrication de l’Église, puis des instances juridico-pénales (IVème Concile de Latran en 1215).
    • N’oublions le produit dérivé du remord comme trace de la faute, un stigmate, pour ainsi dire !
Modernitude.

Cette longue route, aux chemins multiples, vers le clair-obscur des Lumières. La théologie, depuis le nominalisme, affronte la rude épreuve de la sécularisation rampante. De plus, les passions deviennent l’objet de doctes traités, antichambre de nos dérivés du ressenti et autres émotions à la mode.
Quelques étapes :

  • Descartes fait du pardon une magnanimité. Avec lui, " Je pense, donc je suis " introduit, à la suite du nominalisme une individuation indépassable et première étape de la modernité. Le rapport à soi devient la clé du rapport à l’autre. Les Passions de l’âme reste fidèle à la grécitude tout en la complétant par une philosophie de l’amour.
    • Le sujet relationnel s’apparente déjà à un embryon d’une éthique du care.
    • L’amour est une manière d’être. [1]C’est cette capacité de générosité, de pardon unissant le rapport à soi et le rapport à autrui qui permet la mondanéité et le respect de la nature.
    • Descartes pose le fondement de l’individu sur la grandeur et la force d’âme. En leur absence, l’individu attend tout des pouvoirs publics (de l’Église à la Sécu). L’Etat a le champ libre, comme l’Église, jadis.
    • Par extension, le pardon implique une dynamique des passions comme célébration du monde.
  • Spinoza. Derrière une pensée dont le séquencement en scolies numérotées se cache une philosophie à la fois mystérieuse et profonde. Son excommunication par la communauté juive et le bannissement de son portrait dans la philatélie israélienne attirent immédiatement l’attention.
    • Il poursuit la recherche de la vertu inséparable de la l’accomplissement de soi et du contentement. Il associe étroitement bonheur, amour et connaissance. L’art d’aimer l’autre inclut une politique du pardon. Le pardon est donc une modalité de l’amour.
    • La philosophie de Spinoza est une première écosophie au sens moderne du terme. Les affects négatifs proviennent d’une mauvaise connaissance. Spinoza, malgré un intellectualisme formel, développe une pensée de l’action.
    • La redoutable question de la politique se pose. Sans véritable connaissance de la nature et de sa propre nature individuelle, le totalitarisme nous pend au bout du nez. La désubjectivation mène au totalitarisme. La tyrannie était le propre de la grécitude. Maintenant, la domination totale est alors à l’œuvre. Le réel devient homogène par la domination totale nécessitant l’anéantissement ou solution finale de l’ennemi.
    • Descartes amorce le très long processus métaphysique de destruction du politique qui commence avec la libération totale du commerce étendue à tous les biens, effet pervers de l’individuation généralisée. La marchandisation devient machination (Cf. Jean Vioulac)
  • Hobbes n’hésite pas à tordre la théologie pour démontrer la nécessité du pardon. Son obsession centrale est celle de la guerre qui menace la paix. Le pardon est même une loi de nature destinée à ceux qui se repentent. La non-repentance impose de mettre en action des mesures musclées.
  • Rousseau reprend la thèse platonicienne de l’homme naturellement bon et de la société dépravante qui pervertit les hommes, dont on connait les pulsions totalitaires. Rousseau tente de contrer les méfaits de la société par l’éducation encourageant " les émotions démocratiques ". Désirer ce qui désirable, le projet rousseauiste s’engage dans une voie délicate. Il fait appel à la conscience comme instinct divin. Hélas, sa machine désirante se transforme en délire.
  • Kant, auteur d’une œuvre prolifique, marque une étape importante dans la formation de la panzerphilosophie à la conquête de l’Europe et des esprits. L’artillerie lourde des concepts et de leur enchaînement/déchaînement se déploie sur des milliers de pages.
    • La miséricorde n’a pas de place déterminée dans la pensée de Kant. L’homme miséricordieux n’est pas un être, mais un animal doué de raison. La rigueur conceptuelle ne connaît pas le pardon. Dans la Doctrine du droit l’individu qui en appelle au droit se démet du désir de vengeance (principe du tiers-exclu ?) pour que la justice soit rationnellement faite.
