Bibliographie commentée de textes fondamentaux sur la technique comme système et comme fatalité.
Première sélection, possibilité de compléter cette bibliographie. M’envoyer vos souhaits. Le sujet est immense et central dans la compréhension du néoTot.
A ma connaissance, l’absence de " Dictionnaire de la pensée technique " n’est pas fortuite. Par contre, des histoires des sciences ou des techniques existent. Elles procurent une aide appréciable sans véritablement aborder les questions de fond.
Deux difficultés apparaissent :
- La métaphore de l’Å“uf ou de la poule. Quelle hiérarchie entre les sciences et les techniques ? Le dualisme de la pensée occidentale sombre dans la bêtise, notons que la coproduction conditionnée bouddhiste évite la stupidité binaire.
En quelques mots :
« Ceci étant, cela devient ;
ceci apparaissant, cela naît [croît, est construit].
Ceci n’étant pas, cela ne devient pas ;
ceci cessant, cela cesse de naître [croître, de se construire]. »
Condition causale
Si l’on tient à la causalité (toujours partielle puisque que l’on bute sur la cause première, cause des causes : cause perdue pour les douteurs).
C’est à la fois une condition et une cause, et ce schéma est valable pour chacune des conditions. La condition causale représente un fondement. Selon Buddhaghosa, "Les causes fournissent un fondement dans le sens qu’elles assurent une bonne base, et non parce qu’elles transmettent leur nature" - L’usage du terme techno-science, (T-S) reflète bien l’enchevêtrement conceptuel, mais alourdit le discours.
L’étude de la technique, dite parfois technicité, T-S, idéologie technologique se connecte à plusieurs thèmes fondamentaux : le capitalisme, l’économie, la guerre, la métaphysique et le néoTot.
Cette bibliographie commentée tente d’orienter le lecteur peu familier de ses problématiques. Elle commence par des ouvrages d’introduction qui fixent le vocabulaire et les grands axes de réflexion.
INTRODUCTION
SÉRIS Jean-Pierre La Technique, PUF, Les grandes questions de la philosophie, 1994, 414 pages.
Excellente introduction commençant par les définitions possibles du sujet. Ensuite, dans de courts chapitres, l’auteur oriente le lecteur de la préhistoire à nos jours. Tous les thèmes sont traités dans un langage accessible avec une érudition rigoureuse. Le livre se termine par une bibliographie commentée couvrant tous les sujets abordés.
NOTIONS DE PHILOSOPHIE, II, Yves Schwartz La technique, Gallimard, Folioessais, 1995, pages 223-283.
Ici, l’auteur tente de dissiper, à juste titre, l’impossible définition de la technique. A travers des thèmes précis, il circonscrit la technique dans un registre proche de l’épistémologique tout en soulignant les questions philosophiques induites. Parfaite lecture complémentaire de la référence précédente. Petite bibliographie thématique allant à l’essentiel.
Je signale que les NOTIONS DE PHILOSOPHIE en trois volumes sont une parfaite introduction aux thèmes principaux de cette discipline.
CASTORIADIS Cornélius Les carrefours du labyrinthe I, Technique, pages 289-324, 1978, repris en PointsEssais N°369.
Naturellement, " Casto " part, à juste titre de sa grécitude et fait une approche indispensable de la " technè " grecque. Ensuite, il s’interroge sur le sens de la technique puis sur la technique et l’organisation sociale, développant une approche marxienne fine. Déjà en 1978, il termine par une interrogation légitime sur la "technique dans une société post-révolutionnaire".
CHATEAU Jean-Yves La Technique de Platon à Simondon Persuader la nécessité, Million, 2022, 462 pages.
Excellente approche théorique de la technique posant la redoutable question : qu’est-ce que la technique ? au cÅ“ur même de la philosophie. Lecture indispensable pour saisir la centralité du questionnement qui dépasse largement les idées reçues sur la philosophie. Ce livre met en évidence l’importance de l’Å“uvre de Simondon (infra).
On peut aussi consulter les outils incontournables :
L’ENCYCLOPEDIE UNIVERSALIS
et
ENCYCLOPEDIE PHILOSOPHIQUE UNIVERSELLE (EPU), PUF, 6 volumes, environ 10 000pages.
GOURINAT Michel DE LA PHILOSOPHIE T.1 et T.2, Hachette, 1969, 896 pages.
Pour briller à la "cafette" et épater la galerie lors des manifs sociétales. Niveau classes préparatoires, mais une mine.
AUTEURS MAJEURS
Je regroupe sous cette rubrique les textes et auteurs fondamentaux de la réflexion sur la technique. J’ajoute les commentateurs importants. Les notices Wikipédia paraissant correctes permettront de consulter la biographie et les recensions des Å“uvres.
LEROI-GOURHAN
LE GESTE ET LA PAROLE T.1 Technique et langage, 1964, Albin Michel, 323 pages.
LE GESTE ET LA PAROLE T.2 La mémoire et les rythmes, 1964, Albin Michel, 285 pages.
De formation pluridisciplinaire, L-G refonde les études préhistoriques et apporte des ouvertures anthropologiques fondamentales. Partant d’une étude fine de rôle indispensable de la libération de la main et de la station debout qui libèrent le cerveau et qui amorcent l’apparition du langage, L-G montre les premiers pas de l’espèce humaine vers la technogénèse. Mouvement qui s’accompagne d’une culture et d’une organisation sociale révolutionnaire. On passe de la technique à la civilisation que le langage (pictural, verbal, musique, écriture) enrichit.
Le développement de la mémoire permet la transmission des savoirs et leur constantes innovations. Véritablement libérée, la main devient plus qu’un outils : un art. Les fondamentaux de la technique mis en place, la division ethnique et sociale amène les premiers signes d’identité au sein des groupes. L’art pariétal nous éblouit toujours par sa puissance et ses performances techniques et de conservation.
On assiste aussi à la domestication du temps et de l’espace. L’économie nait, et les luttes claniques s’accentuent.
Le DICTIONNAIRE DE LA PREHISTOIRE dirigé par L-G constitue l’aboutissement d’une vie de recherches.
https://fr.wikipedia.org/wiki/AndrÃ...
Nathan Schlanger L’Invention de la Technique, une histoire intellectuelles avec André Leroi-Gourhan, puf, 2023, 458 pages.
ELLUL Jacques
En 1954, Jacques ELLUL lance un premier pavé dans le marigot intellectuel de l’époque centré sur les avatars du stalinisme. Deux fois refusé par des éditeurs, LA TECHNIQUE ou l’enjeu du siècle, repris par Economica, 1990, 423 pages, ne cesse d’être réédité. Son aura dépasse largement l’hexagone.
Le mouvement écologique naissant (hors écoBobo et écoloPol dégénérés) lui doit énormément. Sa lucidité et sa sagacité émerveilla ses élèves. Certains situationnistes (ceux qui eurent une véritable activité militante) lui doivent beaucoup.
Appuyé sur une érudition parfaite et une écriture de grand professeur, ce premier livre effectue le tour de force de traiter de la technique dans tous ses aspects. Il commence par un travail d’historien, puis poursuit en élaborant une " Caractérologie de la technique" (chapitre 2), 60 pages concises dont les thèmes marquent à jamais les études sur ce sujet. Ellul démontre l’accroissement intrinsèque de la technologie ver sun universalisme mondial et une autonomisation de chaque développement technologique.
ELLUL consacre un chapitre au rôle de la technique dans le développement économique et en démontrent les douteuses conséquences.
