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DIEU
B – Dieu : ses attributs et ses tribus. (II)
2 – Les tribus ou les figures de la Domination .
Article mis en ligne le 13 mars 2023
dernière modification le 30 novembre 2023

⠀ ⠀ ⠀⠀ ⠀ 2 – Les tribus ou les figures de la Domination.

⠀ L’attribut qualifie en s’appuyant sur le verbe être, la grammaire se fait métaphysicienne et logicienne , étrange n’est-ce pas ! Rapprocher attribut et tribu peut sembler un jeu de mot trivial d’un esprit borné et porté sur les calembours douteux, que nenni ! Car, dès son origine, Dieu est une question tribale, un tribalisme géocentré, nous le savon

⠀ ⠀ ⠀1 – Le peuple juif : l’élection comme esquisse de l’universalisme.
⠀ Aborder cet aspect épineux du premier monothéisme risque toujours de déraper. Il ne s’agit pas, ici, de faire l’historique ou la critique du sionisme, lui-même conséquence des désastres du XIX et XXèmes siècles (la diaspora date de l’Empire romain et de a destruction du Temple). Mais de comprendre un des fondements de notre culture occidentale.

⠀ D’abord, je rappelle que le schéma central du judaïsme antique est celui d’une tribu pérégrinant entre Nil et Babylone. L’acte I du drame se joue dans le passage délicat et problématique du nomadisme à la sédentarisation. Moment crucial qui s’accompagne d’une réquisition / appropriation d’un territoire. Les empires environnants ont déjà pris les terres prospèrent, il ne reste que des lopins caillouteux, des oasis, des bandes côtières ou fluviales. Les groupes ethniques dits sémitiques doivent trouver un lieu pour planter leurs tentes et faire paître leurs troupeaux. L’espace nomade échappe à la contrainte de la possession territoriale, le droit d’usage règle la circulation des groupes. Les deux empires du M.O ont amorcé leur mue théologique vers un dieu national. Les tribus sémitiques ont besoin de se donner une légitimité, une histoire collective et de forger une conscience collective et élective. La Genèse remplit ce rôle par couches successives. L’acte fondateur se déroule dans le Sinaï, moment indissociable du peuple juif et du monothéisme. Canaan devient la cible spatiale, avec l’aide de Yahvé (Adonaï) le Dieu tribal et seul et vrai Dieu. Petit peuple, grand Dieu, destin impensable.

⠀ Le peuple juif reçoit une double mission, d’abord reconnaître la Révélation et obéir aux Commandements, ensuite d’apporter au monde le témoignage et l’attestation qu’au Sinaï Dieu est vraiment apparu à Moïse . L’universalisme naît avec le monothéisme. Nous sommes tous des enfants de Dieu. L’Élection sacralise la tribu et son territoire, elle assigne à la Loi un caractère nouveau absolutiste, elle centre le sacré sur les rituels conçus comme mémoire tribale, le Texte prend une importance déterminante et son étude devient une obligation morale et intellectuelle (réservée aux hommes, bien sûr). La révolution monothéiste commence sa « Longue Marche » vers la conquête du monde et des esprits.

⠀ ⠀ ⠀ 2 – Le christianisme : la tribu-monde : Empire, Église, l’universalisme à marche forcée.

⠀ Nous l’avons vu, le christianisme n’est pas une manne tombée du ciel ni un cheveu sur la soupe judaïque. Il naît dans la douleur lors d’une crise aigüe du judaïsme dans un contexte colonial et idéologique particulier. Le M.-O. connaît une effervescence rarissime. Le monothéisme premier, l’hellénisation et la romanisation convergent sur un territoire minuscule à l’échelle de l’Empire romain. Les tensions internes au judaïsme atteignent un degré rarement atteint. Inutile de revenir dans le détail.

L’irruption d’une secte juive dissidente issue d’un rabbin messianique (et surtout de ses compagnons de route) bouleverse très vite le paysage monothéiste. Grâce à Paul et ses adeptes, la secte se déjudaïse progressivement. L’éthico-génétique subit la concurrence des métèques et des incirconcis. Autrement dit, la Loi subit l’assaut de la Foi. Le messie attendu est là en chair et en os, fruit des entrailles d’une vierge-mère-porteuse. Les tribus juives dites sémitiques, formant le Peuple élu, perd la primauté. Dès l’origine paulinienne, la tribu palestinienne s’efface devant l’extension de la secte christique. La destruction du Temple de Jérusalem (Titus à cheval n’y a vu l’idole dont on lui vantait la toute-puissance), puis celle de Massada affaiblirent le judaïsme qui se replia sur lui-même et partit en diaspora (exils multidirectionnels) tout en gardant une activité prosélyte affaiblie.

La tribu chrétienne commence son inexorable extension. L’universalisme timide du judaïsme antique devient une véritable épidémie. La conversion de Constantin fait le lien entre la Foi et le Pouvoir. Le christianisme prend modèle sur l’Empire. Son extension éblouissante impose une organisation à la hauteur des enjeux. Pas d’hégémonie spirituelle sans organisation et certification d’authenticité (la prolifération des hérésies => police politique euh ! pontificale). L’Église devient la nouvelle tribu, une alliance entre les peuples sous la bannière de la nouvelle Foi. La fusion politique s’accompagne d’une romanisation profonde, les premiers Pères de l’Église se recrutent dans la caste des juristes. Le martyre est une onction, puis un alibi, enfin un exemple glorifié surtout à ne pas suivre. La collusion Empire / Église devient, après la chute de l’Empire, la Domination spirituelle.