       ** Kant inaugure (presque) la doctrine du mal radical qui met en avant ce qui ne saurait être pardonné et, en appel, en dernière instance, au pardon divin seul possible. D’où la primauté consacrée au droit qui permet d’exclure la vengeance : " la vengeance est la plus douce de toutes les joies malignes ". Tout acte délictueux mérite d’être vengé. Mais c’est se mettre au niveau de l’agresseur.
    • Kant ouvre dans la Métaphysique des moeurs le chapitre de la fondation de l’éthique : vaste entreprise de laïcisation de la morale chrétienne. Seul, l’homme vertueux, donc rationnel peut exercer le pardon. La vertu authentique repose sur des principes qui sont la conscience d’un sentiment universel. On retrouve, ici, l’instinct divin, cher à Rousseau.
  • Hegel. Ce n’est pas hasard si Hegel traite du Pardon juste avant la religion dans sa célèbre Phénoménologie de l’esprit. Comme Kant, il reste dans la lourde tradition germano-luthérienne. A la pensée critique de son prédécesseur, il substitue un système tautologique permanent. A coup de d’œuvres pompeuses et de démonstrations lourdingues, il nous assène une logique de l’Absolu s’auto-réalisant sous sa plume austère.
    • Il tente d’incorporer dans sa pensée stratosphérique un brin de platitude : le réel comme action. Bref, le mal relève de la conscience malheureuse confrontée au Singulier séparé de l’Universel. Encore un coup d’Eve et d’Adam, les fauteurs de troubles.
    • L’action pose l’universalité du moi comme donné, mais l’Universel s’en trouve perturbé. " Cette finitude est nécessairement péché ". Et pour cause : " exister c’est commettre le péché de limitation et avoir le sentiment de l’impuissance" (Jaspers). L’action humaine est le champ de bataille des deux Moi, l’universel et le particulier. L’action est passion.
    • Se pose donc, la question de la rémission du/des péchés. Si la Loi était unTout, un Absolu, alors le criminel ne serait qu’un criminel. Mais la vie finie (les deux pieds dans la m…) aspire toujours à la réconciliation, même cher le criminel.
    • La rémission christique des péchés sert de matrice au pardon, enrobée dans une dialectique qui dissimule mal la sécularisation générale du christianisme en mettant l’Absolu comme transcendance en mouvement.
    • Le moi qui ne s’est pas compromis n’est qu’une " belle âme ". Dans l’action, on risque toujours d’avoir à être pardonné.
    • La " moralité objective " ne provient que de l’État. Le fautif se réconcilie avec la Loi, la vengeance est hors-la loi, donc un mal symétrique. Seul l’État juge justement.
  • Fichte dans la Vie bienheureuse ignore la théorie du pardon. Il déréalise radicalement le mal. La vraie vie est celle qui se vit en Dieu. Par conséquent, le mal ne mérite aucun intérêt. Pas de remords, le bienheureux ne s’occupe que du Bien. Pardon…vous avez compris, j’espère !
  • Kierkegaard radicalise la déréalisation du mal, dans les Œuvres de l’amour il rend la perception du mal impossible. Position paradoxale chez un chrétien particulièrement convaincu. En fait, n’a-t-il raison de refuser la question du mal, car elle a tendance à masquer le plus important. En l’occurrence, la logique de l’amour prend une place centrale dans son éthique. Pour que le devoir d’aimer se réalise, " il faut que l’amour soit illimité " en toutes circonstances. La faute d’autrui est ainsi vouée à la disparition, le péché devient invisible. Le mal existe, certes, mais le pardon " supprime le péché qu’il pardonne ". Si tu fais œuvre de pardon, alors et seulement alors, Dieu peut te pardonner.
  • Schopenhauer dans l’énorme Le monde comme volonté et comme représentation
    affirme que les actes sont toujours imputables à celui qui les fait. L’essence de l’homme est sa volonté. Pour lui, si le mal existe c’est à l’État de punir et à l’offensé de pardonner. De toute façon, ne pas oublier que le mal et le pardon dont été voulu, si bien que le pardon est une illusion mondaine. L’essentiel se passe à l’étage supérieur où règne le bon vouloir divin.
  • Nietzsche pousse le bouchon encore plus loin, il refuse la compassion. Ne jamais oublier que le monde, la mondanéité est l’enfer de Dieu, sa punition pour une Création particulière bâclée en six jours épuisants. Dans la Généalogie de la morale (II, 1), il affirme l’impossibilité du bonheur et de ses produits dérivés (sérénité, espérance, fierté, jouissance…). Pardonner, le pied intégral, génial de jouer au Dieu que l’on vient d’enterrer symboliquement.