Dans le chapitre 4, la technique de l’État, l’historien du droit nous offre une analyse incontournable du lien entre la technique et la mise en place de l’état et des doctrines politiques (Sa spécialité universitaire). L’interaction Technique <=> ETAT <=> Droit mise en évidence, Ellul termine son coup de semonce par un inventaire sans compromission des techniques. L’homme, électron dans la masse, succombe aux techniques de conditionnement…
ELLUL eut aussi une activité de théologien protestant (par conversion).
Jacques ELLUL Théologie et Technique Pour une éthique de la non-puissance,, Labor et Fides, 2014, 469 pages.
Derrière une activité authentiquement théologique, Ellul développe une pensée originale proche d’un anarchisme particulièrement attirant. Ce volume peut servir à la pensée libertaire pour développer une éthique de la non-puissance qui manque crucialement dans les sphères anarchoïdes souvent attirées comme les lucioles par la factualité aveuglante du monde.
ELLUL LE SYSTÈME TECHNICIEN, Cherche midi, 2004, 338 pages. (Reprise d’un titre publié en 1977 chez Calmant-Levy.
Ce livre complète " L’enjeu du siècle ". Il approfondit la démarche en la systématisant. ELLUL dresse un tableau que tous les techno-sceptiques (ou du moins les consommateurs raisonnés) partagent. Il revient sur la définition de la technique en tant que concept et comme système totalisant. Il caractérise les principaux traits de la technique : l’autonomie, l’unité, l’universalité et la totalisation, thèmes fondamentaux de toute compréhension de la technique et de notre civilisation.
Il termine par une analyse prospective sur l’autoaccroissement et l’automatisme de la technique qu’il considère comme une causalité sans finalité.
ELLUL LE BLUFF TECHNOLOGIQUE, Hachette, 1988, 489 pages.
Il commence en mettant en garde contre l’imprévisibilité de la technique : " Tout progrès technique se paie ". Il poursuit en démontant point par point le discours technicien qui se pare d’optimisme libérateur et de rationalité. La technique est devenue une Idéologie.
Ensuite, ELLUL dénonce de triomphe de l’absurdité technologique dans ses moindres retranchements. Le bluff de la productivité ne résiste pas à ses arguments.
Il termine par un examen clinique de l’homme fasciné par la technique ( information, télévision, télématique, la publicité…). Sa conclusion est sans appel :
" Le terrorisme feutré de la technologie."
[<https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacqu...> https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul]
SIMONDON
Si ELLUL apporte un éclairage techno-sceptique, Gilbert Simondon propose une approche anti-technophobe impossible à ignorer tant par sa profondeur d’analyse et que par son influence. Sa formation pluridisciplinaire lui permet d’élever ses recherches à un niveau fondamental. Depuis une dizaine d’années son apport est enfin reconnu.
Gilbert SIMONDON DU MODE D’EXISTENCE DES OBJETS TECHNIQUES, Aubier, 1969, 268 pages.(en agrégé MEOT) (Edition augmentée en 1989)
Ici, nous sommes dans le registre de la philosophie la plus noble, capable d’appréhender les multiples facettes d’une problématique indispensable.
Simondon démontre que la technique à travers ses objets forme une culture et une civilisation.
En lieu et place de paraphrases, je préfère alterner de brefs remarques avec des citations percutantes.
Les objets techniques contiennent de la réalité humaine. La prolongation machinique de la main laisse l’outils lié au cerveau, à l’intelligence conceptrice.
" L’opposition dressée entre la culture et la technique, entre l’homme et la machine, est fausse et sans fondement ; elle ne recouvre qu’ignorance ou ressentiment " (MEOT p. 9). C’est la source du technicisme idolâtrique que les adaptes enrobent dans la contemplation de l’automatisme qui n’est qu’un degré bas de la technique.
Le vrai perfectionnement réside dans la possibilité de la machine d’agir avec une "marge d’intermination", d’avoir sa propre capacité de choisir.
L’homme n’est pas " le surveillant d’une troupe d’esclaves… mais l’organisateur permanent d’une société d’objets techniques" (MEOT p.11)
Les machines sont un condensé d’intelligence humaine combinant plusieurs technologies : mécanique, électricité, information…
La volonté de puissance s’exprime par la démesure technicienne vécue comme un moyen de conjurer le sort et la peur de la mort. Le soleil doit se lever demain, l’horloge me le confirme.
" L’objet technique est une unité en devenir. " (MEOT p.20).
Simondon démontre comment la machine contient en soi des prémisses de résonance interne, pour cela, il prend l’exemple du moteur à explosion : passage de l’objet fragmenté à l’objet unifié, il suffit de soulever le capot d’une voiture pour le constater de visu.
La concrétisation et l’autorisation des O.T. accélèrent la fusion entre les sciences et les technologies.
Simondon démontre le passage de la technique à la technicité, degré de concrétisation de l’objet, mais aussi système social et mode de production.
La lecture de Simondon devient nécessaire à la compréhension du rapport de l’homme à la technique, du créateur (concepteur) à ses O.T.
Faute de penser son rapport à la machine, l’individu et la société sombrent dans l’ " exotérisme " , c’est-à - dire à un "retour à la magie primitive devenue croyance inconditionnelle au progrès ". (MEOT p.95)
La technicité doit s’émanciper de la magie et du religieux, toutefois elle devra se munir d’une pensée éthique sous peine d’auto-destruction. Ellul et Simondon se rejoignent, mais les chemins diffèrent. L’impératif éthique prend toute sa dimension, car la technicité couvre maintenant tous les domaines de la vie.
"…la médiation entre l’homme et le monde s’objective en objets techniques comme elle se subjective en médiateur religieux…" (MEOT p.164). Simondon développe longuement l’étude de ce passage du religieux à la technicité.
Simondon a étendu son domaine de recherche au-delà du MEOT, sa formation en psychologie et en physique lui permit de formuler une théorie de l’individuation (Cf. Husserl).
SIMONDON L’INDIVIDUATION à la lumière des notions de formes et d’information. Million, 2005, 571 pages d’une densité rare.
Ici, je voudrais souligner la thèse inouïe de Simondon : le Principe d’individuation capable de relier la réflexion sur la technique et les mécanismes d’individuation physique, physiologique et psychique. Simondon entreprend une refondation d’Aristote (Matière / Forme) pour mettre en avant la profondeur de la genèse de tout "être" . L’individuation devient un procès " onto-génétique en tant qu’opération de l’être complet". La connaissance de l’individu se fait à travers l’individuation, cela permet d’éviter le paradoxe d’une réalité pré-individuelle, un déjà -donné aux relents créationnistes et théologiques, largement développée par la méta-physique.
Simondon effectue un très long travail d’analyse du principe d’individuation qu’il poursuit par une Histoire de la notion d’individu. A travers cette étude minutieuse, Simondon parcours l’itinéraire du Moi jusqu’à ses relations avec l’Autre, donc le politique. Il propose une relecture du politique, proche de celle de Fichte, centrée sur le dynamisme entre l’individu et l’humanité comme individuation de la liberté. Il aboutit à la nécessité d’une individuation éthique sous peine de sombrer dans la xénophobie, le nationalisme, les intérêts de domination. " La communauté est biologique, tandis que la société est éthique "(p.508). Simondon anticipe sur l’impossibilité de fonder une étique par l’IA, car l’éthique vraie est celle des individus entre individus par l’action. " Une société dont le sens se perd parce que son action est impossible devient communauté, et par conséquent se ferme, élabore des stéréotypes…" Pour Simondon " le mal est un pur néant, une absence et non la marque d’une activité volontaire."