⠀ Des siècles de turpitudes, de luttes, de bains de sang prospèrent dans l’occident de l’Atlantique aux confins de l’Europe centrale et de la péninsule arabique (Yémen compris). Mais l’alibi universaliste fonctionne, la première vague d’expansion vers l’ouest (Christophe Colomb) ouvre des horizons nouveaux (cent millions de morts en Amérique latine selon les historiens patentés). L’agitation intellectuelle met l’occident en tête du modernisme. La dynamique créée travaille aussi en sous-main (économie) et perfectionne ses instruments de domination : théologie, philosophie, sciences, mémorisation…).

⠀ ⠀ ⠀ 3 – L’islam : tribalisme, tyrannie de la Loi.

⠀ Se voulant l’accomplissement de ses deux prédécesseurs, l’islam puise ses fondements dans le monothéisme judéo-chrétien. En effet, la péninsule arabique est sous l’influence à la fois politique de Byzance et des sectes (souvent des tribus) judéo-chrétiennes proliférant du Maghreb au Yémen. Lors de la constitution de l’islam comme troisième larron du monothéisme, on connaît la présence de tribus judéo-chrétiennes avec lesquelles Mahomet discutera, polémiquera et enfin se séparera, plusieurs sourates relatent ces évènements. Certains y voient l’origine de l’antijudaïsme musulman.

⠀Les ouvrages de Jacqueline Chabbi apportent de lumineux développements sur cette période déterminante. Dans «  Le Seigneur des Tribus : l’islam de Mahomet  » (1997, 2010 et 2013 CNRS Biblio dont sont tirées nos citations) Mme Chabbi montre par le détail comment une religion ethnique (au sens culturelle) géocentrée dans la péninsule arabique devient « une religion impériale puis mondiale » (p. 8).

⠀ Il est primordial de montrer la profonde cohérence de l’islam premier avec son environnement désertique parsemé d’oasis . L’islam doit se réapproprier la culture monothéiste issue du judaïsme antique. Abraham et le prophétisme sont des modèles incontournables. Comme dans la Torah, la question de la filiation hante les tribus arabiques. Abraham sert de référence à un monothéisme pur purgé des dérives juives et chrétiennes. Les grandes figures de la Torah entre dans le panthéon coranique (Moïse, Noé, David (Dawûd), Saül (Tâlût), Salomon (Sulaymân)… Comme dans la Torah, l’islam s’invente une généalogie valorisante : Ismâ’il (Ismaël), le banni et le bâtard, devient le père fondateur d’une filiation fantasmée comme origine. Déjà le complexe d’infériorité, le syndrome de rejet qui trouve sa résilience dans un antijudaïsme nécessaire.

⠀ Par contre, le prophétisme permanent dans la Torah est largement intégré dans le Coran. Jésus est un prophète comme les autres. L’Islam concentre le prophétisme sur Mohamed qui devient une « icône » symbolique. Une tendance dangereuse fait de Mohamed une figure aussi ridicule que Marie dans le christianisme. Dieu est irreprésentable, argument recevable, mais la « petite-main » scripturaire est celle d’un vulgaire scribe d’où l’idiotie d’un Coran incréé, position largement combattue par les Mutazilites, de plus la tradition shi’ite ne rejette pas la représentation graphique et picturale du Prophète. Le P majuscule comme dans Dieu, marque un nom propre. La déification sombre dans l’obscurantisme d’oasis. Un prophète n’est qu’un transmetteur, un transcripteur d’une parole supposée vraie. Quelques thèmes à méditer en attendant la suite :

⠀ ⠀ ⠀ – Le prophète apparaît toujours en temps de crise, étrange non !

⠀ ⠀ ⠀ – Le prophétisme prend sa légitimité dans la médiation, le média. Quelle postérité ! Il se positionne toujours entre deux instances de pouvoir. D’où le lien incurable entre toute instance et la (le) politique.

⠀ ⠀ ⠀ – Le prophète est un révélateur photographique, historique et politique.

⠀ ⠀ ⠀ – Le prophétisme marque un retour à l’oralité contre le scriptural . Ce qui remet la tradition à l’épicentre de la pensée monothéiste. Le Talmud prime sur la Torah, le Hadîth et les ulémas renforcent le Coran, incompréhensible au vulgaire, les Épitres et les Actes concurrence les Évangiles. La parole fait foi, l’écriture fait Loi.

⠀ ⠀ ⠀ – Prophétisme et messianisme, les deux mamelles du monothéisme.

⠀ ⠀ ⠀ – Prophétisme => modernité : autonomie du politique, transformation des croyances en morale.

⠀ ⠀ ⠀ – Le prophète comme « leader maximo ».

⠀ ⠀ ⠀ – Vrai et / ou faux prophètes.

⠀ ⠀ ⠀ – Même le silence des prophètes assourdit.

⠀ ⠀ ⠀ La sacralisation du Prophète signe la survie d’un dualisme Dieu / homme à tendance moniste.

⠀Il faut suivre l’argumentation magistrale de Mme Chabbi qu’elle développe dans les Trois piliers de l’islam : lecture anthropologique du Coran (Seuil Points-Essai N° 847, 469 p.). « Il y a illusion de croire qu’un texte, quel qu’il soit, parle de lui-même ». «  Ceux sont les hommes qui se réfère au texte (le Coran) et non le texte en soit, qui sont les acteurs de sa mise en scène ». Hélas, le travail séculaire effectué par le judaïsme et le christianisme n’a pas été fait dans le monde islamique. L’Ijtihad, la clôture du texte, correspond à fermeture intellectuelle des savants. Le réductionnisme juridique clôt tous les débats essentiels. L’histoire de l’islam est celle de ses tabous, de ses interdits, et de ses fatwas.

