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Après cette histoire-là
Johann Chapoutot
Article mis en ligne le 3 mars 2020
dernière modification le 3 avril 2020

historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne —
1 avril 2020 à 17:21

Il faudra tout réévaluer les salaires de ceux qui servent le plus afin qu’ils ne soient plus ceux qui gagnent le moins, revoir le rôle de l’Etat… et se rappeler que cette catastrophe épidémique est avant tout une catastrophe écologique.
Après cette histoire-là
Quelles sont les leçons, non pas de l’Histoire, mais de cette histoire-là ?
On peut déjà en tirer, non seulement parce que le confinement suscite la réflexion, mais aussi parce que ces leçons étaient déjà largement connues.

1) Le salaire que l’on perçoit est indépendant de l’utilité sociale de l’activité, voire inversement proportionnel à celle-ci. L’exemple le plus évident est celui du trader (parasitaire et, au mieux, inutile mais, le plus souvent, néfaste) qui roule sur l’or pour spéculer sur la dette des Etats et la destruction de la planète pendant qu’un praticien hospitalier (médecin) touche 3 000 euros net et une infirmière ou un infirmier 1 400 euros net en début de carrière. Mais il y en a d’autres ! Prenez la porte-parole du gouvernement. Elle ne sert rigoureusement à rien, car d’autres parlent tout le temps pour porter la parole de l’Etat. En outre, elle se trompe, reconnaît mentir pour protéger le Président, et insulte les enseignants. Pour cela, elle perçoit 9 600 euros brut par mois, sans qualification particulière. Les professeures des écoles qui enseignent à mes filles, recrutées sur concours après des études exigeantes, perçoivent 1 800 euros brut en début de carrière. Outre l’excellence de leur formation et de leur recrutement, elles exercent un vrai métier, elles : tous les parents qui doivent faire la classe à leurs enfants découvrent que la pédagogie est un art difficile et épuisant. Nombreux sont ceux qui réclament le départ de l’affligeante Sibeth Ndiaye. Je ne suis pas d’accord : elle dit la vérité d’un pouvoir qui méprise les fonctionnaires (infirmières, médecins, professeur·e·s) parce qu’il ignore absolument l’excellence de leur formation, la difficulté de leur métier, et parce qu’il ne peut pas comprendre que des êtres humains aient fait le choix de gagner moins pour servir plus - soigner, enseigner, protéger… Elle porte une parole sincère, celle des médiocres et des voyous qui suppriment l’ISF, baissent les APL, rayent 120 000 emplois aidés dans les mairies, ferment des hôpitaux et réduisent l’Etat, exsangue, au seul LBD des flics qui gazent et frappent les enseignants, les soignants et les pompiers en manifs.

2) Deuxième leçon : toute entité (individu incompétent, pouvoir aux abois, etc.) qui perd pied se réfugie dans la grandiloquence, de préférence belliqueuse. Le pouvoir revêt ainsi les frusques de Clemenceau, demande le silence dans les rangs et « l’union » après avoir semé la désunion comme jamais. Rappelons que si les stocks de masques sont inexistants pour les soignants, ceux de la police regorgent de grenades lacrymogènes et de balles de LBD. La seule guerre que pratique ce gouvernement est une guerre de classe. Pour le reste, allez dire aux habitants d’Idlib et de Mossoul que « nous sommes en guerre » : ils trouveront votre humour un brin douteux. Ce qui est vrai, c’est que notre médecine hospitalière devient, par manque de moyens, semblable à une médecine de guerre - une médecine du tri entre ceux qui peuvent survivre et ceux qui en sont moins susceptibles. Bravo aux tableaux Excel sur pattes (on appelait ça le « nouveau monde ») qui prônaient un « hôpital de flux » qui fût « géré » par des « bed managers » et qui prétendaient soumettre à une « logique » de « rentabilité » ce qui ne pouvait radicalement pas y être arraisonné.

3) Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Penser et vivre l’après, après la survie. L’après-2008 a ressemblé à l’avant, mais en pire : les prêtres du néolibéralisme se sont cachés pendant un temps avant de monopoliser à nouveau les plateaux télé pour fustiger l’Etat (qui avait volé au secours des banques) et ses dettes (contractées pour renflouer les arsouilles qui avaient fait n’importe quoi avec l’argent des épargnants).

Il faudra parler sérieusement de souveraineté économique, rappeler que les « nationalisations » ne valent pas qu’en temps de catastrophe, que les hauts revenus doivent payer l’ISF pour nos écoles, nos hôpitaux et nos routes, et que les relocalisations doivent être planifiées et encouragées par l’Etat, pour éviter que 60 % des principes actifs de nos médicaments, par exemple, ne soient produits en Chine ou en Inde. Il faudra redire que l’Etat ne se réduit pas à la répression des mouvements sociaux qui, il y a quelques semaines encore, demandaient de la justice et des moyens pour ces services publics que les « managers » de « l’entreprise France » détruisaient en fermant des hôpitaux et en forçant des femmes à accoucher sur l’autoroute. Il faudra dire, haut et clair, qu’une nation, un pays, une société n’est pas une entreprise, et que le citoyen et l’être humain n’est pas ce robot unidimensionnel qui vise à maximiser son profit - cet Homo œconomicus qui, de simple hypothèse des économistes néoclassiques, est devenu le seul horizon anthropologique des médiocres qui célèbrent « ceux qui ont réussi » et stigmatisent « ceux qui ne sont rien » - alors que personne n’est « rien ».

Il faudra enfin marteler que cette catastrophe épidémique est (déjà) une catastrophe écologique, que le Covid est le troisième Sras en vingt ans, qu’il y en aura d’autres, nombreux et violents, si l’on continue à détruire les habitats naturels d’animaux porteurs sains de nombreux virus qui les transmettront aux hommes. Il ne faudra pas oublier que le réchauffement climatique, en faisant fondre le pergélisol, libère des bactéries congelées depuis des millénaires, mais aussi du méthane, qui aggrave le réchauffement, et du mercure qui massacre les poumons. Il faudra rappeler que la pollution de l’air et des eaux tue des dizaines de millions de personnes par an.

Il faudra le dire, car on entend déjà les arguments des start-uppers de la politique : l’heure n’est plus à l’urgence écologique, mais à l’urgence économique, etc. Il faudra expliquer aux adeptes autoproclamés de la « pensée complexe » que tout est lié et que si on a su écouter les scientifiques pendant l’épidémie, il faudra enfin écouter les climatologues, géologues, biologistes, physiciens… qui s’époumonent à nous prévenir de la catastrophe qui vient et dont, pour le coup, on ne se remettra pas.