Le rapport de l’homme à la technique est l’individuation par excellence, car elle est réactivité de l’action humaine. A partir du moment que les individus, donc l’humanité, perd sa maîtrise de ses actions techniques, et que se forme une communauté de techniciens, le fantasme de la machine absolue s’immisce dans le tissus social et le psychisme individuel. Les objets techniques sont la matérialisation de l’individuation de l’être humain, une externalisation de son intelligence. La technique est bien un thème fondamental de la pensée.
L’humanité avance comme un équilibriste sur la corde au-dessus du gouffre : celui de la connaissance / puissance et de l’éthique fondamentale de l’être en action.
JANICAUD Dominique
JANICAUD Dominique La puissance du rationnel, Gallimard, 1985, 386 pages.
Janicaud, philosophe patenté, tient pourtant une place importante dans le domaine de la philosophie de la technique. Il s’inscrit dans courant phénoménologique (dont il est un spécialiste) et surtout dans le sillage de la KRISIS d’Ed. Husserl.
Il commence son livre par un cri d’alarme " il est impossible d’organiser la connaissance et l’action à partir d’une prétendue omniprésence de la rationalité. ", car pour lui " le rationalisme intégral est un échec". Derrière le discours rassurant du rationalisme (progrès) triomphant se cache des pensées occultes qu’il dénonce avec brio :
- Le vieux Logos de la grécitude prétend régner sur le monde. Mais cette domination passe par de nombreuses procédures à la fois théoriques et techniques. Le rationnel n’existe que par les médiations qu’il impose. Il faut donc les interroger avec soin.
- Les sciences issues du Logos sont étroitement associées au pouvoir instrumental sur les choses et les hommes. Rationalité et technologie sont indissociables.
- Hélas, l’observation du monde démontre que " la raison n’a jamais été aussi impuissante " à réaliser ses promesses.
- Le rationnel trouve et prouve son sens en s’exerçant. En cela, il n’est qu’opératoire, les militaires (Cf Le Brouillard de la guerre) parle d’opérativité.
- Ne pas interroger la rationalité sur ses fondements revient à l’admettre comme vérité. Bonjour les dégâts !
- L’Occident est la Crise elle-même du rationnel (Cf Husserl et infra Jean Vioulac). Cette faillite du rationnel se retrouve dans le naturalisme et l’objectiviste. Le Logos devenu nature dans l’homme se transforme en objet manipulable.
- " La puissance du rationnel n’est reconnue que pour mieux intensifier son idéalisation " (p.24).
Malgré son statut académique, Janicaud parvient à garder une lisibilité parfaite. Je conseille de lire, crayon à la main, son opus. Il vous aidera à " détechniciser l’avenir " du moins dans l’esprit du lecteur. En ce qui concerne le monde réel, y-a encore du taf devant nous !
STIEGLER Bernard
La biographie de B. Stiegler change radicalement de registre. du philosophie "moulé à la louche". Son université fut la prison. Derrida perçut ses potentialités intellectuelles, sa capacité de travail exceptionnelle et l’originalité de sa démarche. Avec Stiegler nous quittons les ors académiques pour penser et panser [1] à la fois.
Stiegler entreprit un long travail sur " LA TECHNIQUE ET LE TEMPS ", qui servit de fil conducteur à l’ensemble de son Å“uvre. Sa mort volontaire nous prive d’une pensée originale profondément enracinée dans le réel. Les trois livres dédiés directement à la technique ont été réunis en un seul volume avec un indispensable index.
STIEGLER Bernard LA TECHNIQUE ET LE TEMPS Fayard, 2018, 969 pages.
T.1 La faute d’Épiméthée. 1994, Galilée.
T.2 La Désorientation. 1996, Galilée.
T.3 Le Temps di cinéma et la question du mal être. 2001, Galilée.
Stiegler prévoyait 4 tomes à suivre.
On trouve dans arsindustrialis les conférences, les cours et les essais non publiés de Stiegler.
Stiegler ne se situe pas dans la tradition techno-septique, il est plus proche de Simondon qu’Ellul. Il appartient à la tendance issue de la phénoménologie. Pour lui, la technique est l’horizon indépassable de tout avenir. Technique <=> Humanité préfigure ce que l’on nomme aujourd’hui : Anthropocène. Par sa prolifération et son omniprésence, la technique est un donné, un impensé. Question que la philosophie a refoulé, et dont le retour (de manivelle) bouleverse complètement notre rapport au monde. Je conseille une lecture lente, crayon en main. Voici quelques thèses de la philosophie stieglerienne. La lecture difficile de ces trois volumes m’a contraint de résumer sa pensée en focalisant sur la technique.
L’invention de l’homme.
Stiegler part du principe aristotélicien que’"aucune chose fabriquée n’a en elle le principe de sa fabrication " , de même qu’aucune causalité par soi l’anime. Position radicalement anthropologique affirmée d’emblée doublée par la thèse que " la technicisation de la science est son aveuglement" en tant qu’idée préconçue. Donc, " l’essence de la technique n’est en rien technique ".
Premier danger : rejeter la connaissance de la technè sur les spécialistes, car la technè est par nature, production et utilisation.
La technique se définir par son déploiement dans le temps. L’ordinateur ne tombe pas du ciel, il incarne une lente évolution. " La technique n’est pas un fait, mais un résultat ". Elle forme un système temporel qui combine des technologies particulières. Sa nature anthropologique implique des liens intrinsèques avec tout système économique.
Technè <=> Systèmes <=> Travail
Par conséquent, dans le domaine de la technique, la création d’un nouvel O.T (objet technique) ne relève pas de l’inventeur, mais du système lui-même, la technè est aussi une techo-logique déployée dans le temps. Plus l’O.T se concrétise et s’autonomise, plus il nécessite de l’investissement. Un moulin à vent ou à aubes est la concrétion d’une rétention de savoir, de temps, de travail et de financement. La Révolution française est aussi une révolution technologique du système politique bloquant l’essor économique de la bourgeoise.
La technique comme rétention introduit le capital dans l’activité humaine comme innovation.
L’universalité de la technique résulte du couplage de l’homme et de la matière par la médiation permanente des O.T. Le système technicien forme une technogénèse. N’oublions pas que l’innovation procède par étapes certes temporelles, mais aussi géographiques. Si bien que l’ethnicité et la technique s’allient à merveille. Le groupe qui forge un soc de charrue, produit aussi la pointe de la lance ou l’épée. L’homme devenu animal technique, sa technique-logique se lie à la pulsion prédatrice et forme la puissance matérielle comme mode de Domination. On rejoint ici, la thèse de Clastres du peuple-pour-la guerre.
Le passage à la phase industrielle apporte des changements radicaux que Stiegler analyse avec soin.
- L’O.T prend son autonomie. Son " promoteur " n’est plus l’acteur intentionnel, mais juste un opérateur . Nos assistons ici à un moment crucial de basculement épistémologique. L’ancienne cohésion du système technique et de la culture (temporelle) affronte une mutation profonde. L’outils, la machine en se concrétisant et s’autonomisant engendre une méconnaissance de l’utilisateur par négligence. D’autant que l’autonomisation, même rudimentaire, fascine malgré son bas niveau de perfection. L’horloge, sans culture horlogère, provoque une forme d’idolâtrie. La mécanologie, aussi poussée fut-elle, (je pense aux prouesses de monotypes
et les linotypes dans l’imprimerie) amorce un décrochage progressif de la culture technique. Maintenant, la dynamique technologique précède la dynamique sociale et s’impose à elle sans rencontrer de résistance majeure. Apparaît, donc, progressivement l’autonomie de la machine : le machinisme. Les premières grandes luttes ouvrières marquent (Luddites, Soyeux) le début de ce changement de paradigme.