L’oralité est le mode d’expression de la société préislamique, d’ailleurs, la rédaction du Coran est l’occasion de la fixation de la langue arabe classique. L’islam premier peut se comparer au judaïsme antique, les croyants ne pouvaient pas imaginer le futur de leur religion. L’islam premier est celui des tribus arabiques régies par des traditions solides et justifiées par le contexte géographique : la survie dépendait du respect de règles strictes.

⠀ Mme Chabbi analyse méticuleusement les trois piliers de l’islam premier.

I — L’alliance constitue l’un des notions fondamentales du Coran. Elle s’appuie sur le jeu des alliances tribales. Elle est « consubstantielle », c’est une matrice du monde nomade en survie permanente. Elle n’est donc pas gratuite ou aléatoire. Elle implique l’obéissance.

⠀ Mais, des populations sont déjà sédentarisées. Les deux modes de vie cohabitent et se complètent. Par contre, le tribalisme arabique ne comporte pas de culture de l’État ; une fédération des tribus règle les litiges, les droits coutumiers. Le pouvoir est accepté pour une action précise : razzia…et pour le temps déterminé par la mission. Chaque opération engendre une injonction de pouvoir limité. Cela se juxtapose au désir d’expansion de la tribu. Le jeu des alliances engendre une société mouvante adaptée au nomadisme. L’efficacité prime sur les idées.

⠀ On comprend mieux comment le message d’Alliance avec le divin put pénétrer dans la mentalité bédouine et arabique. L’Alliance de type judaïque correspond parfaite au fonctionnement tribal local. Mohamed propage cette idée d’abord au sein de sa tribu et de ses alliés coutumiers. La parenté est le « média » initial de la propagation (le Verset du clan Co. XXVI), la base sociale du clan sur le modèle patrilinéaire, par les oncles paternels, cela n’exclut pas la parenté utérine privilégiée par le judaïsme. D’ailleurs, il ne faut pas confondre lien de sang et lignage relatif au pouvoir interne. Mohamed est d’abord un avertisseur , un « lanceur d’alerte  » dirait-on de nos jours, avant d’être le « porteur de message », le prophète, le nabî. L’inspiré (Mohamed) prend bien garde de placer l’Alliance à sa fidélité à l’alliance de sa parentèle. La loyauté est au cœur de la vie tribale.

⠀ Il faut signaler la refonte du mythe de Création au contexte steppique . Le chameau devient l’animal de référence, l’oasis « le coin de paradis », l’eau provient des réservoirs célestes, donc naturellement bénite. Dans le Coran le temps ne prends pas une dimension historique ni cosmogonique.

⠀ L’islam puisse dans le monothéisme d’autres idées fondamentales : l’eschatologie (sourate CI), la Levée / Pesée (jugement dernier). Toutefois, l’individualisme induit par les deux premiers monothéismes n’émerge pas encore, la Pesée garde une dimension tribale, holistique . La faute et la sanction gardent une dimension collective. L’abandon de sa parentèle constitue la faute suprême, ce qui éclaire l’interdit impardonnable de l’apostasie. Renier, c’est tuer ses ancêtres, profaner leurs mé-moires. L’apostasie est un ensauvagement, une animalisation (« manger comme des chameaux » XLVII, 12). Dans l’islam premier, la lignée, la tribu forment le fondement de la sociabilité et de la survie dans un milieu hostile. Dans ce contexte, l’individualisme est bannissement, une condamnation à mort par la soif. La protection tribale est projetée dans la sphère divine. Le vrai allié de l’Alliance est l’Unique. Mohamed déploiera une énergie folle pour opérer ce transfert d’alliance, il devra en démontrer l’utilité aux tribus sédentaires.
⠀Les rédacteurs / commentateurs feront du Coran un avatar biblique par falsifications successives et par substitutions (bref, des manipulations bien connues des idolâtres du Pouvoir et de la Domination). Comme les deux premiers monothéismes, l’islam dérivera par hybridations interculturelles successives. Le désert n’est pas absence de contacts, il est sillonné de routes chamelières, la communication vers le nord et le Sud de la péninsule avait déjà importé les schèmes principaux du monothéisme.

⠀ II — La guidance, ce pilier central du nomadisme arabique, précède l’islam, car « perdre la route, c’est s’exposer à la mort » (p.192). Tout déplacement est problématique, oasis, tempête de sable, blessure, pâturages… La topographie mentale remplaçait le GPS et les vulgaires cartes. La navigation terrestre au long-cours équivaut à la navigation maritime, il faut mener sa barque. Les vagues du-naires ou caillouteuses sont tout aussi périlleuses. La métaphore est largement reprise dans le Coran . Les sédentaires dépendent des guides tribaux. En tant que mekkois, Mahomet, le sédentaire, dépend des guides lors de ses déplacements. L’islam ne naît pas directement dans le nomadisme (p.195), mais s’approprie la guidance. Déjà la tension entre deux mondes apparaît. Le Prophète détourne à son profit une « loi naturelle », en quelle que sorte il spiritualise un invariant steppique. Il ne faut pas se perdre à jamais dans le désert brûlant à la fois matériellement et spirituellement. La bonne piste mène au salut du corps, de la tribu et de l’âme . La route devient eschatologique. Mohamed incorpore les croyances préislamiques comme tous les monothéismes savent le faire à la perfection. Se perdre dans le désert, c’est régresser dans l’animalité. « Il mangeront comme mangent les chameaux » (XLVII, 13). Notons au passage que les animaux sont donnés à l’homme pour survivre.

