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Logique Totalitaire Chapitre I : la Totalisation
Article mis en ligne le 16 février 2023
dernière modification le 12 avril 2023
  • I – La TOTALISATION : des présocratiques à Hegel.

« Au Commencement était la panique » (p.33) engendrée par la double apparition du Chaos et du Tout. Cet effroi engendre le Pathos originel, la maladie de l’embryon de la pensée occidentale. « Tout est dans Tout et son contraire » de quoi traumatiser des générations de penseurs. La philosophie débute par une tautologie (0 = 0 ou A = A). Le Logos, la panacée grecque, seul permettra de sortir de l’indifférenciation. La Raison, l’Esprit se font Méthode : la Dialectique (Platon) comme puissance interne au Logos à la fois capacité d’atomisation et de de cohésion. Avec la dialectique, une nouvelle tautologie se met en place Atomisation = Concentration (A ⇔ C), l’opérateur (le dialecticien) se constitue comme Maître (lire balayeur en chef), il dit l’« unité dans la multiplicité ». Platon initie une vocation que le moindre petit-chef invoquera pour valider sa position. Le Logos devient la Totalité en son essence Logique. Cette science qui sauve du Chaos est la métaphysique* « comme logique de la Totalité » (p.36).

Jean Vioulac décortique avec finesse les arcanes de notre matrice sapientielle dans un cha-pitre de cent trente pages, fleuron d’une érudition au service d’un diagnostic incontournable. Le Tout se déclina très vite en concepts collatéraux (avec les dommages du même mots / maux) : Infini*, Être* , Absolu*, Totalité, Dieu*… La vigilance d’Aristote veille : « Croyant parler de l’être, ils parlent en réalité du néant » (à propos d’Anaximandre et Anaxagore).

La tyrannie du logos, premier stade de la pensée occidentale perdura sous diverses formes. La tyrannie elle-même étant l’onirisme du logos, son ombre portée sur le Réel. « Le propre de la métaphysique est d’instituer la Raison pure en seule et unique instance critique. » (p.37).

Il faut attendre Kant pour que la dictature soit remise en question, sans pour autant être ra-dicalement rejetée. Dans la Critique de la raison pure Kant tente de dissiper l’illusion mystique de la Totalité. Vioulac dissèque avec minutie les méandres de travail de Kant. Le Tout est inconnaissable par la raison descendue des nues grecques (transcendance pure), Kant ajoute une dimension concrète au hors-sol absolue : la subjectivité. La question de la métaphysique n’est plus celle de la connaissance, mais celle de l’action. « La vérité ne peut pas être connue, mais elle doit être faite » (p.41). La volonté individuelle se prolonge par le rassemblement de l’humanité en une communauté éthique et agissante.

La porte est ouverte aux délires modernistes. Hegel reproche à Kant sa philosophie de la subjectivité. Il propose une nouvelle critique : le système. Le cauchemar de la modernité a trouvé sa matrice. Le je signifie j’en suis, comprendre un élément du système Absolu comme Liberté. Hegel ne fait que reconstituer un nouveau logos encore plus redoutable. Avec lui, le sujet (je) devient individu (atome corporel, sous incorporel d’ailleurs) « résultat du processus d’individuation de l’Universel » (p.45). On comprend la répulsion instinctive de Stirner et de Kierkegaard devant cette monstruosité. Mais ce n’est pas le sujet de Vioulac ; nous y reviendrons dans le détail dans des Études stirneriennes en cours de gestation cérébrale. Chez le penseur de la modernité, c’est l’Absolu qui pense et il se pense lui-même. L’œuvre de Hegel dégueule de divagations sur ce thème, Jean Vioulac nous livre une analyse scrupuleuse de délires hegeliens. L’hégélianisme est bien la sécularisation*, mise-à-jour parfaite de la vieille rengaine de la métaphysique par substitution et clôture en système comme enfermement psychiatrique dans la camisole des Concepts. Juste une citation typique extraite de la « Phénoménologie de l’Esprit » : « Le Vrai est le Tout. Mais le Tout n’est que l’essence s’accomplissant par son développement. De l’Absolu, il faut dire qu’il est essentiellement résultat, que c’est seulement au terme qu’il est ce qu’il est en vérité » (p.49) Nous retrouvons ici la vieille eschatologie et en l’Absolu les habits neufs de Dieu comme Créateur. Le gourou Hegel pourfend ses prédécesseurs sans s’apercevoir qu’il se ridiculise comme la grenouille devant le bœuf. Les orphelins de la Foi baveront et bavent encore devant un tel Génie. Par ailleurs, on assiste à la reprise aristotélicienne du mouvement « l’activité est l’essence de l’Esprit », en terme contemporaine « le bougisme » reprend parfaitement le concept « je bouge donc je suis  » ; la nouvelle tautologie se résume ainsi : « Je bouge en bougeant, si je bouge c’est que j’ai déjà bougé avant de bouger encore ».