- Simondon avait déjà posait la question : " La machine prend la place de l’homme parce que l’homme accomplissait la fonction de machine, de porteur d’outils " (MEOT). Il faut toujours garder à l’esprit l’impératif catégorique : " comprendre la machine, c’est comprendre sa genèse. "
- Maintenant, l’être technique (O.T) évolue en imposant son "principe de résonance interne". On peut dire que la machine devient organe, et comme telle, est à la recherche du meilleur rapport efficacité / prix.
Autre constat important : la concrétisation des O.T et leur prolifération convergent vers une implacable uniformisation qui avec l’industrialisation à marche forcée produit une standardisation d’où la formule : Standardisation <=> Industrialisation. Ce mécanisme fondamental forge le pouvoir de modeler une civilisation. Progressivement l’O.T standardisé dicte sa loi au marché. De plus, l’indétermination inhérente aux mécanismes du capital en perpétuel mouvement, implique une imprévisibilité du devenir de l’objet confirmée par de multiples exemples (Minitel…). Autrement dit, la morphogenèse de l’O.T dépend d’une techno-logique qui n’apparaît qu’après la mutation dans l’O.T survivant : darwinisme ?. Stiegler affirme " Il y a là une véritable maïeutique techno-logique. "
Les services Recherches et Développement sont au coeur du processus. Chaque groupe d’O.T indique une tendance lourde qu’il induit.
Techno et anthropologie.
Retour à la question du temps, le devenir civilisationnel de la technique emprunte le long cours. Thèse :
La technique comme temps et comme question du temps
On reconnaît là l’empreinte heideggérienne (Cf infra).
Le paradoxe de la technique : elle se révèle à la fois puissance humaine et puissance d’autodestruction de l’homme. La lecture de Stiegler permet de comprendre l’ambivalence civilisationnel qui nous entoure. La vitalité inouïe du machinisme généralisé et de son euphorie technocratique flirte avec un transhumanisme inconscient ou son obsolescence programmée G. Anders).
En terme métaphysique, le couple logos / technique équivaut à un Commencement, une re-naissance de l’humanité sous les tropismes et tropiques de l’Occident. La géolocalisation du phénomène est expansive en son être même. Le centre s’étend rapidement à la périphérie, si bien qu’il s’autodétruit par extension, mais non par dissolution. La technique est métastatique, vorace comme un " enzyme glouton " cher aux publicistes .
Ce procès anthropocentrique (domination d’une espèce) devient un technocentrisme verrouillé sur lui-même. Cette folie (hubris) de la technè marque en profondeur l’anthropologie comme technologie . L’agir humain se traduit par de la technè, il est technè en tant que producteur (main/intelligence) de son rapport à lui-même, à la nature et à l’altérité. On peut parler de cette tension comme l’être de l’homme. Son hubris est sa phusis : sa folie, sa nature universelle.
La chute biblique se traduit par la chute dans la technique indispensable à la domination de ce qui a été donné : la nature. La chute est aussi perte, oubli, mais comment distinguer ce qui l’origine de la chute de ce qui est à l’origine de la chute. Cela pose une question : la chute n’annule pas le don. Comment interpréter ce constat. Une fois la Création faite, elle ne peut retourner dans le ventre de sa mère, ici l’ex nihilo du Créateur. La matière révélée à elle-même prend son indépendance, comme l’O.T devenant système . Donc la chute est un oubli, la nature un orphelinage.
Le discours de l’origine de Platon à Rousseau prend " une tournure mythique, dans la mesure ou il dit ce qui est " comme vérité intangible. ce qui implique que dans le devenir l’origine est toujours présente. Platon y voit une réminiscence, Rousseau parle de nature originelle avant toute détermination par son avenir.
D’où vient ce désir d’agir et de savoir ? La grécitude parle de mathésis , l’essence d’apprendre comme une réminiscence d’un don, d’un inné, d’un principe ( arkhè ) ? La réponse classique est que la pensée possède en elle cet arkhè d’externalisation.
Digressions : an-archistes
Ce pose, ici, la redoutable question d’une pensée an-arkhè. Peut-on penser sans principe ? Du moins sans principe caché, l’épochè devient une démarche indispensable : se détacher, se distancier pour regarder "de haut", de l’extérieur notre propre fondement en tentant d’identifier les scories, les attaches, les liens induits.
Autre question : Peut-on penser avant la Création ? ce qui revient à reprend le parallélisme avec le Bing-bang. Penser sans mythe d’origine ne revient pas à penser le mythe d’origine. Bref, quelle théorie de la connaissance pour l’an-arkhè ?
L’anthropologisation, l’invention de l’homme, marque la pensée moderne, à la recherche d’un invariant humain, sorte ce concept idéaliste, thèse centrale de Rousseau dans : " Discours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes " qu’il accompagne d’une réflexion sur la nature et la culture, sujet qui devint la tarte à la crème de la bien-pensance. Il remplace " je pense " par le " je sens, donc je souffre " . La technique, vue par Rousseau est un éloignement incessant de l’origine par le progrès. Avec Jean-Jacques, l’origine prend la forme d’une fiction nécessaire à la constitution de l’égalité par la loi naturelle (droit naturel) immédiatement là dans l’origine.
La technique serait une dénaturation, un devenir-indépendant de soi, une externalisation se transformant en aliénation dans l’artéfact de l’O.T Stiegler analyse avec précision l’anthropologie rousseauiste et attire notre attention sur son importance dans notre conception de l’homme, de ses liens à la nature et à l’intersubjectivité qu’est la socialité. L’invention de l’homme, la technique à la fois comme objet et comme sujet : " La technique inventant l’homme, l’homme inventant la technique " : technique inventeuse, technique inventée.
La faute d’Épiméthée.
Dans la seconde partie de son opus N°1, Stiegler concentre son attention aux frangins mythiques : Épiméthée et Prométhée.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Épim...
https://fr.wikipedia.org/wiki/PromÃ...
Les deux inséparables olibrius jouent un rôle important dans l’anthropogonie grecque qui devient une thanatologie, une science de la mort. La faute de l’un retombe sur l’autre. (Voir Platon Protagoras 320d-322a)
Épiméthée figure l’oublieux, l’étourdi qui se lance dans l’aventure de l’expérience bille en tête. Il transmet le feu volé aux Dieux à Pandore qui ouvrir la jarre contenant le larcin. Ainsi, la puissance du feu parvint à l’homme avec les conséquences que l’on connaît.
Stiegler se livre à une interprétation brillante du mythe qu’il relie à la technique. La transmission du pouvoir du feu efface la puissance des dieux au profit de la technique. Cet événement vécu comme un sacrilège qui amorce de la mort des dieux, donc de la transcendance, parcourt la grécitude jusqu’à nos jours.
- L’homme peut maintenant inventer, imaginer (mékhané) et réaliser les prothèses nécessaires à ses aspirations divines. Il place l’O.T comme pro-thèse (ce qui est devant).
- Maintenant, l’être de l’homme est hors de lui. L’externalisation comme vengeance de Zeus, voilà le cadeau empoissonné du voleur et de son comparse oublieux de la puissance qu’il transmet. Ce don n’est un pur transfert, mais une suppléance. L’homme est condamné à battre le fer pour cultiver (le soc) et guerroyer (l’épée). La technique est bien une thanatologie en acte. L’animal était périssable, l’homme devient mortel.
" Origine, guerre, politique : tout est affaire d’instruments. "
La puissance est le miroir de la mort. (Penser à ELLUL prônant une éthique de
l’im-puissance.) - Effet secondaire : la temporalité n’implique pas uniquement la mort, mais aussi la naissance comme diffamation/différenciation sexuelle. Faire le parallèle avec la Genèse.