⠀ Comme pour l’Alliance, la Guidance apparaît indispensable et évidente. Se perdre est la phobie du sédentaire. Les tensions sur ce sujet agitent les tribus face à l’injonction de l’Inspiré. Le mé-pris du sédentaire pour les nomades malodorants, incultes expliquent les difficultés de Mahomet à convaincre.

⠀ «  Nul déplacement sans le secours de la piste » (p.201). Juste un léger « déplacement » est les « pistes de Dieu » sont légitimées. La coranisation fonctionne comme une intégration, une rétro-sécularisation sacralisant, une reformulation, une arabisation. Les pistes du Dieu sont des « cordes » (échelle de Jacob ?) d’accès au ciel, elle matérialise la transcendance. La verticalité s’appuie sur l’horizontalité de la piste. « Tout ce qui tombe du ciel est béni », la boutade de gamin qui reçoit une fiente d’oiseau, devient un blasphème.

Mme Chabbi rend lumineux le mécanisme de coranisation et ses déviances :

⠀ III – La sharî’a.

⠀ Dans le contexte péninsulaire, c’est tout simplement le point d’eau accessible directement aux chameaux (sorte de puits artésien). C’est un lieu idyllique d’accès à l’eau sans effort de remplissage des outres en peau de chèvre. Même sédentarisée, la tribu garde une image forte de ce type de point d’eau. Le Dieu coranique est donc tout naturellement le garant de l’approvisionnement en eau. Mme Chabbi s’insurge contre l’usage que certains courants musulmans font, aujourd’hui, du mot Sharî’a, devenu charia, qui démontre à la fois leur faiblesse d’ancrage coranique, donc leur par-faite inculture. Le sens « charia » apparaît entre le III et IV siècle de l’Hégire (IX et Xèmes) ce qui correspond à la perte d’influence des mutazilites rationalistes. Le retour à la Sharî’a reviendrait à abandonner la voiture au profit du chameau, soit une radicalité antimoderniste inconcevable. La charia comme rétro-sécularisation signe un déviationnisme idiot et surtout une simple volonté de prise du pouvoir avec des alibis religieux dégénérés radicalement opposé au message initial. La Charia devenu Loi (cf. Dictionnaire historique de l’islam p. 503) marque, sous l’influence sunnite, la sécularisation / pétrification de l’islam en système juridique. Comme toujours la Loi évacue la tradition et fige le spirituel dans le rituel, l’observance aveugle dans ses règles hors-sol.

⠀ – La sunna renvoie aussi à la piste balisée et sûre. Elle est la sécurité d’arriver à bon oasis. « Le terme se déporte aisément ensuite pour désigner la coutume comme pratique éprouvée qui s’inscrit sur une piste, celle du temps  » (p. 219). L’invention du prophétisme mahométan (sur deux siècles avant l’ijtihad) rompt totalement avec la sunna coranique. « Le passé prophétique fantasmé perd toute relation à un terrain vécu et au pragmatisme qui présidait ses règles de socialité collective. Il entreprend de fabriquer des modèles de conduite purement idéologiques et forcément en rupture avec la période première » (p. 220). La sentence est sans appel. La sunna ne peut être que divine : « Tu trouveras notre coutume invariable » (Co XVII, 77).

Umma renvoie aussi à l’idée de guidance et désigne tout groupe socialement organisé, qu’il soit humain, animal (VI,38) ou djinnique (XLI, 25). Chaque umma possède son guide (le chameau dominant). Le groupe bien guidé devient communauté des musulmans. Le guide est l’imam, (même racine que umma = ’mm).

⠀ Le don « est une des composantes majeures » des sociétés arabiques dont on ne soulignera jamais assez la prégnance du lien social : tribu, clan, lignage ; il « est inséparable de l’alliance »(p.325). « Donner est aussi un acte de pouvoir  » (p. 326), un don n’est pas gratuit, il oblige a minima à la réciprocité. Le don matériel s’accompagne d’un don immatériel. La non reconnaissance de la dette équivaut à une rupture d’alliance. Le don verrouille la tribu sur elle-même. Il relie les composantes du groupe, il fonde donc le socle premier de la religion (ce qui relie). Il institue l’interdépendance des membres et la hiérarchie. Celui qui donne « la haute main » face à celui qui reçoit la « main basse ». La gratitude est donc obligée.
⠀ Mme Chabbi développe toutes les implications du don traditionnel avant de montrer comment la sacralisation coranique dévie les ingrédients culturels en artéfacts cultuels, le changement de dimension place le nomade en situation de receveur / débiteur devant Dieu. L’acte de pouvoir du don repose sur la capacité à distribuer : donner c’est en avoir sous le pied du chameau. Autrement dit, le maître est possesseur de pâtures et des oasis cultivables. Sédentarisme et nomadisme sont étroitement liés dans la capacité à donner. Le sayyid tribal traditionnel possède les terres et les animaux. La société arabique repose sur un archéo-féodalisme, la vassalité s’appelle alliance. Le don est une dépendance, « l’homme dépendant d’un don de survie est en effet en situation d’incapacité politique totale au sein de la tribu » (p. 334) Le sayyid n’est pas élu, il est choisi pour ses qualités et sa capacité à garantir la survie de la tribu. On comprend pourquoi la notion de démocratie et d’élection ne font partie du pathos musulman.