Réalité du mal.
La question du pardon renvoie à de multiples interrogations, celui du mal prend toujours une place centrale. Il me paraît essentiel de lever l’hypothèque de l’existence du mal. C’est, à mon avis, une question préalable à une éthique libertaire.

Présentitude.
  • Mort de Dieu… Vive les vertus et les valeurs.

Le siècle des révolutions, des conflits mondiaux, des guerres coloniales, de l’explosion économique occulta, en partie, la question des petites ou grandes vertus. L’idéologie, de quelque nature qu’elle soit, servit de schème directeur à la pensée politique. La morale devint petite bourgeoise, idéal révolutionnaire, opposition réactionnaire. L’anti-fascisme se transforma en valeur humaniste par excellence. La moraline prit le pas sur l’éthique qui se réfugia dans les sphères désincarnées de l’académisme universitaire. Sans oublier le consommation, cette parousie immanente des populations lasses des horreurs. Le bien-être matériel remisa les espoirs du matérialisme historique. Les Lumières clignotèrent sous les spots ravageurs de la publicité. Abrégeons la litanie des avanies de la présentitude.

Quelques rares philosophes osèrent maintenir la tradition, tout gardant un esprit critique :

  • Jankélévitchreste dans la lignée des philosophes "branchés" sur le réel et d’une grande sensibilité (ses oeuvres sur la musique le prouvent.) Son énorme Traité des vertus publié après la guerre reste une somme, hélas, devenue introuvable. Véritable philosophe de la vie, il peut se résumé à cette citation :

    " N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font " .

    Chez lui, le philosophe n’est spectateur, mais acteur (en témoigne sa Résistance). Position délicate, mais qui donne à sa pensée une richesse comparable à celle de Simone Weil.

Le pardon fait partie de sa morale. L’acte comme constitution du divin dans le faire/être déjoue le repli narcissique. Repousser l’égoïsme, la complaisance réflexive, exprime la gratuité de l’amour, du don et du pardon. Attention rien n’est fait définitivement : " ce qui est fait reste à faire ". La philosophie de Jankélévitch est un existentialisme moral.

  • Heidegger, le Grand-Maître de l’enflure stylistique ne put évidemment pas s’empêcher de dire qu’il y a pardon que s’il y a faute, les hauteurs vertigineuses de la philosophie n’interdit les truismes. Par ailleurs, il affirme que la faute a un caractère universel. Ce qui situe sa pensée comme simple produit dérivé du christianisme européen. [2] Elle appartient au domaine vulgaire de la logique de l’expérience. Donc, le pardon ne mérita pas une rature scripturale. La faute induit la culpabilité tout aussi universelle. Personne n’en réchappe.
    • Pas question de chevaucher les platitudes classiques écrites par l’offensé qui se prétend innocent de la souillure originale. Pour Heidegger cela cache une culpabilité liée au refus de se compromettre dans l’action. Pareillement, impossible de reprendre les théories chrétiennes du pardon, par trop vulgaires : l’amour de l’ennemi, quel déroute !, bref la vertu joue à sa mise en valeur narcissique.
  • Arendt , dans La Condition humaine aborde le pardon, elle le situe dans l’action confrontée à l’irréversabilité du passé et à l’imprévisibilité du futur : conflit inconfortable. A la source de la capacité du pardon, inauguré par le Christ, sans lui nous resterions victimes de nos géniteurs mythisés. Ici, l’incarnation christique joue un rôle cruciale en plus du pardon israélite. Se pardonner entre nous garantit le pardon divin final.
    • Le pardon est nécessaire à la vie des hommes, les manquement du quotidien forgent notre destin. En récusant la vengeance, il garantit la sociabilité dans le processus de la vie quotidienne. La politique sera le lieu de la réalisation de la promesse de paix.
  • Comte-Sponville. Bien que se positionnant comme matérialiste, André C-S ose affronter la question des vertus, les grandes bien sûr, ne voulant pas concurrencer les adeptes des petites tarifées. Il se situent dans la lignée déclinante des moralistes existentiels. Pas de moraline, mais une éthique s’interrogeant sans cesse sur elle-même. La question des vertus lui paraît d’une actualité brulante. Cela fait suite à son Traité du désespoir et de la béatitude en 2vol. Comme Jankélévitch, il réfléchit sur la nature des vertus et les analyse une par une.
    • La " miséricorde est la vertu de pardon ". Pardonner, une " sottise qu’il vaut mieux éviter " , surtout si l’on oublie la faute. Peut-on oublier la Shoah ? Le pardon éventuel n’est ni oubli, ni amnistie. La miséricorde exclue la rancune.
    • La clémence renonce à punir. La compassion s’afflige de la souffrance, sorte d’empathie : " j’ai mal à ta dent ".
    • La miséricorde/pardon sous-entend une solidarité de genre (humain). Le pardon n’est possible qu’entre égaux. C’est aussi un acte de liberté. Je peux ou non pardonner cela relève de mon plein gré.
    • On retrouve aussi l’insistance sur la volonté à l’origine de la vraie offense.
    • La miséricorde exprime une grandeur d’âme, mais la haine doit rester aux haineux.
" Père, pardonne leur : ils ne savent pas ce qu’il font. " Luc, XXIII, 34.