- L’externalisation concerne aussi l’être-ensemble, la stabilité (stasis) se transforme en polémos par le seul fait de l’oubli d’Épiméthée. (Voir l’article sur la Guerre). La politique est une technique thanatogène, condamnation fatale à méditer sans modération.
- Le temps par sa mesure (horloge) fabrique l’histoire qui tente de cacher l’oubli premier.
En résumé de ce premier terme de la pensée stieglerienne, on peut dire que l’outil et la main font système.
Phénoménologie de la technique.
Dans le second volume de la Technique et le temps, Stiegler élargit ses analyses en quatre chapitres toujours aussi denses.
- Il développe le thème de l’extériorisation, en terme derridien, la technique fonde la différenciation de soi à soi (la différance étant ce processus). Stiegler reprend les outils de la phénoménologie post-heideggerienne, principalement la question de l’être en passant de l’interrogation du rapport de l’individu à l’être à celui de l’individuation psychique et collective (cf Simondon).
– La technique comme médiation détruit l’ancien processus de communautisation et institue la question politique comme mémoire.
– Le premier procès de mémorisation est l’écriture, passage de l’oralité à l’enregistrement non pas de la tonalité de la voix, mais de son signifié (contenu). L’écriture est un ré-entendre aphasique. La tekhnè donne le temps à /de la mémoire. Ce moment crucial de la transmission permet que l’intelligibilité profite " à tout le monde ".
– L’écriture devient un opérateur de publicité (au juridique aussi) et elle forme la " Constituante " de la politique. Les lois écrites permettent de les discuter, de les interpréter, donc d’établir la différenciation induite par la tekhnè.
– Tekhnè <=>Écriture <=>Mémoire<=>Temps (histoire)<=>Politique. - La désorientation." La technique n’aide pas la mémoire : elle est la mémoire ", mais en tant qu’assistance, dans le langage phénoménologique, elle est une " finitude rétentionnelle ". Cette rétention mnémique (différent de mémorielle) engendre la possibilité de mobilité spatiotemporelle. L’histoire devient une voyage dans le passé, elle est une déconstextualisation qui permet de " programmatologie " associant les composants de l’histoire.
– L’apparition de l’industrialisation de la mémoire et de sa restitution opère un changement de paradigme : le passage de l’homme outillé à la machine-outils. L’homme-industriel remplace l’homo sapiens. La tradition fonctionnait sur le qui, sujet individuel, l’industrialisation opère avec un quoi, donc une délégation de savoir et rapidement de pouvoir. En terme psycho-sociologique, cela équivaut au passage de l’individu-personne à l’impersonnalité médiée.
– L’externalisation machinique entraîne une double obsession : le temps et l’espace. L’homme est instrumentalisé à son tour. La tekhnè fonctionne par rétroaction (feed-back). Le temps et l’espace socialisés engendre à leur tour une dépendance bien connue, le consumérisme, une façon de dévorer ce que l’on perdu. Le consommateur est un éternel retardataire, il s’actualise par les nouveautés du capital dont il est le créateur/usager. L’oubli oblige à reconstruire de nouvelles identités artificielles - L’industrialisation de la mémoire. On le sait depuis la révolution industrielle la vitesse devient un "impératif catégorique " : de la première locomotive à vapeur au missile hypersonique. La même " envie pressante " s’applique à tous les niveaux de la vie y compris aux choses de l’esprit. La vitesse ou je meurs ! La destruction (le derridien, la novlangue obligée, dit déconstruction, c’est chic en Boboland) du qui accélère la diffusion du quoi.
– L’imagination perd sa puissance interne en s’externalisant : les médias prolifèrent comme industrie de programmes. L’homme-programmé, digitalisé, profilé, surveillé, géolocalisé triomphe. Les industries de la mémoire offrent une mort lente, mais climatisée, un système de repérage (GPS), de mise sous tutelle comme être-au-monde comme handicapé.
– L’événement devient la référence absolue, l’instant remplace le temps devenu incompréhensible. on voit apparaitre des amnésies collectives et individuelles. La perte lexicale et syntaxique se traduit par des mots-valises, un appauvrissement du vocabulaire et des idées. Maintenant, règne la théorie du signal, le digit unité de base de l’information remplace le fond, perçu, par moment, comme bruit de fond. Bref, les média contre le sens. Le contenant et ses technologies de pointe priment sur le contenu. Nous passons de la Raison Pure de Kant à la Manipulation/prolifération Pure de l’information.
– L’informatique et les réseaux ont remodelé le monde dans ses dimensions fondamentales : espace, temps, profondeur. L’est est à l’ouest, c’est à dire cul par dessus tête. Cette révolution mobilise les capitaux, les pouvoirs étatiques et les élites techniciennes. Ben Hur ne peut plus arrêter son char, le goudron ne le gène plus.
– Quand Stiegler écrit ce T.2 (en 1996) toutes ses analyses prémonitoires se réalisent. L’informatique devient langage et écriture, la civilisation du signal étend ses tentacules, la toile s’universalise. " La vérité de l’information est le temps-lumière ". Paradoxe : " on ne mémorise quand oubliant ". Le regretté Queneau parlait déjà de " la congélation de l’histoire " par la télévision. - Le nouveau mythe du " temps réel " fusionne les trois dimensions. Le fakenews avec son jumeau traçage (deepfake) deviennent la vérité. L’historien et ses méthodes rigoureuses sombrent dans la poubelle de l’histoire. Le mass média a le monopole (l’affaire Dreyfus ouvre la séquence), on en parle, donc c’est vrai qu’importe la croyance. Cette histoire devenue " événement sans historien fait de la participation affective des masses, le seul et unique moyen qu’elles aient de participer à la vie publique ". Terrible sentence de Stiegler dont on mesure de décennies en décennies la concrétisation. La nouvelle formule du voyeurisme : " VOIR <=> PENSER ". La méthode ne garantit plus la vérité, la mass-médiatisation de tout est la médiation universelle qui promeut l’immédiat. Autrement dit : Actualité <= >Histoire. On peut, ici, déplorer que les milieux dits conscientisés par l’action politique de type militance-toujours, participent sans barguigner à la publicité de l’adage. Les implications de ce constat :
– L’audience, l’audimat deviennent la vérité du politique.
– Le simulacre (cf. Baudrillard) remplace la démocratie.
– L’instantanéité déréalise le temps qui a maintenant toujours " un temps de retard ". Cette transformation temporelle se compte avec une délocalisation.
– Autre point important à garder à l’esprit : l’externalisation de la mémoire et son accessibilité à tous instants et en tous lieux favorisent le " trou de mémoire " par excès de mémoire. L’histoire n’a jamais été stockage de mémoire, de faits, mais : analyse, contextualisation, digestion, critique. Cette mémorisation est l’oubli . " Seul Dieu n’oublie pas. Mais il n’a rien à mémoriser : il ignore le défaut ". - La décommunautisation résulte de toutes ces transformations radicales induite par la tekhnè. La consommation prend le relais. Le consumérisme est la communauté, la communion par le partage des O.T fétichisés.
– La compétence sort de la politique et s’incarne dans le pouvoir-d’achat, donc l’économie se donne comme nouvelle transcendance et comme universalité. - Avec la technique la nature du savoir change. L’oubli d’un savoir originaire implique que le savoir est technique dont que sa transmissibilité passe par des médiations. Le temps réel pallie la carence de l’origine ; le savoir devient informations, data, manipulées par des O.T. " Le temps du savoir est le temps différé."