Autre point névralgique de la pensée hégelienne : l’Histoire. « L’Histoire est la réalisation de l’Idéal, l’auto-effectuation de l’Esprit c’est-à-dire la production d’un monde spirituel » (p.51). Toujours cette incurie de recycler les vieilles lunes de la métaphysique. La Révolution industrielle de l’époque (le Savoir Absolu de la Machine), la dénaturation (la profanation du monde) et l’holisme* trouvent en Hegel son théoricien et son alibi culturel. Est vrai ce qui est efficace. D’autre part, le conformisme devient la morale et l’agir obligé du nouvel Individu : « l’individu n’est vrai que dans la mesure où il participe de toutes ces forces à la vie substantielle et intério-rise l’Idée » (P.54). L’individu devient serviteur et instrument proclame la « Raison dans l’histoire ». Hegel abdique devant le Réel instrumentalisé, il se fait « chien de garde » du Capital en cours de déploiement, la Vérité en Actes !
Vioulac consacre de longues pages à mettre en évidence un aspect de la pensée de Hegel, celui de la Totalité en tant qu’État* (p.58-64), avant de déployer la « Logique de l’État » :

  • L’atomisation et la massification

Principe que nous avons déjà abordé (A ⇔ C). L’État est la Loi, donc l’individu est absolument impuissant à produire la loi, puisqu’il en pro-cède intégralement. Critiquer la loi est une forme de banditisme hérétique. Le conformisme se fait morale en actes. La vieille Vertu devient pure et simple obéissance aux lois (p.65). Hegel penseur du système boucle sa pensée : elle théorise la nouvelle tyrannie en la transformant en TOTALITARISME . Le peuple, la masse ne sont pas rationnels, seul l’universel l’est. Masse = Foule : ici Hegel inaugure la sociologie et la psychologie des foules. Hegel déploie une théorie atomistique de l’individu comme corpuscule de la famille, de l’État et n’existant que par sa con-tribution obligatoire au travail, bref un STO (Service de Travail Obligatoire), la germanitude réserve des surprises.

L’individu est au service de l’État, stade indispensable de la liberté. En lui, l’Esprit réalise le prodige de « se donner à soi-même son propre contenu », tiens ! tiens ! Dieu a trouvé en l’Esprit une nouvelle soutane. Tout lui est subordon-né. Les individus sont devenus les « soldats de plomb » de l’autoréalisation de l’Absolu de l’État. La soldatesque se sacrifie sur le champ de bataille de l’Histoire. Vioulac cite les nom-breux passages dans lesquels Hegel s’épanche sans retenue sur le bonheur de réaliser la grande destinée de la Liberté comme aliénation de soi, la pure Terreur du devenir, le dernier mot de l’Histoire. Malheur à qui s’opposerait à son érection. L’État a le devoir d’utiliser sa puissance pour éliminer la singularité (la désobéissance d’un je rebelle) c’est-à-dire le tuer. Robespierre et consorts trouvent en Hegel leur disciple zélé. L’État devient universel et système d’application de la nouvelle Raison. La métaphysique rêva de le faire, Hegel et sa bande de technocrates conceptualisèrent, avec brio, la vieille domination en mal de sécularisation. La guerre comme sacrifice, aliénation volontaire de soi et stade supérieur de la réalisation de soi, est aussi le moment le plus élevé de l’État. Liberté ⇔ Aliénation, encore une formule choc de la modernité, fille des Lumières. Hegel en glorifiant la guerre (la violence* pure) sublimise l’Absolu de l’État, il en fait une Totalité organique, la puissance de la métaphore suffit à valider son système mortifère (p.79-84) dont l’expansion mondiale sera le triomphe. L’État est l’idée pensée effectivement comme monde, par conséquence le Savoir devient Pouvoir. (Fichte dans l’État commercial fermé avait déjà ouvert la route à la mondialisation galopante.)

  • Métaphysique et Totalitarisme.

« Tout ce que l’homme est, il le doit à l’État : c’est là que réside son essence ». Le théoricien du fascisme italien, Giovani Gentile n’innove pas quand il affirme avec Mussolini : « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État  ». La postérité de Hegel est effrayante, pas un pan de la théorie et de la pratique politique de notre socle idéologique n’y échappe. Via la conception organique de l’État, celui-ci est une incarnation quasi christique, le vaste recyclage de la vieille garde métaphysique vient de prendre un coup de jeune, l’hégélianisme comme « jouvence et panacée ». Hegel rejette la conception mécaniste du Léviathan (Hobbes) pour une vision organique du politique. L’« État total » de Carl Schmitt pointe le bout de son nez. On assiste au début de la panzerisation de la pensée occidentale. Vioulac consacre de longues pages à démontrer le lien intime entre métaphysique nouvelle et le Totalitarisme, la théologie cède le pas à la philosophie pure du Tout, triomphe du Logos : Rationnel = Réel. La métaphysique se déploie dans son essence intime celle de système du Logos qui de-vient l’armature de notre pensée. Hegel utilise la métaphysique comme réduction, condensation de sa pensée. La logique totalitaire de notre univers est en place : la totalisation devient une théologie de la rationalité. Adorno a raison d’affirmer : « La Raison est totalitaire » (p.91). En résumé : Raison ⇔Totalité ⇔ Totalitarisme, cette idéocratie vient de loin, Platon n’est pas mort, chaque génération le ressuscite avec délectation.

Vioulac termine son développement par une analyse méticuleuse du soviétisme et du nazisme. Léviathan contre Béhémoth (IIIème Reich). Le premier s’appuie sur une pensée mécaniste, l’autre sur un naturalisme organiste. La rationalité de Lénine imite le taylorisme, celle du Führer s’appuie sur une spiritualisation névrotique et une immanentisation de la sphère politique sur le modèle du divin. Le Parti (Staline) contre la Race (Hitler) résume les deux faces du Totalitarisme dont nous gardons toujours en nous les spires d’ADN. Vioulac fait une archéologie / généalogie précise de notre Pathos commun. La lecture des pages qu’il consacre à la Totalisation mérite une lecture minutieuse malgré leur densité rarement égalée. D’autant que nous assistons, hélas, à des résurgences des bêtes que l’on croyait foudroyées.

Dans ce contexte, penser (mais aussi panser) l’anarchisme impose de revenir aux premiers opposants du délire hégelien : Stirner, Kierkegaard et Proudhon.