Le futur n’est plus ce qu’il était !
(Slogan vu dans le cortège féministe du 1er mai 1976)
Dans quelques jours s’ouvrira donc le procès déjà appelé « procès SNCF/Pépy/Raigneau », dont les audiences ce dérouleront du lundi 2 décembre 2024 jusqu’au mercredi 29 janvier 2025 au Tribunal Judiciaire de Paris. Ce procès s’inscrit dans le sillage de celui qui avait eu lieu en 2019 pour FRANCE TELECOM et son équipe dirigeante (le PDG Didier Lombard, le DG Opérations France Louis-Pierre Wenès, le DRH Olivier Barberot et quelques autres), suite au travail opiniâtre de nos camarades de SUD-PTT, auxquels s’était associée la CGC.
Mais il n’aura échappé à personne que la situation aujourd’hui est très différente de ce qu’elle était en 2019, et c’est l’occasion de faire un retour en arrière pour prendre la mesure des bouleversements intervenus, et mettre en perspective cette séquence par rapport aux évolutions encore à venir.
En 1998 paraissait le livre « Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale » de Christophe De-jours, qui rendait compte de 10 ans de recherches cli-niques et théoriques sur le travail comme activité hu-maine centrale, sur les évolutions destructrices du ma-nagement moderne, et sur les questions de société po-sées par la souffrance au travail : liens entre santé au travail, santé publique, justice sociale, vivre ensemble et apprentissage de la démocratie réelle.
Depuis le début des années 1990 en effet, l’évolution néo-libérale du capitalisme avait dé-veloppé, d’abord dans le secteur privé, puis 15 ans plus tard dans le secteur public, un mana-gement destructeur du travail et des personnes au travail.
on continue
Les discours dévalorisant la maîtrise technique et l’organisation de métiers structurés et cimentés par les valeurs de service public, se sont généralisés au profit d’un discours uniquement gestionnaire. Et 4 grandes évolutions du management (individualisation de la rela-tion de travail, standardisation, qualité « totale » impli-quant le mensonge, et précarisation des statuts, lieux et organisations du travail), ont engendré tout un éventail de pathologies physiques ou psychiques, qui ont posé des problèmes de santé publique reconnus (les TMS - troubles musculo-squelettiques – ou les « dépressions » par exemple), jusqu’à un développement sans précédent des suicides et tentatives de suicides liés au travail.
A partir des années 2000, les suicides et tentatives (qui continuaient dans le privé, singulièrement chez les paysans) se sont développés dans le public : La Poste, France Télécom, la SNCF, Pôle Emploi, les hôpitaux, l’Éducation nationale, l’Inspection du travail, etc., avec des décalages en fonction des contextes singuliers de chacun.
Ainsi à France Télécom (devenu Orange) en 2006-2010, la conjonction de facteurs externes (privatisation, concurrence, mutation technologique) et internes (un management violent dont l’objectif était le départ de 22000 « par la porte ou par la fenêtre »), a conduit à une « vague » de suicides, tentatives et pathologies psy-chiques graves, qui a percé l’omerta médiatique.
Sous la surface des événements, sur-amplifiée par la société du spectacle, des évolutions so-ciales profondes font germer des mécanismes précurseurs. On se souvient donc, en 2011, des occu-pations de places : place Tahrir au Caire (dans le cadre plus vaste des « printemps arabes »), place Puerta del Sol à Madrid (avec les Indignados) ou Occupy Wall Street à New York, qui revendiquaient des expériences plus ou moins poussées d’un vivre-ensemble respectueux des personnes et de l’environnement. Idem lors de la révolution syrienne, et pas seulement au Rojava (zones à majorité kurde), comme en avait rendu compte un petit ouvrage : « Non-violence dans la révolution syrienne » (co-édition Editions Libertaires & revue S !lence). Ou plus proche de nous la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui avait pénétré les imaginaires sociaux et résisté victo-rieusement aux répressions successives.
Mais c’est à partir de 2018 qu’une bascule s’est claire-ment opérée. En France, on se souviendra de la grève des cheminots d’avril à juillet 2018 pour s’opposer à l’achèvement du démantèlement de la SNCF et avec elle du système ferroviaire. Dernière grande grève d’une corporation, qui laissait voir, derrière l’échec apparent, une modification des rapports usagers/salariés. Un livre avait rendu compte de la véritable prédation des capita-listes sur les services publics de transport : « En marche forcée, une chronique de la libéralisation des trans-ports », de Laurent Kestel (Ed. Raison d’agir).