– Vitesse. La démocratie se vit " dans le temps temps-réel " de l’information. Ce qui permet à toutes les pulsions totalitaires (terrorisme) de profiter de la mise en scène et du sensationnel. La vitesse met en place la loi de l’instantanéité. La carte de crédit a déjà ouvert un énorme champ d’exploitation, elle permet même de différer le débit, manière de détourner du présent dans le futur. La vitesse a aussi permet la financiarisation permanente de l’économie. Temps réel <=> Spéculation. Démonstration par le pire que le capital est du temps stocké.
– Le temps réel de la transmission passe par les réseaux ; si bien que le territoire (espace figé) est mythique, il n’existe plus, ce qui explique la multiplication des tensions locales. Le Réseau est le territoire. L’aménagement du territoire est maintenant l’espace du couple politique/économie en permanence. - La politique relève de la mémoire industrielle externalisée. Cette nouvelle mémoire bouleverse tout le spectre de la vie. La source du mal ne se trouve pas dans le capital ni dans les figures du pouvoir, mais bien dans la tekhnè qui subvertit toutes les médiations. Rien n’est simple, tout se complique. Plus sérieux, Maurice Blanchot :
" Toute question, aujourd’hui, est la question de tout "
.
- La tekhnè met en place une logique : celle des phénomènes que nous vivons. La Domination est vécue, sans la distanciation, elle reste une aliénation, aux O-T. Stiegler opère une lecture phénoménologique du temps et de la technique : " Le maintenant est ce qui passe, il est toujours déjà et immédiatement passant et passé : encore présent, il est déjà passé (rétention) ". La logique de l’O.T est notre être dans le temps : une genèse inclue dans l’agir et le faire. Comprendre cette genèse revient à penser la genèse comme origine.
La technique fait son cinéma.
Paru cinq ans après le T.2, le dernier volume de la trilogie " La technique et le temps ", sous-titré : "Le temps du cinéma et la question du mal-être " élargit le champ d’étude. Stiegler prend le cinéma comme métaphore systémique du nouvel ère de la tekhnè, avec raison, car le 7ème Art mixe : récit, scénarisation, production (investissement), paysage, personnages, techniques d’enregistrement, mise en scène, droits d’auteur, son et musique, salle de cinéma, projection, publicité et critique spécialisée. L’industrie culturelle est bien le symbole parfait du capitalisme polymorphe triomphant. Le Grand-écran a, d’ailleurs, parfaitement joué son rôle de modélisation et de modelage de la société captivée, à la fois, par la magie de l’image et la propagande (Cf. Propaganda du neveu de Freud et le matraquage visuel de la cigarette, cause du tabagisme d’émancipation cachant l’addiction au culte de la consommation. Stiegler analyse, avec sa force habituelle, l’industrialisation de la mémoire.
- La prolifération cinématographique illustre parfaitement le mécanisme de prothètisation de la vie. L’O.T filmique est un flux à la fois technique, sensitif et esthétique. Par ailleurs, l’industrie culturelle engendre une logistique particulière. On assiste à une paupérisation culturelle au moment où le capital passe le grand braquet.
- L’apparition de la TV démultiplie le phénomène avec son hypersegmentation des audiences et la mise à disposition des cerveaux au profit de la publicité : l’eucharistie du citoyen.
- Brève description des mécanismes en jeu.
– Homère devient le modèle du narratif filmique. Hélas, l’image/son est un " viol esthétique de l’imagination ", " il n’y a rien d’autre à faire que de regarder ". Le désir archaïque de récit se perpétue, celui d’histoire devient la scénarisation universelle et la " paresse totale ".
– La magie du cinéma imprègne le procès d’industrialisation. Le flux et la totalisation structurent la conscience : prouesse inouïe ! Comme rien n’est jamais acquis, la maintenance s’installe à son tour dans le dispositif machinique. La conscience se fait son cinéma. Est-ce vraiment la vie ?
– La pellicule, puis les différents modes d’enregistrement sont du stockage de mémoire, premier pas vers le cloud. La mémoire devient tekhnè et marchandise. (Cf. W. Benjamin) L’homme moderne croit pallier ses troubles mnésiques par l’externalisation, il ne fait qu’oublier fait partie de la mémoire. Le stockage ou mémoire absolue (eidétique) est négation du temps, car l’oubli, c’est le temps.
Malaise et illusion dans la technique.
- La conscience devenue post-production, simple montage du flux séquencé, la réalité et le rêve fusionne. La domination des O.T envahit aussi le monde imaginal. L’industrie dépossède l’individu de sa fonction, la pensée clé-en-main est un schématisme : Hollywood en est le symbole et la capitale. L’économie politique de la conscience achève la double hélice de la domination : marché et inconscient formaté. La démarche de Stiegler rejoint celle de Simondon sur l’individuation et ses troubles.
- Stiegler relit Kant, Husserl, Heidegger. Il les interroge sur la conscience médiée par les O.T. La pratique et l’intelligence ont perdu leur cohérence, une porosité entre elles établit un court-circuit, un pétage de plomb. La science devient science-fiction. Le savoir et sa transmission activent un marché en croissance constante. Stiegler pose la question du devenir de l’esprit transformé en exploitation industrielle. La conscience est à vendre comme un vulgaire gadget.
Je et Nous
. Le processus d’extériorisation mène à une géopolitique de l’esprit. Le centre originel de cette géopolitique se situe aux USA, lieu privilégié où l’industrie du calcul et de la logistique prit son essor (IBM par exemple, à mettre en rapport avec le lamentable échec du Plan Calcul). Capitalistiquement parlant, les investissements massifs se concentre dans une technologie de rupture, la situation actuelle ne fait que prolonger le processus (microprocesseurs, IA…)
– La télévision concentre à la fois la tekhnè, l’investissement et la jouissance du capital. Si bien que l’on assiste " à une faiblesse structurelle de la pensée ". L’écran est l’organe externe du flux intarissable de data. La généralisation des outils mnémiques de poche (smartphone et ses " applis ") montrent parfaitement l’emprise techno-inconsciente de la Machination. Dans ce contexte, l’homme-machine est asservi à une Machination devenue système. L’écran symbolise la situation de l’homme dépossédé par la technique qui le transforme en inorganique organisé.
" Avec le cinéma, le monde s’unifie, c’est-à -dire qu’il s’américanise. " Upton Sinclair 1917
. Le flux de data correspond au flux de conscience, telle est le stade actuel de la tekhnè.
- Un vieux diction affirmait, à propos d’une vêture, que " l’essayer, c’était l’adopter ". Avec la technique, l’adoption devient transmission inorganique et la tekhnè innée par héritage culturelle. Le Nous est adoption d’un passé factice gros d’un avenir commun. Stiegler qualifie la "modernité comme organisation de l’adoption ". Par conséquence, l’adoption est indissociable du marché. Naître c’est entrer, bille en tête, dans le marché. (On en sort, les pieds devant, mais toujours par le marché de la mort : invention finale du capital qui subsume les rites religieux). L’adoption de masse est la règle, l’islam l’a parfaitement compris : nous naissons tous enfants de Dieu, avec la Machination nous naissons comme pièce détachée du capital. L’industrialisation de l’adoption affecte la constitution du Nous qui par nature est projective, donc externalisation.
- Adoption et politique. Nous affrontons, ici, le double processus de l’adoption individuelle et collective. La confusion règne et la fusion des deux reste instable. Cela requiert de la Machination une synchronisation industrielle avec la mobilisation de toutes les spécialités à sa disposition : psycho, socio, pédagogie, enseignement, propagande… Il faut synchroniser des consciences, terrible défi technique indispensable à surmonter sous peine d’anomie et de troubles. Stiegler et Simondon partage le même constat : le Je est déjà un Nous. L’individuation du Je et du Nous interfèrent. L’individuation est psychosociale. D’où la multiplicité des risques de disruptions (ruptures de flux) qui traversent l’histoire.