⠀ Sur ce fond anthropologique (les trois piliers) la coranisation fut un jeu d’enfant et la tradition réelle passa du stade « sagesse » à celui de Révélation au fur et à mesure que Mahomet gagna du terrain en tant que chef « inspiré ». La donation devient divine à travers une personne précise. La coranisation prend la figure de Jésus comme prophète et la transfère sur celle du Chef. Parler d’incarnation serait un blasphème, mais l’idée est bien là. L’islam naissant doit, à tout prix, se distinguer des tribus bédouines israélites et des chrétiens symbole de la domination byzantine.

Au cœur historique de l’islam on trouve la même escroquerie que dans les deux monothéismes précédant. Moïse ou Abraham, au choix, Jésus, Mahomet et leurs successeurs parviennent à mobiliser. L’Inspiré, sédentaire, s’appuie sur un nomadisme fantasmé qu’il détourne, remodèle et sacralise. Le bédouin de base se laissa prendre au piège par le beau discours qui reprend ses croyances tradi-tionnelles.

⠀⠀⠀ 4 – Le monothéisme accompli : État, domination, capital, mondialisation.

⠀ Le destin du monothéisme ne s’arrête pas aux trois premiers rejetons de la cellule-souche de la civilisation occidentale. Bien involontairement, le monothéisme a mis en branle une machinerie / ma-chination qui progressivement prit son autonomie.

⠀ D’abord, le monothéisme inaugure une première rupture : le désenchantement du monde. A la suite de Max Weber, Marcel Gauchet a amorcé une réflexion indispensable sur ce thème. Le monothéisme s’appuie sur un double mouvement :
⠀⠀ — Une lutte acharnée contre les esprits, le polythéisme dégradant, l’animisme des incultes…
⠀⠀ — Un retrait radical du monde de la présence divine. Le récit de la Création narre et fonde le nouveau monde désenchanté. L’absence marque le passage de la superstition (?) à la religion. Désenchantement => Transcendance, le vide causé par le retrait est plein d’une présence devenue abstraite. Toutefois, les croyances défaites « n’en continue pas moins à jouer sous une autre vêture » (Gauchet p. 10). Une bonne connaissance des défroques successives demeure indispensable. On le sait le monothéisme transforme le temps . Le futur devient la cible favorite dans le collimateur du nouveau croyant. L’eschatologie change de sexe, elle devient progrès, procès vers un monde meilleur. L’espérance devient cumulative – traduction : « on en chie, mais la marche triomphante vers le bonheur sur terre est inéluctable. » Message largement diffusé par les Lumières, avant même la lampe à pétrole et l’électricité. La Lumière des Écritures et de la grécophilie garde le L majuscule du divin et se fait pluriel. L’interprétation de ce passage à la pluralité ne manque pas de titiller l’esprit mal tourné. Retour au polythéisme des dieux antiques ? Incarnation du Divin dans le jouvence matérielle, prémisse de la société de consommation ? La transcendance se noie dans l’immanence, retour aux sources ou déchéance ?

⠀ Le désenchantement s’accompagne de son mouvement inverse le réenchantement. Action ⇔ Réaction bien connue des lecteurs de Nietzsche et de Deleuze. Le vide créé par le retrait ouvre la porte à toutes les divagations chères à l’imagination humaine. Les premiers occupants du terrain vague fondent les bases du monothéisme. On peut penser qu’il fallait expulser Dieu pour accéder au contrôle des esprits, à la domination réelle. Éden était un jardin d’obéissance par innocence sans conscience. Impossible de concevoir le Paradis sur le même modèle. Ainsi commence le long et douloureux cheminement du théologico-politique qui fera l’objet d’un pensum à la hauteur de l’enjeu.
Le réenchantement se réalise à travers plusieurs procédés dont certains quasi alchimiques. Ici, il convient de s’attarder sur la sécularisation .

⠀⠀ – D’abord, la notion provient du droit canon, le terme apparaît dans le Code de Justinien (533 environ). Il désigne à la fois la vie mondaine et la profanation. Il se réfère à l’antinomie entre le monde religieux et le monde profane. Le traité de Westphalie (1646) utilise le terme en parlant du transfert des biens de l’Église aux Länder protestants (pas de spirituel sans espèces sonnantes et trébuchantes !!!).
⠀ Ensuite, le Codex juris canonici (1917) insiste sur l’idée de transformation de nature qui relève uniquement du Pape, une sorte transgenre un siècle avant la problématique actuelle. Ne pas confondre profaner et profaniser, hélas le langage courant mélange des deux notions.
Le passage du terme dans la philosophie provient du romantisme et de la théorisation hégélienne. Le protestantisme incarne le mieux ce passage sournois et en douceur (Max Weber). Il entre, alors, dans le corpus de la philosophie de l’histoire : la Grande-Faucheuse, version moderne, affûte son instrument de travail en cours de mécanisation.
⠀ « La sécularisation des États et des biens d’Église est un malheur qui frappe l’Allemagne » dont le processus final est la déchristianisation complète, l’achèvement de l’Histoire, la réalisation véritable de l’Absolu, triomphe, tant attendu, de la raison dont la ruse triomphe enfin. Petite musique, bien connue, de la grand-messe romantico-progressiste avec chœurs des Armées sanguinolentes, grandes-orgues et orchestres « saints-phoniques ».