Puis le mouvement des Gilets Jaunes avait surgi en novembre 2018, mettant en avant les oubliés de toutes sortes des années du néolibéralisme arrogant (ouvriers, employés, petits commerçants, femmes, habitants contraints des espaces abandonnés des services publics, etc.), et offrant aux espaces les plus ingrats (les ronds-points) un destin de rassemblement et de partage. Court-circuitant tous les corps intermédiaires, s’auto-organisant, refusant la délégation à des leaders, ils avaient animé tout le premier semestre 2019 en « actes » hebdomadaires, auxquels l’Etat n’avait su répondre que par une répression extrêmement violente (plusieurs morts, des milliers de mutilés et des condamnations judiciaires nombreuses et lourdes).
En parallèle, les marches pour le climat, centrées sur les questions environnementales, mobilisaient une nouvelle génération de personnes hors du milieu militant traditionnel, mettant clairement en accusation l’Etat et l’idéologie néolibérale dont les effets destructeurs de la planète n’étaient plus contestés. Le slogan « fins de mois, fin du monde, même combat » illustrait la contestation d’un système politique dans ses effets tant sociaux qu’environnementaux.
Le champ du travail ne fut pas en reste puisque le procès FRANCE TELECOM / Didier Lombard, avait permis de mai à juillet 2019 un certain débat public sur la violence managériale et la souffrance au travail, et avait abouti en décembre à la condamnation d’un système : l’idéologie de la guerre économique ne pouvait justifier un tel harcèlement organisé ayant conduit à des dizaines de suicides et des milliers de psychopathologies.
L’Etat et les patrons, pris dans leur fuite en avant de la création de valeur pour le capital, ont continué de vouloir avancer. Baisse drastique des conditions d’indemnisation du chômage, aggravation des contraintes financières sur le système de santé, casse de l’école, destruction du système de retraite à prestations déterminées (avec la retraite à points, non seulement il aurait fallu travailler plus longtemps pour une retraite moindre, mais son niveau n’était même plus garanti). Tout ce qui restait des mécanismes sociaux d’entraide et de solidarité était programmé à disparaître pour obliger à se reporter sur les circuits privés..
Quant à la SNCF, le nouveau PDG Jean-Pierre Farandou, succédant à Guillaume Pépy, avait illustré son arrivée avec une injonction contradictoire typique de celle qui avait engendré déjà les accidents ferroviaires de Brétigny en 2013 et Eckwersheim en 2015 : il prétendait vouloir revenir aux « fondamentaux » du système ferroviaire, et en même temps il promettait un plan de productivité comme la SNCF n’en avait encore jamais con-nu. La situation était, jusqu’à la caricature, une répétition du drame de FRANCE TELECOM/ORANGE, 15 ans auparavant.
Mais la lame de fond du ras-le-bol face à l’arrogance des dirigeants était manifestement lancée. Avant même le début du mouvement contre la retraite à points qui dé-buta le 5 décembre 2019, ça avait craqué de toute part à la SNCF, autour de la sécurité ferroviaire d’une part et des conditions de travail dans les ateliers de mainte-nance du matériel ensuite. Et au-delà de la SNCF, dans les hôpitaux ou chez les étudiants (après une tentative d’immolation par le feu d’un étudiant pour dénoncer la précarité grandissante d’une grande partie d’entre eux).
Surtout, on se souvient que le mouvement a vite pris une ampleur de soulèvement général avec la conjonction des grèves de salariés, des occupations de ronds points ou des places vers lesquels les Gilets Jaunes étaient revenus (plutôt que les manifestations hebdomadaires mises en scène par la police), et qu’ils avaient relancés comme lieux d’assemblées (dont plusieurs centaines d’entre elles avaient ironique-ment invité Emmanuel Macron à participer à autant de « Petits débats »…), et d’une multitude d’actions inspirées des mouvements non-violents et/ou de désobéissance civile .