– Le Nous fait son cinéma. Le politique rejoue en permanence la scène primaire de son origine. A chaque mutation (ou sécularisation), il répète son grand numéro de jongleur pour rétablir la synchronisation de ses éléments. C’est le rôle des médias, le politique devient lui-même le média universel. Il raboute les morceaux, autrement dit, il est capable de " récupérer " les disruptions pour en faire un nouvel élan. Chose que Marx avec parfaitement compris : la crise est à la fois disruption et intégration. Stiegler parle, avec justesse, de technologie du faire-croire comme économie des opinions. La contestation entre dans le marché des idées. Ce mécanisme explique la tendance au long cours de l’individualisme contre la véritable individuation. L’hypermasse est remplie d’atomes. Bienvenu sur la planète Hollywood, capitale mondiale des fantasmes unificateurs. - L’écran est un territoire de projection. Il fait écran à la réalité de la constitution même de l’Amérique-monde construite sur le génocide (120 millions au sud et 20 millions au nord selon les historiens) et l’esclavage. L’écran substitue au territoire, espace/temps, naturel de l’ethnicité qui fonde l’appartenance à un corps social, un territoire clos comme projection nationale et unification de toutes pluralités. En cela, l’écran exprime une nouvelle forme de nationalisme, celui de l’intérieur, mais qui a une pulsion externalisante et impérialisme. L’extension européenne nous revient en retour de boomerang sous la forme d’un américanisme idolâtre : the American Way of Life.
- Depuis, le monde vit en mondovision/mondialisation. D’ailleurs, l’adoption du dollar (unité mondiale des échanges) réalise l’analyse de Marx sur la monnaie. Depuis, nous vivons en guerre commerciale mondiale permanente. La vraie culture actuelle dominante est là dans l’industrialisation des procès et des symboles. Culture = techno-logiques. " Le système technique devient véritablement impérial et planétaire " (Stiegler T.3).
- Entropie. Bien évidemment, Stiegler pose la redoutable question du changement radical de paradigmes : révoltes, révolutions, négation dans un univers où la fiction remplace le réel au nom d’une vérité matérielle qui rend l’invention impensable. Les grandes figures du totalitarisme européen ont déjà une révolution de retard. Chaque guerre mondiale représente une étape décisive vers le triomphe de l’américain way of life. Ce triomphe de l’Occident " qui nie tout ce qui n’est pas lui en ignorant l’autre qu’il secrète lui même" désoriente l’Occident qui se retrouve sans Orient, il est désorienté par lui-même. " Il s’entropise. L’occidentalisation accomplie comme eutropisation mondiale est nécessairement aussi une dés-occidentalisation.". En 2001, Stiegler ne voit pas encore le phénomène d’eutropisation du centre spatio-temporel de l’Occident, qui, en 2024, est au bord d’une nouvelle guerre de Sécession et de Régression idéologique. Quand le Centre titube, les périphéries perdent la " ligne " ou jouent à la grenouille et au bÅ“uf.
– Si l’état américain ne croit plus à son cinémascope, il laisse la place libre aux GAFAMs qui eux n’attendent que la chute. Aujourd’hui, ils possèdent leur nouvel outil totalisateur et universel : L’Intelligence Artificielle, aboutissement logique de la cybernétique, de l’électronique, du numérique, des réseaux, de la dataïsation devenus la Culture Technique mondialisée (CTM). N’oublions jamais que " le serveur se substitue à l’émetteur ". En utilisant le Serveur, nous achevons notre être-comme-terminal (de cuisson ?). Nous pouvons, avec Stiegler, penser que nos élites sont dénuées de culture et d’intelligence, car elles sont intoxiquées par le mythe du marché et conjointement de l’État. Les dirigeants restent ce que Marx appelle lucidement les fonctionnaires du capital. - Éducation ou le système mnémotechnique mondial. La technique faite mémoire introduit dans la transmission des savoirs une dépendance mondialisée effrayante : celle de la société à deux vitesses. L’éducation, la célèbre fabrique des crétins, devient la technicisation du crétinisme. On le sait " nous ne naissons pas égaux ", le milieu organologie de naissance met au contact d’un stade particulier dans le processus d’individuation. Certains deviennent des individus, d’autres, rares, des individuités (Cf. St. Sangral). Retour des castes dans la sphère des classes. L’acte de naissance est donc une orientation. Sortir du rang, oui mais ! l’ascenseur social, n’est plus un enjeu démocratique. Les nouveaux Saigneurs ont besoins non d’esclaves, mais de consommateurs fervents. L’éducation nouvelle fait écran à la réalité aliénée. L’être-au-monde accomplit un éloignement des bases fondamentales de l’homo sapiens. Stiegler résume ce procès : " L’adoption n’est pas la transmission ". Transmettre c’est léguer, adopter devient un simulacre de legs. Nous affrontons une marchandisation mondiale de l’éducation.
- Le mal-être d’origine rejette la possibilité du Nous, la techno-politique pallie les tensions induites. Le pharmakon/politique (à la fois le remède et le poison) fabrique du On, un nous sans âme (?) ou sans sens et impuissant, un non-sens ! Nous vivons dans une époque déceptive, celle des tranquillisants et des anxiolytiques. L’hyperindustrialisation implique la soumission au temps de la conscience transformée en marché. Le On ne fonctionne qu’avec des prothèses, une " grammatisation des affects " selon le vieux modèle théologico-politique. La mondialisation passe par de nouveaux mécanismes : bourses, Erasmus, conventions…
– Plus les savoirs se technicisent, plus le Nous entre dans une logique d’effondrement.
– Le markéting comme prothèse subliminale vend le changement perpétuel.
– La médiatisation génère une couche de colle visqueuse d’adhérence faute d’adhésion. Le journaliste accomplit sa tâche de journalier (Nietzsche), il n’est qu’un prêtre du bas-clergé. Hegel disait déjà que le journal est le " bréviaire du citoyen ". - Stiegler termine son magistral exposé en reprenant la démarche d’Husserl qui focalise sa pensée (souvent difficile d’accès) sur le vécu comme lutte contre les prothèses. La subjectivité devient auto-fondatrice contre les externalisations générées par la tekhnè. Si le déjà -là de l’adoption implique un devenir obligatoirement technique qui n’est pas un avenir, mais la reproduction du même en pire (effet cumulatif). On est devant une mécanique infernale dont l’homme n’est qu’un rouage.
– S’orienter dans la pensée (Kant), c’est panser, la blessure donnée en héritage. Cette tradition remonte à Aristote pour qui agir et produire, c’est s’insérer dans l’ordre du monde pour le modifier, toutefois, ici, le Grec pense Art et non technique quand il utilise le mot tekhnè. Cet héritage perdure jusqu’à la révolution industrielle qui ouvre une inventivité permanent. Dans ce contexte, la technique prend le pas sur la science tout en lui donnant des outils supplémentaires. La figure de Dieu s’éclipse au profit d’une transcendance immanente dans les O.T.
– La technique apporte la notion de performance, de concrétion/concrétisation quand la science se contentait d’expliquer. La temporalité change de format : passage de la raison pure à la pratique pure. Maintenant, la raison fait aussi son cinéma, elle se projette comme fiction et comme progrès. Elle parvient au stade ultime de l’auto-création à partir d’elle même : Créateur new-look.