La formule semble dire que l’erreur serait involontaire. Socrate affirmait que nul n’est méchant volontairement. Le papy de la grécitude plane dans le hors-sol. Cela rejette l’erreur ou le mal dans l’involontaire, car la volonté est en cause. On excuse l’ignorant, on pardonne au méchant

    • On retrouve chez C-S, son admiration pour Spinoza. Les hommes se détestent d’autant plus qu’il se croient libres. Et d’autant moins, s’ils se savent déterminés.
" Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre." Ethique,III, proposition 49, démonstration et scolie.
    • La miséricorde se fonderait sur la vérité. Terrible affirmation qui mérite de longs développements. Cela s’accompagne d’une autre affirmation spinoziste : " Tout s’excuse, si l’on veut, puisque tout a une cause " (C-S p. 168) Le matérialisme de Spinoza implique que : " tout est réel. Spinoza et Rousseau, même combat, pour l’un, la miséricorde mène à Dieu, origine de la Miséricorde, pour l’autre " la conscience est un instinct divin". C-S s’appuie sur l’éthique spinozienne dans ces arguments les plus subtils et parfois paradoxaux.
    • La miséricorde n’efface pas la faute qui demeure, mais en " apaisant la colère et le désir de vengeance, elle permet la justice ou le châtiment serin. " (C-S p.170) Il n’y a pas d’équivalence entre le bien et le mal, mais la miséricorde pour tous établit l’équité et la justice. Qu’aurait dit Spinoza de la Shoah ? … Seule issue : " comprendre n’est plus pardonner " ou n’y a-t-il rien à comprendre dans les " abîmes de la méchanceté pure ".
    • La haine est tout aussi rationnelle au haineux. Tout deviendrait compréhensible, car réel. Ne pas approuver certes, mais le rationnel peut ne pas être raisonnable.
    • On se trouve aujourd’hui devant l’énorme paradigme de la désacralisation, d’autant plus que les transferts de sacralité (sécularisations) deviennent de plus en plus sournois, cachés dans le repli des idéologies dites humanistes.
    • Le pardon se situe hors-sol, sinon l’horreur le rendrait impossible. Saint Paul : " là où le péché abonde, le pardon surabonde ". Le pardon fonctionne comme un dernier recours, un rempart contre la vengeance.
    • Retour à la question délicate : peut-on pardonner à ceux qui n’ont pas demandé pardon ? Cela pose la question de la temporalité, impossible de parler aux noms des bourreaux morts ni au nom de leurs victimes. A la rigueur, la suppression de la haine et de la transmission générationnelle sont possibles. Seule issue : mettre fin à la haine, mais hélas chaque retour au cycle infernal ravive les plaies historiques.
  • Varia

 John Rawls dans sa Théorie de la justice axe sa réflexion sur la logique de la justice et ses principes afin de dégager une théorie pure de la justice. Vaste sujet. Par conséquent, le pardon est surérogatoire , tout simplement la cerise sur le gâteau, le petit plus non obligatoire.

 Eric Weil, incontournable et infatigable philosophe de la politique insiste radicalement sur le fait que la morale et l’éthique n’existent que dans la politique. Il refuse la charité et ses miasmes collatéraux. Encore un chantier !

Vers une éthique libertaire.

Les méandres de la miséricorde et du pardon nous mènent dans le labyrinthe de l’éthique philosophique et religieuse, comparable au manège de l’horreur des fêtes foraines, à la différence que l’issue est introuvable et sans sortie de secours.

Le balisage du territoire éthique se heurte avant tout à un problème de répartition entre éthique et morale. Difficile de séparer nettement les deux comparses, les frontières flottantes organisent les combats entre éthiciens et moralistes. La moraline, très en vue, sert de repoussoir et entrave la réflexion. Les débats anglo-saxons sur la méta-éthique embrouille entre plus le questionnement, promouvant un intellectualisme à tendance élitiste et logicienne.

Au cours de cet article, nous avons pu constater la lourdeur et la prégnance du religieux et de ses innombrables transformations. La lisibilité du questionnement en souffre et, d’autre part, entrave la démarche de ceux qui rejette cette problématique comme bourgeoise, vieillotte et surtout inutile.

L’écueil normatif affleure sans cesse. Aussi, je pense que la pensée libertaire aurait intérêt à plonger dans le marigot et tenter de formuler les prémisses d’un éthique inconditionnelle et inconditionnée. Démarche délicate, si elle n’est pas l’objet d’un travail collectif renforcé par les apports théoriques et concrets de chacun. La spécificité humaine induit cette réflexion. Autre interrogation, et non des moindres, cette éthique libertaire peut-elle échappée à l’universalisme, cette tendance impériale héritée de notre pathos ?