(on se souvient notamment, sur le thème des retraites, de la panique dans les agences bancaires suite à la vague des groupes de retraités joyeux qui procédaient à des « récupérations » de mobiliers dans les banques, en promettant de ne les rendre que lorsque l’Etat supprimerait tout avantage fiscal aux livrets d’épargne retraite et en reverserait le montant au régime de Sécurité sociale)
Si la répression policière qu’Emmanuel Macron avait voulue tout de suite extrêmement violente (on se sou-vient qu’il avait mobilisé l’armée contre les blocages des routiers), arrivait au début à contenir les manifestations de masse, en revanche, la multiplication des assemblées populaires et des actions de petits groupes, qui pouvaient survenir à tout moment sur n’importe quel équipement public ou privé, avait désemparé les forces de l’ordre qui ne pouvaient courir partout à la fois. D’ailleurs, des résistances étaient apparues dans les rangs mêmes de la police (par une vague d’arrêts maladie notamment), car de plus en plus d’agents rechignaient à courser et ma-traquer des papys et des mamies « voleurs de chaise » ou « éteigneurs de panneaux publicitaires » ou « récu-pérateurs de produits » dans les supermarchés.
Et puis il y eût cette mort devant caméras et smart-phones, de Wissem Guémiah, infirmière à l’hôpital de La Timone à Marseille, le samedi 21 décembre 2019. Alors qu’elle allait prendre son service, elle avait été mortellement atteinte par un projectile de LBD40 en pleine nuque, tiré par un agent de la BAC. Ce fut la morte de trop ! Déjà l’année précédente, le 1er décembre 2018, rue des Feuillants à Marseille, une veille grand-mère de 80 ans, Zineb Redouane, avait été mortellement atteinte, à sa fenêtre, par une grenade lacrymogène reçue en plein visage, sans qu’aucune enquête n’ait réellement été menée. Mais cette fois-ci, la colère fut plus forte, exacerbée par les réflexes de déni du Préfet et du Ministre.
S’était ensuivi une semaine d’émeutes dans les quartiers populaires de nombreuses grandes agglomérations. Emmanuel Macron avait décrété l’état d’urgence avec couvre-feux et déploiement de l’armée. Mais la situation était devenue tellement explosive (certains disent au-jourd’hui que le cran d’après n’aurait pu être que la guerre civile), qu’il avait été contraint d’annoncer le retrait du projet de retraites à points et un gel des restructurations dans les services publics (espérant au moins arrêter les grèves). Par ailleurs, à défaut de refaire le coup du « Grand débat », il avait joué son va-tout en annonçant qu’aux mêmes dates que les élections municipales de mars 2020, aurait lieu l’élection d’une assemblée constituante chargée de réformer les institutions et de proposer une nouvelle constitution à l’échéance des élections présidentielles et législatives de 2022.
En France, l’annonce du gel des « réformes », et le tour de passe-passe de l’assemblée constituante inscrite dans l’échéance des élections de 2022, avait réussi à démobiliser les franges les plus conservatrices de la contestation, et avait renvoyé à des conflictualités plus sectorielles et/ou locales.
Mais le plus caractéristique fut là encore qu’apparut à la surface, tout ce qui avait germé depuis les mouvements contre la loi travail de 2016, les Gilets Jaunes en 2018-2019, les réflexions sur l’effondrement des équilibres socio-naturels et leurs conséquences.
Sous la référence plus ou moins explicite aux théories de l’écologiste libertaire américain Murray Bookchin, on a vu se développer, plus particulièrement dans les territoires délaissés par le Pouvoir central, des expériences de communalisme plus ou moins libertaires. La filiation avec la partie des Gilets Jaunes qui avaient répondu à l’appel de Commercy de janvier 2019, puis à l’assemblée des assemblées à Saint-Nazaire en avril suivant, était clair, comme l’avait souligné dès cette époque la philosophe Annick Stevens, elle-même impliquée depuis plusieurs années dans l’UPOP (Université Populaire de Marseille).
Les objets que se donnaient ces alternatives en actes pouvaient être très généraux (quasiment doublonner l’institution officielle pour gérer un territoire sur un mode de démocratie directe et fédéraliste), ou très spécifiques (comme le collectif de femmes « Fouffes qui peut » en Ariège, qui agit sur la prise en compte sociale du vieillissement pour les femmes). Mais leur foisonne-ment a constitué une évolution sociale remarquable, et qui s’inscrit manifestement dans la durée.