⠀ On doit à Hegel l’introduction de la Verweltlichung, la panzer-sécularisation qui inaugure la forme rationnelle de l’État comme réconciliation du spirituel et du temporel, le tout enrober dans le concept de liberté. La vérité du christianisme se réalise dans l’État moderne, lequel est le principe de la liberté chrétienne. La réalisation de l’Esprit va de pair avec la Verweltlichung totale de l’Église. On comprend pourquoi nous, pauvres anars( et de nombreux nanars filousophes), peinons tant à arrêter les divisions germaniques successives (pour faire simple de Kant à Heidegger). Il y a donc bien passage de témoin par sécularisations cumulées de Dieu et ses attributs à l’État moderne. Feuerbach ("Principe de philosophie de l’Avenir") complète le Maître de l’Esprit annonce avec joie que la sécularisation permet la dissolution totale de toute dimension théologique dans l’anthropologie.

⠀ Notre cauchemar anarcoïde ne s’arrête pas à ces prémisses douloureuses, la progéniture et la postérité se montre à la hauteur des saints pères de la modernité. Dès septembre 1843, Marx écrit à son pote Ruge : « la philosophie s’est sécularisée, et la preuve la plus frappante en est que la cons-cience philosophique elle-même est entrée dans les douleurs de la lutte, non vis à vis de l’extérieur, mais en son propre sein ». Œdipe n’en finit pas de tuer le père et les camarades, la future lutte des classes commence par des purges internes. Dès 1844, Stirner et Proudhon feront les frais de l’Esprit supérieur (Idéologie Allemande, la Sainte-famille, Manuscrit de 44…). De plus, dans l’Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit, le Grand-Timonier met au monde son enfant naturel, le prolétariat, sous les hospices d’un « messianisme » historique. Le prolétariat est la sécularisation parfaite du rôle christique venu sauver le monde. Retour de la Rédemption, du Salut version politico-théologique.

⠀ Notre quatrième tribu ( cf. le chapitre précédent) n’est pas l’invention d’un pauvre scribouillard, mais bien un enfantement reconnu dès la moitié du XIXème par les contemporains qui louent la « nouvelle histoire universelle du Salut » (sotériologie recyclée), au fur et à mesure que l’Église se sécularise, elle christianise l’État et le « désacralise » dans la même proportion. La théodicée chrétienne est préservée des défigurations et laïcisations permanentes. Le développement historique passe par la sécularisation et la laïcisation, dont on remet en cause le fondement sans comprendre son importance. La critique radicale de la Religion (entendons le monothéisme) est aussi une critique fondamentale de ses avatars laïcisés : État, Liberté, Droit… En Allemagne (et sous d’autres contrées) la séparation de l’Église et de l’État n’étant pas achevée (ni commencée), la prégnance du théologico-politique est endémique et la poussée pandémique actuelle n’est pas une surprise. On peut dire que la thèse du retour du religieux est une faribole promue par les nouveaux clergés. Nous ne sommes pas sortis du merdier. La relecture de Weber et de Marcel Gauchet remettent les yeux en face des trous dans le logiciel critique. Simplement, l’actualisation s’impose, car la Grande-Farce continue.

⠀ Toutefois, Marx a bien compris l’ampleur du mouvement historique d’industrialisation / capitalisation qui prend son essor sous son regard acéré. Sa sagacité ajoutée à son art de pomper les économistes de son époque (Ricardo, A. Smith…) pour les intégrer dans son analyse rend son œuvre économique incontournable. Dans le cadre de ce chapitre, je me contente de souligner quelques points centraux.

⠀⠀ – D’abord, le lien étroit entre le mouvement désenchantement / réenchantement et le développement exponentiel de l’économique sous l’étendard des religions monothéistes dominantes. L’expansion de la foi correspond à la domination croissante des nouveaux territoires et à leur exploitation au profit de de l’Église et de ses nervis (noblesse et aventuriers). L’expansion de la foi génère le début de la croissance tel que nous la connaissons.

⠀⠀– Le transfert de Dieu vers l’État s’accompagne d’une sécularisation matérielle qui aboutit à la Réforme : étape décisive vers la reconnaissance de la rationalité comme substitut à l’Esprit et surtout une accélération de l’individualisation du salut. L’Éthique protestante est aussi une révolution économique (du salut), une transsubstantiation, un changement de nature dans le mode de vie. Marx perçoit les mécanismes et tente de les subvertir. Un survol rapide de ses textes économiques démontrent sa profondeur d’analyse et sa capacité à séculariser, à réifier, à détourner les concepts religieux. Sa culture classique lui permet d’établir des liens. Sa thèse sur Démocrite montre déjà son intérêt pour le matérialisme. Le développement du capital et celui de l’État moderne sont l’accomplissement et le dépassement de la métaphysique, surtout sa réalisation, nous le verrons. (Lire les deux notice sur Jean Vioulac)
⠀ La valeur (invisible, inodore, toute-puissance), la plus-value (un mystère), le surtravail, la marchandise, le marché (la nouvelle Église), autant de concepts dont on trouve les prémisses dans la théologie. Les attributs reconnus de Dieu changent de registre, mais fonctionnent sur le même modèle.