– Dans ce contexte, comment le Je peut-il devenir un Nous ? Il doit d’abord se poser la question : Que voulons-nous ? Donc, le politique commence par une volonté et une affirmation de pouvoir la réaliser.
Anthropocène et critique de l’économie politique
Dans la réédition, en un seul nom, de La Technique et le temps, Stiegler ajoute (en 2018) une postface qui met au centre de ses travaux ce que nous appelons, anthropocène, ce Nous autophage.
– L’entropie, le principe de diffusion, de prolifération de tout système s’applique parfaitement à la technique. Stiegler parle d’Entropocène pour qualifier le stade actuel du Capitalocène , le capitalisme fou et totalisant qui fait son cinéma sur l’écran géant de Néototalitarisme.
– Face à ce phénomène d’entropocène, Stiegler propose la Néguantropie ou Néguantropocène afin de résister à la Machination délirante. Il s’agit tout simplement d’être, de s’individuer comme individuité en étant infidèle au On. Viser le Hors-sol (ou plancher des vaches) pour former une fidélité transindividuelle comme une attaque du milieu, une infidélité radicale à la normativité et la technicité ambiante. En termes clairs, faire un pas de côté substantiel, refuser les facilités de la techno-culture, le non-agir politique (autodafé de carte d’électeur, refus de vote), privilégier la lenteur au lieu de la vitesse, réapprendre la mémoire contre l’envahissement de la mnémosphère par les data et l’i.A.
– Entropocène <=> Anthropocène. Il faut changer de lieu, se désintoxiquer des addictions machiniques du progrès et du confort. Se dé-smartphoniser à marche forcée pour se sortir de la mégasphère de la Machination. Stiegler invente le terme de Smart and soft Totalitarisme, frère jumeau du néoTot. Il propose une alternative au capitalisme sous forme d’une anthropie repensée.
– Travail interminable et surtout quasi impossible à transmettre. Il n’y a pas d’héritage, mais une ré-individuation personnelle qui passe par une criticité et une critique régénératrice du capital autophage. Il faut bifurquer, objecter. Hélas, l’insoumission devenue politique et fonctionnarisée par le parlementarisme n’est plus possible. Ils ont tué la noblesse du refus. La disparition des territoires vierges rend la désertion impossible, et, l’exil se déterritorialise faute d’île déserte. Il vient rompre une relation de l’individu avec son milieu, il sort du monde des zombis transhumains. C’est une expérience de la perte d’identité dans le On. L’exil est aussi un retour à soi. La valise attend toujours une départ précipité.
HEIDEGGER
Martin Heidegger, le génie de la Forêt germanique, est toujours pour certains idolâtres le sommet de la pensée européenne, pour d’autres l’abscons, auteur d’une oeuvre complète tarant cent volumes.
Il fit école dans le monde entier, ses détracteurs passent pour des ringards.
Pourtant, il a commis un petit opus sur la technique :
La Question de la technique, in Essais et conférences, Gallimard, 1958, pages 9-48.
Impossible de ne pas situer sa réflexion sans préciser le contexte philosophique propre à Heidegger.
– Le Maître focalise sa pensée sur l’être que les Grecs ont trahi. Modeste, il se propose de remonter le temps et de corriger l’erreur fatal de la Grécitude afin de remettre la philosophie en ordre.
– Heidegger = Pape de l’être. Dans son jargon, il distingue le Sein (l’être), le Dasein ou Da-sein (l’étant, l’être-là ), l’étantité (Seiendheit) et le sublime Seyn, l’Être en tant que tel. Sans oublier les dérivés qu’autorise la langue allemande.
Dans ce court texte, Heidegger tente de comprendre le sens métaphysique de la technique moderne. Il ne rejette pas la technique, l’usage de la tekhnè par les grecs atteste son importance. En affirmant que l’essence de la technique n’est rien de technique (l’essence de l’arbre n’est pas l’arbre) il ouvre un chemin qui, bien évidemment, n’est pas dénué d’en-bûches lexicales et de contorsions grandioses. Mais il ne fait que reprendre la démarche fondamentale des nominalistes, tout en restant sur une approche essentialiste de technique avec cette obsession permanent de l’être qui pollue en permanence toute son Å“uvre bâtie sur cette chimère grammaticale.
Quelques thèses importantes à retenir :
- la technique n’est pas l’application pratique de la science moderne, elle ne provient pas de la science ; au contraire, c’est la science qui dépend de la technique. Pas de science sans outils, nous l’avons déjà vu.
- L’homme s’épuise à servir la technique devenue planétaire.
- La technique n’est pas une pro-duction, mais une pro-vocation, une mise en demeure qui pioche dans un fonds, le stock disponible. La technique se contante de dévoiler. La technique est un arraisonnement de la nature. Ici, Heidegger a raison de faire le lien entre technique et nature. L’arraisonnement sonne " grand-style " pour désigner ce que l’on peut considérer, tout simplement, comme une profanation.
- Heidegger n’est pas un anti-technicien, mais une chercheur de l’"aître" de la technique !? La technique rend disponible ce qui exploitable, c’est une réquisition. Elle est un dispositif.
- Penser la technique permet d’échapper à la tentation laudatrice ou critique de la technique, c’est se situer sur le plan de l’histoire de l’être, du destin de l’être. Oui mais, quel est ce plan ? Les belles formules se suffisent à elle-même si l’on n’y prend pas garde.
Heidegger veut-il dire que la technique n’est qu’une étape vers l’être ? Un station de chemin de croix vers une vérité enfin retrouvé ? Heidegger remet bien la technique dans la métaphysique (Cf. Vioulac), c’est même son achèvement. - Autre point intéressant rarement abordé par les philosophes, Heidegger met en évidence que l’homme assujetti à l’hubris peut employer la violence technique qui devient le savoir de la machination. La technique maîtrise tout sauf la mort, bien que le clonage, la récupération direct de la mémoire individuelle et sa réinjection dans l’artéfact de chair a déjà franchi des étapes décisives.
- La technique n’est pas un pouvoir de l’homme, mais un dévoilement et une dispersion de l’être se donnant comme production, poiésis. Cela mène à l’utilisation aveugle de la rationalité qui provoque l’exploitation généralisée de l’étant. De plus, l’usage de la technique aveugle et conduit à une abolition du monde suprasensible, c’est à dire le nihilisme.
Pour ma part, l’analyse de la tekhnè d’Heidegger me semble trop branchée sur son obsession centrale de l’être. Sa croyance en un cheminement vers un autre commencement à de quoi faire sourire les incrédules, mais ravit ses iconodules. Toutefois, de nombreux points spécifiques ont influencé plusieurs des auteurs abordés dans cette biographie commentée.
VIOULAC Jean
Jan Vioulac consacre ses premières recherches à une étude de la technique par une relecture pointilleuse de Hegel, Marx, Husserl, Heidegger. Il démontre les liens consanguins entre la technique, la métaphysique et le totalitarisme. Thèse fondamentale pour comprendre les développements actuels du capitalisme et du néoTot. Vioulac est un auteur à suivre.
D’une lecture difficile, je propose une analyse détaillée de ses travaux sur le sujet :
L’époque de a technique Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, puf, 2009, 328 pages.
La logique totalitaire, Essai sur la crise de l’Occident, puf, 2013, 495 pages.
A lire aussi deux parutions récentes d’une lecture moins ésotériques.
Métaphysique et l’Anthropocène Nihilisme et totalitarisme, puf, 2023, 368 pages.
Anarchéologie Fragments hérétiques sur la catastrophe historique, puf, 2022, 361 pages.
https://divergences.be/ecrire/?exec=rubrique&id_rubrique=861
https://divergences.be/ecrire/?exec=rubrique&id_rubrique=852