Un foisonnement nourri également par tous ceux qui ont été touchés, là aussi à des degrés divers, par les réflexions et pratiques de Pablo Servigne (asso-cié à Raphaël Stevens et Gauthier Chappelle), autour des effondrements déjà engagés de sous-systèmes physico-chimiques, biologiques, sociaux, etc., qui vont au-delà du simple changement climatique, et dont on voit chaque année davantage les bouleversements durables qu’ils engendrent sur notre environnement et nos mécanismes sociaux. On se souvient de la séquence de ses ouvrages (« Nourrir l’Europe en temps de crise » en 2014, « Comment tout peut s’effondrer » en 2015, « L’entraide, l’autre loi de la jungle » en 2017, « Une autre fin du monde est possible » en 2018, et la revue trimestrielle « Yggdrasil » à partir de 2019) et des termes de collapsologie, collasposophie et collapsopraxis (qui avaient contribué à un relatif succès médiatique), proposant un rapport au monde radicalement repensé. Or à la croisée des militances de type désobéissants, des jeunes pour le climat, du mouvement des écovillages, on s’aperçoit chaque jour davantage que des franges non négligeables de la population tentent à des degrés divers de se déprendre concrètement et structurellement du mode de vie à proprement parler suicidaire imposé par l’idéologie néolibérale à l’appui de l’exploitation capitaliste.
Dans certaines communes, du Massif Central notamment,des Maires tentent d’appuyer les institutions communales sur ces expériences d’autonomie, également dans le but de mieux résister eux-mêmes contre les Préfets qui ont des consignes de répression administrative dès que des arrêtés locaux sont pris, qui contrarient si peu que ce soit les intérêts des groupes chimiques ou agroa-limentaires, dont la FNSEA reste jusqu’au bout le fidèle chien de garde. On se souvient des mouvements locaux aux bases larges, contre le glyphosate ou les fongicides, utilisés massivement, et que l’Agence Nationale de Sécu-rité Sanitaire –ANSES- trop ouvertement aux ordres de l’Etat et des industriels, refusait de réglementer, malgré les études scientifiques alarmantes.
Dans les espaces urbains de la métropolisation (qui structure la politique d’aménagement du territoire de-puis 20 ans), ce sont des luttes plus dures qui sont menées contre les « requalifications » (qui visent toute à éloigner les classes populaires des centres), mais aussi des réappropriations collectives à l’échelle d’immeubles ou de cités. On se souvient, à la charnière de 2019 et 2020, des actions du Collectif Maison Blanche, à Marseille, emblématique de tant d’autres. Jusqu’à des situations en apparence improbable où c’est un McDonald’s (celui de Saint-Barthlémy, dans les quartiers nord de Marseille là aussi) qui avait fédéré la résistance d’un quartier autour d’un lieu du vivre-ensemble, et qui avait fini en 2021 par être arraché à la collusion mafieuse du franchiseur escroc et de la Mairie de Marseille, pour être socialisé via une SCOOP.
Alimentant ce foisonnement, un petit livre en apparence aride avait eu un succès inattendu : « Quelles normes comptables pour une société du commun ? » d’Edouard Jourdain (Ed. Charles Léopold Mayer), promu par l’Institut Veblen (œuvrant pour une société respectant les limites physiques de la planète, une organisation sociale plus solidaire et une économie plus démocratique). Des associations, coopératives ou collectifs s’en sont emparés pour penser une comptabilité qui n’enferme plus dans la logique mortifère néolibérale, mais rende compte de ces nouvelles pré-occupations sociales et environnementales. Dans cette veine, des expériences de monnaies « fondantes » (interdisant l’accumulation) ou de communautés fondées sur des droits collectifs non monétisés, sont apparues ici et là.
Bref, même si la classe politique traditionnelle est restée en place et se livre à des numéros d’équilibriste pour conserver pouvoirs et privilèges, elle doit composer de-puis 5 ans avec cette dynamique d’initiatives et de con-trôles par le bas, dans un esprit fédéraliste, qui a d’ailleurs imprégné – certes timidement - la nouvelle constitution inaugurée avec les élections du printemps 2022.