⠀⠀ – Toutefois, Marx apporte une pierre nouvelle à la compréhension de la modernité industrieuse. Sa réflexion sur la technique innove (à partir de 1845). L’outil en devenant machine contribue à la machination du monde. Machine / machination forme le néo-dualisme du capital. La machine est aliénation de l’outil lui-même extension de la main. La machine transcende le travail manuel par dépossession, externalisation. La force motrice se déshumanise : la vapeur remplace l’huile de coude. La machine motrice et la machine-outil amorce un virage radical. La rationalisation du métier à tisser et sa mécanisation, préalable à l’automatisation, renvoie l’ouvrier à son néant. La machine est une machination contre, une auto-émancipation (qui sort des mains), les petites-mains perdent la main. Le Capital devient son propre automate, « une substance qui se meut elle-même ». Le travailleur devient un technicien de surface (balayeur de suie ou de scorie), enfourneur de charbon. Le bleu de travail s’appelle maintenant bleu de chauffe ! La cadence de la machine règle le rythme de travail de la main. L’artisan améliorait son art, ses outils. La machine recrute des ingénieurs et des banquiers qui investissent (à leur risque et péril). La mathématisation et la rationalité mécanique aliènent le travail. La machine objective le savoir et la valeur investis en elle. La puissance de la raison s’incarne dans la machine, logos mécanisé. Le machinisme est une révolution authentique, car il reconfigure tous les niveaux de la vie, il impose, au-delà des cadences infernales, un mode de production, véritable rouleau compresseur. Le machinisme est une voie ferrée qui mène vers une destination infernale ou pour les optimismes vers la libération de la servitude du travail : autrefois, on parlait de Rédemption et de salut. Le machinisme accomplit la métaphysique, l’onto-théologie, d’ailleurs, « Deus machina » ne sort pas du chapeau du sorcier ; la généalogie ne fait aucun doute, l’oublier, ce que font les « écolo-pol » en jouant la carte du toujours plus de technologie, permet la libre reproduction et la croissance du monstre. (Toujours Jean Vioulac)

⠀⠀ – la sécularisation est le mécanisme fondamental de la modernité. Les concepts clés métaphysico-théologiques prennent de l’autonomie et se parent d’une rationalité redoutable. Le transfert de technologie s’opère en douceur, l’apport ancien se dissout dans l’ADN nouveau, tant et si bien que, souvent, le surgeon n’est pas identique à la souche-mère. Qui reconnaît dans l’État une « transhumance » de l’Église comme corps mystique ? De même l’individualisme moderne n’est pas concevable sans l’apport premier du salut individuel. L’eschatologie chrétienne se sécularise en progrès. Attention, ne pas réduire la sécularisation à un pur mécanisme automatique. Il n’y a sécularisation que si le « contenu sécularisé » correspond à un mouvement profond de refus ou de déclin du religieux (Ernst Troeltsch), mais aussi d’une vision du monde en mutation qui va puiser clandestinement des arguments dans ce qu’il tente de nier ou de dépasser. Le droit naturel illustre bien ce phénomène. Ne pas oublier que le religieux, la foi ne sont pas sortis « purs » de la cuisse de Jupiter, ils sont eux-mêmes le résultat d’anciennes sécularisations digérées. La sécularisation correspond à une pulsion immanentiste d’idéologisation proche de la gnose. On peut aussi affirmer que la théologie est un une sécularisation par sa fonction d’application de la Foi. En cela, toute théologie est idéologisation sécu-larisée. Par ailleurs, Blumenberg a raison de nous mettre en garde contre la systématisation et la rhétorique de la sécularisation (la légitimité des temps modernes, chap 9, Gallimard, 1999, 688 pages).

⠀ Chaque nouvelle sécularisation, chaque nouvelle théorie : socialisme, communisme, libéralisme et tous les « ismes » ne s’efforcent-ils pas tout simplement de ramener le christianisme abandonné ? Le retour à la matrice serait alors la nouvelle ruse de la raison historique.

⠀⠀⠀5 – Le Saint-Empire numérique (SEN) : la Nouvelle Alliance.

⠀ Avant d’aborder la cinquième tribu du monothéisme, il faut préciser que chaque pulsion de sécularisations n’annule pas les précédentes étapes, même si elles sont altérées d’une façon ou d’une autre. Le judaïsme a survécu aux pires avanies de l’histoire, mais le judaïsme antique n’a plus de corps tout en restant prégnant dans ses avatars.

⠀ Si le théologico-politique engendra la modernité, une nouvelle vague de sécularisations bouleverse à nouveau notre existence. Sous la couverture du progrès, de l’individualisme libérateur des anciennes « servitudes » et de la technoscience, un stade nouveau nous est arrivé : le Saint-Empire numérique. Il s’agit bien d’une nouvelle trinité (trilogie pour les amateurs de S.F et de séries).

⠀ – Le caractère sacré du phénomène ne fait aucun doute. La machine en se miniaturisant a envahi notre espace individuel et collectif. Le procès est devenu processeur. Depuis le début des an-nées cinquante, le calculateur, la calculette, le boulier ont gagné de la puissance au fur et à mesure de leur perte de poids. L’amaigrissement engendre la puissance. L’invisibilité du fonctionnement apparente l’objet à Dieu. La Toute-puissance, l’omnipotence divine s’abstraient tout en prenant le contrôle du réel. La transcendance s’incarne dans l’immanence. Le Cloud symbolise l’omniprésence. L’information est disponible partout et simultanément. Le Très-Haut doit piquer des crises de jalousie, car la concurrence est rude, les paroissiens ont trouvé leur nouvelle idole, un Veau d’or en modèle réduit, transportable, rechargeable, disponible à tous moments. Inutile de multiplier les métaphores ou les similitudes, il suffit d’imaginer une cure de désintoxication pour constater l’emprise sur nos vies personnelles, sociales, économiques et ludiques.

⠀ – Le SEN est bien un empire, sa couverture mondiale est assurée, les enjeux actuels (5G, la neutronique balbutie, sa maturation apportera de nouvelles révolutions que nos esprits étroits peinent encore à imaginer…) visent son extension dans le moindre détail et font la chasse au « zone blanche » . Fichte dans l’État commercial fermé avait parfaitement théorisé le processus. Le village mondial s’est transformé en empire délocalisé donc localisé partout. Comme il se doit, le SEN a bou-leversé les rapports de pouvoir et favorisé l’apparition de nouveaux empires dans l’Empire. La Domination empirisée fonctionne à merveille. Les fellowers pullulent comme la vérole sur le bas-clergé. Le consommateur est un collaborateur actif : « Tous collabos » et complotistes par participation, l’apogée de la servitude volontaire. La marchandisation se répand par les flux immatériaux. La critique marxienne prend sa véritable dimension. La machine / machination a pris le pouvoir : prochaine étape l’ère des robots (cf. Asimov).

⠀ – Le simplisme des propos des précédents paragraphes cachent la révolution en cours. Le calculateur devenu ordinateur, « ordi portable » doté d’une « puce » méga-puissante a conquis nos esprits, nos mœurs et notre mode de production. Les rejetons de la vieille cybernétique ont proliféré, métastasé dans tous les domaines. La calcul devenu programmation a parfaitement réalisé les rêves les plus fous des adeptes du tout-calcul et démontré la validité des prédictions d’Husserl dans la Krisis (années 1930). Les dominateurs de tous les temps en rêver, leur descendance l’a fait au-delà de leurs espoirs les plus fous. La S.F fait, maintenant, figure de roman historique. Les « Futuribles » se classent au rayon des Antiquités récentes : archéologie du savoir numérique . Les langages de programmation connurent la même expansion, la puissance mémorielle, la rapidité de calcul rendirent la chasse aux octets caduques. Il y a des décennies, Descartes aurait écrit «  Je programme, donc je suis », aujourd’hui, l’universalité du numérique a conquis les réflexes des consommateurs. La nouvelle devise : « Je twitte, donc j’existe  ». La libération de la main a engendré l’aliénation des méninges. Catherine Malabou a parfaitement raison de parler du passage du « QI à l’IA », tout est dit !

⠀ De son côté, Éric Sardin a entamé une longue et utile réflexion sur la Cinquième Colonne du monothéisme, la plus sournois, car la mieux équipée. Inutile de résumer ou de plagier ses contributions d’une lecture aussi agréable que nécessaire : Surveillance globale (2009) ; La Société de l’anticipation : le Web précognitif ou la rupture anthropologique (2011) ; L’Humanité augmentée : l’administration numérique du monde(2013) ; La vie algorithme critique de la raison numérique (2015) ; La Siliconisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique (2016) ; L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle : anatomie d’une antihumanisme radical (2018) ; L’Ère de l’individu tyran : la fin d’un monde commun (2020).

Le Saint-Empire Numérique s’inscrit parfaitement dans la triste descendance du monothéisme. Cette cinquième tribu constitue à la fois la réalisation de l’idéal religieux et hégélien de globalisation, d’asservissement du monde et de ses habitants (minéral, animal, humain) et un changement de paradigme dont il est encore difficile de prévoir l’étape suivante. Le risque de rupture brutale est latent (cf. les adeptes de l’effondrement). L’Absolu possède avec le numérique les moyens de ses fins. L’individu est absorbé dans l’unité du monde numérisé. Nous assistons à une double tyrannie. D’abord, celle du SEN, puis l’obligation d’appartenir à l’atomisation généralisée. Le village global induit la fragmentation des unités avec reconstitution, sous tutelle (ou par médiation) des instruments de Domination : le Web et des Applets. La proliféra-tion de micro-identités sert de cache misère. Sous le règne du SEN, la tolérance est strictement normée, tyrannie de la raison numérique règle les limites et les sanctions par coupure du flux numérique (ex : fermeture de compte). La castration est indolore, mais le sevrage traumatique. Comme toute Église, le SEN impose une morale, il recycle à souhait tous les crétinismes de ses illustres prédécesseurs (le racialisme nouveau est arrivé, le décolonialisme assure la nouvelle dictature des esprits autoproclamés d’avant-garde…) La nouvelle mouture de la Loi Le Chapelier (1791 : pas d’états dans l’État) rejoint le syndrome du Big-Brother. Tout va bien dans les meilleurs des mondes. Y-aura-t-il un cheveu dans la soupe ?

Le SEN accélère l’externalisation de l’intelligence humaine théorique et pratique (QI). L’individu est spolié de ces attributs hérités de la longue aventure de la vie. La dépossession de soi (et aussi collective) laisse le champ libre à l’abstraction dominatrice à l’œuvre. Il devient urgentissime de revoir nos classiques. Quelle possible révolution nous reste-t-il à l’ère de l’utopie réalisée ? Comment prendre le contrôle des instruments de production dont les clés sont dématérialisées ?. La machine-outil devenue robot reste la propriété d’un Capital dilué et concentré dans les mains savantes de holdings-fantômes flottant au grès des avantages fiscaux ou politiques. Le nouveau capitalisme, dont le néo-libéralisme est le garde-chiourme savant, tient les rênes via des flux impossibles à prendre d’assaut (comme la Bastille, le Palais d’hiver). Occuper une usine ou une unité de gestion revient à occuper une ville morte. Faire son deuil, reprendre le chemin de la critique radicale. Saurons-nous encore oser le faire ? Avec quels moyens armés ou non ? Dans quel but. Où est l’ennemi : dans le Cloud au côté de Saint-Pierre gardien des clés USB ?[/rouge]